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Rapports de force

Tout se tient dans le monde comme dans les idées. Et celui qui dit ou qui écrit que la fin justifie les moyens, et celui qui dit et qui écrit que la grandeur se juge à la force, celui-là est responsable absolument des hideux amoncellements de crimes qui défigurent l'Europe contemporaine.
Camus 1946 la crise de l'homme

Il y a quelque chose d'émouvant à lire cette conférence datée de 46 ou d'autres équivalents chez Camus surtout, parfois chez d'autres. C'est ce sentiment qu'il y avait tout à reconstruire et évidemment des erreurs à ne pas commettre. L’Europe qui n'est plus depuis 14 au centre mais à la périphérie, est en plus à la fois détruite, démoralisée, et peine à s'inventer un avenir, plombée qu'elle est bien vite par les luttes coloniales et par l'emprise idéologique du communisme.

Tous, de tout côté, viennent et prêchent les bonnes solutions. A ce point de vue l'époque est intéressante. Ce qui en résulta plutôt désespérant.

Ce que je lis ici - qui va assez dans le sens de la réconciliation de la morale et de la politique qui est le vœu pressant de Camus, c'est le refus du rapport de force. Ce qui si l'on en juge en comparaison à ce qui a pu se dire ou s'écrire depuis est assez fascinant.

Ainsi, par exemple, dans une émission grand public comme Radioscopie où intervient M Foucault en 75 juste après la parution de son Surveiller et punir, le terme pouvoir est utilisé pas moins de 50 fois en une heure. On en retiendra notamment ce passage.

il y a eu la philosophie traditionnelle, universitaire, spiritualiste, comme vous voudrez, dans laquelle les relations entre individus étaient essentiellement considérées comme relations de compréhension, relations de type dialogue, de type verbal, de type discursif : on se comprend ou on ne se comprend pas. Et puis vous avez l'analyse de type marxiste, qui essaie de définir les relations entre les gens essentiellement à partir des rapports de production. Il me semble qu'il existe, tout aussi fondamentales que les relations de compréhension ou les relations discursives, tout aussi fondamentales que les relations économiques, des relations de pouvoir qui trament absolument notre existence. Quand on fait l'amour, on met en jeu des relations de pouvoir ; ne pas tenir compte de ces relations de pouvoir, les ignorer, les laisser jouer à l'état sauvage, ou les laisser au contraire confisquer par un pouvoir étatique ou un pouvoir de classe, c'est ça, je crois, qu'il faut essayer d'éviter. Foucault Radioscopie

A trente ans de distance, la perspective est exactement inverse : Camus et son époque venait de se voir confronter à l'horreur absolue d'une tyrannie cynique et dévastatrice pour qui, effectivement, ne comptait que l'argument de la force - le Vatican combien de divisions ? - ; était désormais en face de Staline pour le politique, mais de Marx pour toute sa justification idéologique, où priment les rapports de production qui ne sont en fin de compte que des rapports de force. N'oublions surtout pas le rapport dialectique entre infra et superstructure !

D'un côté refus absolu du rapport de force et du cynisme réaliste qu'il signifie en politique ; de l'autre non seulement sa prise en compte mais sa position comme principe.

Ce que ceci signifie dans l'esprit de Camus tient en ces cinq points qu'il détaille p 50 et sqq

Chacun de ces points mériterait d'être commenté mais pris ensemble ils illustrent la pente dévalée et nos contradictions non résolues depuis la Libération. Au moins cette dernière était-elle la sortie d'une période d'horreur et, en dépit des problèmes, une perspective où l'horizon se déboucherait n'était pas totalement irréaliste. Notre époque est exactement inverse où, malgré les récessions successives de nos droits, et régressions de nos niveaux de vie, il semblerait bien que le pire soit devant nous et il n'est certainement pas anodin que fleurissent de plus en plus dans la presse dossiers et articles sur la catastrophe à venir que plus personne - ou presque - ne récuse. Qui prendra, on le sait désormais, une forme environnementale mais celle aussi d'une crise grave de la démocratie.

Or, justement tout est là : que peut-on faire ? que peut-on encore faire. Il n'est pas impossible que le diagnostic du dépassement des 2,5° ait été soigneusement adouci : il ne faut pas désespérer Billancourt disait-on il y a 50 ans ; aujourd'hui c'est l'ensemble de l'opinion publique qu'il ne faut pas désespérer.

Qu'on se comprenne bien : il faut peut-être remettre la politique à sa place mais au moins doit-on reconnaitre il n'en saurait être qui à la fois ne soit un refus de ce qui est mais la rage de le remplacer, de l'améliorer qui ne peut se faire qu'au nom d'une pensée, d'une idéologie - oh le vilain mot - d'une métaphysique.

On aura remarqué que la notion même de devoir est contraire à celle d'adaptation. On s'adapte en effet à ce qui est, non à ce qui devrait être. Aussi est-on d'autant plus capable de s'adapter qu'on est moins soucieux de son devoir. Sentir l'intense exigence d'un devoir, c'est déjà refuser de s'adapter aux circonstances. Ceux qui ne s'adaptent pas : les rebelles, les dissidents, les ci-devant, les insoumis. N Grimaldi L'individu au 21e siècle p5

Tel est la première antinomie où je vois nos esprits de déchirer : d'entre cette crainte de se laisser emporter, éventer par une pensée qui eût sur nous des visées instrumentales et la soumission sage, un peu veule, mais si aisément justifiable au nom du sérieux, du principe de réalité qui rendrait tout impossible. On ne dira jamais assez combien le pragmatisme tant vanté politiquement aujourd'hui, parfois sous le titre usurpé d'empirisme, aura trouvé dans le libéralisme économique la justification théorique qui lui manquait, qui n'est pourtant que titre bien ripoliné pour dire laissons-faire - ce sordide fatalisme qui cache si mal les plus sordides renoncements.

Comme s'il n'était d'autre choix qu'entre le trop et le trop peu - d'entre Diamat d'un côté, ombre tutélaire divine étendant son emprise sur tous les aspects de nos existences avec le doucereux sarcasme du petit père des peuples et le règne du plus fort dont on augure qu'il ne serait pas plus terroriste que son antonyme. En réalité l'absence autoproclamée d'idéologie est sans doute la plus implacable des idéologies puisque se terrant sous le diktat des faits se récuse devant toute polémique et dénie tout dialogue. Après quatre décennies d'injonctions à la flexibilité, d'exhortations comminatoires à l'adaptation nécessaire à une mondialisation de toute manière incontournable, après l'incroyable travail de sape philosophique mené par un quarteron de petits réactionnaires habillés en philosophes traquant le totalitarisme partout où auparavant ils eurent dénoncé l'hégémonie capitaliste et l'impérialisme petit-bourgeois et ce avec la même rage inquisitoriale … ne demeure qu'un chant de ruines. A l'instar de 46 tout est à reconstruire … à moins que nous ne soyons en février 34 et que tout soit déjà en train de se détruire. Je n'ignore pas que l'histoire ne se répète jamais ; que d'ailleurs la menace, cette fois, ne sourde pas de nos sociétés elles-mêmes mais de cet environnement que notre pragmatisme échevelé a contribué à détruire.

C'est peut-être où j'en veux le plus à cette vague trouble dite - et auto-proclamée - de la Nouvelle philosophie qui ne se contenta pas, avec la bonne conscience petite bourgeoise qui fut la sienne, de vouloir dénicher et dénoncer le totalitarisme partout où il régnait quitte à en faire - dans notre pays où il menaçait peu - un véritable fonds de commerce ; non elle s'enticha de vouloir repérer du totalitarisme en toute idéologie et bientôt en toute pensée. Ces gens-là sous prétexte de purisme en vinrent à étouffer toute velléité de pensée, toute possibilité de philosophie. Sous prétexte qu'elle fût dangereuse ! Le symbole le plus cruel de cette rage inquisitoriale ? Ce débat abstrus autant qu'absurde pour déceler si le monothéisme fut ou non totalitaire ; l'origine de tous les totalitarismes ! Ces petits Torquemada du 6e arrondissement s'en donnèrent à cœur joie : on les retrouve aujourd'hui désemparés au mieux dans les chœurs pathétiques de la République en marche ; au pire chez les transfuges - éternels donneurs de leçons.

Où se résume en tout cas le point 4 : ce travail du philosophe qui serait à reconstruire. C'est qu'effectivement - et les réactions des politiques le montrent aisément depuis trente ans - nous n'avons ni les habitudes, ni les modèles théoriques pour penser la crise environnementale : d'où, en dépit de vraisemblables bonnes volontés et d'indéniables prises de conscience, le retour aux solutions productivistes de croissance sitôt la première bourrasque boursière venue.

La passion française pour la politique n'est plus à redire même si elle semble s'émousser. Qu'elle tienne sa source en ce beau mois de 1789 et dans nos valse-hésitations du XIXe qui nous firent champions du monde du nombre de constitutions n'est pas douteux. On comprend la réticence de Camus : la remettre à sa place c'est refuser qu'elle soit à la fois le prêt à penser et le prêt à agir de chacun. Il n'empêche que, à cause de l'immensité de ce qu'il y eut alors à reconstruire mais effectivement de théories comme le marxisme mais enfin des précédents de 89, 48 et 70, tout laissait alors à penser que les solutions ou projets dussent être inventées collectivement. C'est ce sens du collectif, que l'on semble avoir sinon perdu en tout cas peine à mobiliser - sauf à considérer que la montée des périls l’exacerbera inéluctablement. Dans l'immédiat le politique a perdu de ses couleurs comme en chaque période d'incertitudes flagrantes - mais ces couleurs sont celles de la démocratie. La remarque de Camus est celle d'un citoyen dont le régime républicain vient juste d'être rétabli et qui veut naviguer entre deux écueils. C'est une considération de nanti politique quelque justesse qu'elle comporte. Aujourd'hui; trois quarts de siècle plus tard c'est sous l'égide d'une triple crise environnementale, économique et politique qu'il faut penser. Ce qu'il nous faut redouter ce n'est plus une tyrannie qui se plaçât sous l'égide d'une théorie scientifique ou pseudo-scientifique comme ce fut le cas pour le soviétisme stalinien mais au contraire une dictature sans âme, sans idée autre que sa propre perpétuation ou pire encore un despotisme patelin, un paternalisme faussement bienveillant nous relevant de nos ultimes prérogatives et libertés en vertu des périls environnementaux ou des exigences économiques à quoi s'adapter : … le diktat des faits.

Sans conteste la politique est un empêcheur de tourner en rond : sitôt qu'elle sort de ses gonds et se pique de régir nos âmes, elle est insupportablement inquisitoriale ; mais quand elle se réduit au seul gouvernement des choses, elle se fait outil implacable de chosification … et ce n'est guère mieux. Rien ne semble possible avec elle mais rien non plus ! je ne vois pas comment des transformations globales, pourtant nécessaires, seraient nécessaires sans action collective.

Ma génération est la dernière à y avoir cru et cela n'a en rien empêché les dérives ; depuis chacun joue, désespéré, sa petite partition individuelle - ce qui les permet toutes.

Est-il ici le signe de l'épuisement ? Non pas que l'on se retire du politique mais que celui-ci en revanche se désintéresse de vous ; cesse de vous regarder - au sens premier du terme.

Ai presque honte d'énoncer de telles évidences : est-il d'autre vie que dans la relation à l'autre ? est-il d'autre chemin que celui qui va vers lui, d'autre effort que celui que de s'extirper lentement, maladroitement, si difficilement de cet espace étriqué du moi ; et l'on a raison alors de penser que la relation précède l'existence. Est-il d'autre vie s'épuisant que de parcourir ce chemin à rebours et n'avoir, horreur d'entre les misères, oui n'avoir plus à se préoccuper que de soi. Ceci vaut pour la sphère intime comme on dit désormais comme pour l'espace public. Les sociétés en pleine possession de leurs moyens, jeunes et bourrées à craquer de projets et d'avenirs ont la conquête aisée, le voyage consubstantiellement rivé à ses péripéties ; mais, sitôt vieillies, épuisées d'histoire ou de doutes, voici qu'elles se rapetassent sur leurs certitudes ou intérêts angoissés.

Je comprends mieux ce qu'avait de tentant l'approche marxienne par le rapport de force : elle avait à la fois quelque chose de nécessaire et simple à comprendre mais aussi de complètement aléatoire puisqu'aussi bien la liberté humaine semblait pouvoir faire son affaire d'un déplacement des forces qui, cessant de s'opposer en un point précis, pouvaient être productives sans cesser d'être. La dialectique … suave stratégie un peu abstruse mais géniale capable de se faire déplacer les montagnes. Hélas ce qui émane de ces jeux, passionnants quand ils se déroulent sur un échiquier, flatteurs quand ils s'évoquent dans les salons de la rive gauche, n'est jamais durable qu'en les souffrances qu'ils produisent. Qu'on cesse de se payer de mots : derrière rapport de force il y a violence. Toujours ! sinon immédiatement en tout cas bien vite.

Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes.
Mt, 10,16

Reviens-je à mon antique répulsion devant toute forme de violence ou est-ce l'effet de cet âge où, voyant mes forces s'amenuiser dès qu'elles ne sont pas de l'esprit, j'éprouve de plus en plus de mal non pas à supporter l'animosité - ceci est assez facile - mais à la vouloir affronter jusqu'au conflit. L'irrépressible désir en ces cas-là de me retirer. L'insoutenable idée d'avoir demain à me souiller aux blessures que j'eusse produites … non vraiment.

Je ne crois pas que ce soit lâcheté - je l'espère du moins ; pas même de lassitude - en tout cas pas d'indifférence à l'autre. Cette sensation, pour le temps qui demeure, d'urgence ; de soin apporté à ne rien gaspiller. Dilapider en vaines et morbides controverses.

Cette distance que le grand âge met entre nous et l'événement, c'est ce qui fait croire qu'un vieil homme est devenu insensible et qu'il ne réagit plus à rien. Le vrai est que, si engagé qu'il soit en apparence, tout lui apparaît déjà comme de l'autre rive à chaque instant plus proche. On dirait que son oeil s'accommode à la vision qui sera bientôt éternellement la sienne. La vie fait tableau sous mon regard, au point que je m'étonne que les animaux de la fable politique n'aient pas conscience de la comédie qu'ils nous donnent - sauf le lion, qui sait qu'il est le lion . Mais les autres, le singe, le renard . l'âne, le rat, s'ébattent avec une espèce d'innocence qui confond et comme s'ils ne se voyaient pas eux-mêmes. Du belvédère où me voilà juché, j'observe les partis qui s'agitent, se divisent, se rejoignent selon leurs lois propres, tels qu'ils furent quand ils détenaient le pouvoir - le pouvoir dont le système leur interdisait de faire usage. Aujourd'hui, ce grouillement ne peut plus nuire à personne : il est à la fois mortel et inoffensif comme les bactéries d'un bouillon de culture. Le Mitterrand et le Mollet, fable. Qui se sert de l'autre? Qui sera roulé? Bertrand ou Raton? Ou tous les deux, par Raminagrobis ?
Mauriac, Bloc Notes 2 oct 65

Mauriac parvient encore en 65 à s'amuser en même temps que passionner pour la joute politique - on est à la veille des élections, les premières au suffrage universel, qui verront la réélection de de Gaulle mais aussi la sortie de Mitterrand du purgatoire où 58 l'avait plongé, ainsi que toute la gauche d'ailleurs. L'art du fabuliste s'y prend au jeu - il n'eut de cesse de nommer Pompidou Raminagrobis - preuve que la distance commençait peut-être d'affecter l'homme ; pas encore la plume.

« La vie fait tableau »

Et nous voici dans un musée ; assis, déjà, pour tenter de comprendre ce qui s'expose ici ; ou bien au théâtre, dans un de ces spectacles du grand siècle à qui le goût imposait un récit ponctué de ballets, de chants. Mais le spectateur n'est pas sur la scène ; pas tout à fait dehors puisqu'il a payé sa place ou qu'il fît partie de la troupe mais pas véritablement dedans.

Combien d'énergie faut-il pour lutter contre cette distance ! mais le faut-il véritablement ? Le faut-il encore ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser subrepticement le silence s'installer … et la mémoire du silence ?

Il y a de la grandeur à savoir se retirer même s'il est difficile de prévoir le moment opportun. Il y a de la grandeur aussi, sans conteste, à savoir s'engager et vouloir encore et toujours changer le monde.

Il m'arrive de songer que la métaphore de la représentation n'est pas une facilité d'écrivain ; que, peut-être, il ne soit pas chose plus grave et décisive que la fable qui se joue devant nous ou que nous jouons. Si seulement les adultes pouvaient mettre dans leur vie le sérieux que les enfants mettent dans leurs jeux, soupirait Nietzsche ! Cette représentation du conflit, de la guerre n'est-elle pas précisément ce qui présida à la naissance des rites religieux, du droit et de la politique ?

Mimer la violence plutôt que meurtrir.

Mais pourquoi donc le spectacle ne fait-il plus rire ni même sourire ? Pourquoi ces visage hideux de haine fraîchement sortis du bois ?