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Soirée du cinquantenaire

Les institutions ont besoin de ceci : des célébrations qui répètent périodiquement la fondation. Manière de résoudre les crises mimétiques disait Girard ; le meurtre du père aurait dit Freud. Il n'était évidemment pas question de ceci. Mais d'anniversaire c'est-à-dire de ce retournement qui vous fait incontinent, en se contentant de faire un demi-tour sur soi-même, de regarder en arrière - et cela se nomme respect - ou de regarder en avant et ceci se nomme prospect. Et pourtant il s'agit aussi de cela. Rejouer la scène initiale est autre manière de proclamer que cette histoire est aussi la sienne. Ce n'est pas affaire de communauté ; surtout pas d'identité ! mais d'appartenance.

Une collègue charmante et redoutablement efficace - Mme Antomarchi - en son enquête dénicha traces, documents et photos qui exsudèrent les fonds baptismaux et alla jusqu'à trouver quelque intérêt esthétique à l'architecture du bâtiment - ce qui était quand même pousser un peu loin la piété. Preuve en tout cas qu'on ne voit que ce qu'on veut bien voir ; l'inverse valant tout aussi bien.

Une soirée débutant par quelques discours : les premiers se voulaient institutionnels ; ils ne le furent pas vraiment mais sonnaient d'une émouvante humanité. Un buffet ensuite puis un concert. Cette sensation étrange de revoir les anciens, partis à la retraite depuis parfois longtemps : étrange parce que mêlée à la fois de tendresse et de respect même s'ils ne m'étaient pas toujours proches ; mais d'inquiétude aussi avouons-le … dans peu de temps je les rejoindrai. Après quelques années que restera-t-il de l'attachement au lieu ? espérons un tout petit peu plus que de la vie passée en ces lieux - qui ne sera rien.

C'est à ceci, qu'égoïstement, je songeais en revoyant des têtes autrefois croisées, parfois importantes : combien nous concédons temps, efforts et dévouement à nous faire une place dans le monde et à nous sentir bien dans nos métiers, délaissant souvent maladroitement le soin que nous eussions du accorder aux nôtres. Il n'est nul narcissisme en cette cruelle nostalgie, encore moins d'égocentrisme : qu'importe au fond que nos affairements n'eussent que peu de portée ou qu'on vous oubliât ? Tout ceci ne peut que flatter un fat et bien fragile orgueil. Quel mal avons-nous fait aux autres ? quel bien n'avons-nous pas fait, par négligence ou impuissance ? J'aurais adoré en tout cas, ma vie durant, avoir affaire à de l'humain plutôt qu'à des dossiers … car c'est encore à l'égard de l'humain que l'œuvre peut conserver sens.

Comment ne pas songer à cette remarque de Mauriac déjà commentée ?

C'est à ces heures-là qu'un homme de mon âge se l'avoue : la vieillesse nous met, d'une certaine manière, hors la loi ; nous n'en avons qu'une conscience sourde, dans notre vie de chaque jour, nous parlons, nous écrivons, il nous arrive d'occuper le devant de la scène : ce n'est qu'une apparence. Nous ne faisons plus partie du vrai film. Mais le pire est qu'il ne nous intéresse plus.

Il y a bien sûr cette certitude que le monde s'éloigne de nous au moins autant que nous nous en retirons. N'en avoir plus envie : oui, nous ne tenons au monde que par cette envie, désir eût écrit Spinoza. S'acharner à en maintenir la tension … mais jusqu'à quand ? Pourquoi lâchons-nous prise ? Comment ce désintérêt, d'abord discret, s'insinue-t-il ?

Mais ce qui me frappa en cette soirée, que je n'avais pas repéré alors, est combien ceci aussi se joue en terme de bruit, de musique parfois, mais de bruit. Combien l'affairement des hommes tonne comme un vacarme, parfois une musique, mais si peu. Pascal l'avait suggéré : le silence éternel

mon appartement désert. Il avait l'odeur de la poussière et de l'abandon. S'étendre, fermer les yeux. La jeunesse n'interrompt jamais sa propre rumeur . Cette sensation de vide absolu, elle l'ignore. Il faudrait oser cette absurdité : qu'à un certain âge, le silence du néant devient perceptible.

Le silence lentement se referme sur nous et je suis presque certain qu'à un moment précis nous désapprenons de le détester et entreprenons de le désirer. Le bruissement continu des bavardages quotidiens, la laideur stridente des rancœurs exprimées, le ronronnement intempestif des paroles inutiles cessent subitement de vous faire sourire et, non pas vous gênent mais vous deviennent inaudibles plus encore qu'insensés. Et ce silence, d'abord inquiétant, en devient presque désirable. Et vous frappe alors que leurs voix - la sienne bientôt - cessent de tonitruer, cessent de clamer ; susurrent à peine comme s'il était décent, se retirant, de faire le moins de bruit indécent possible.

Ce qui demeure que l'on entend à peine en tendant l'oreille ? soi, bien sûr et ses ridicules inquiétudes ; le divin peut-être ; son destin assurément.

Ce chant-là tel celui des sirènes a tout d'inquiétant ; tout de désirable : le bruit de fond de l'être

 

Ici quelques photos prises ; le texte prononcé. La vidéo bien sûr