Textes

Mauriac Août 59

 

AVANT mon départ pour le Midi, je me souviens de ce déjeuner solitaire dans un restaurant des Champs-Ely­sées (je traversais Paris). Une petite fête que je me donnais. Et puis j'avais résolu d'aller voir un de ces films dont on nous rebat les oreilles : Les Cousins ou Les Quatre cents coups, ou Hiroshima mon amour. Mais déjà, seul à ma table, entouré de toutes ces tables jacassantes, j'étais dans un film. Le cinéma accoutume notre œil à voir par­tout une figuration autour d'un couple en gros plan. Ici, le gros plan, c'était cette blonde, belle et fanée qui, à deux pas· de moi, décortiquait des crevettes avec une avidité hideuse, sous l'œil froid d'un Don Juan fatigué lui aussi, laminé, pâle de cette pâleur des ascètes, et de ceux qu'on appelait, dans mon milieu dévot, des viveurs. J'étais étonné d'entendre ma mère dire de quelqu'un qui passait pour avoir été un mauvais sujet : « Il a beaucoup vécu» C'est qu'elle savait, sans connaître Rimbaud, que « la vraie vie est absente. »

Certes, cc quadragénaire blême devait avoir beaucoup vécu. La vie ne l'avait pas dressé à se mettre en frais. C'était la dame qui se depensait, roucoulait, la gorge gon­flée, jusqu'au moment où il lui parla à mi-voix. Elle riait d'un rire scandalisé et complaisant, d'un rire de théâtre. Ce qui allait suivre était inscrit en clair. .Je pouvais me passer de sous-titres. Je n'avais pas envie de connaître leur histoire, mais non plus aucune de celles qui se· déroulaient au moment même sur les écrans des Champs-Elysées. L'horreur, à cette table de restaurant, visible pour moi seul, du moins n'était-elle pas orchestrée. Cette séquence muette, quels développements un cinéaste lui aurait donnés ! Pour ne pas les connaître, j'aurais payé plutôt. Ah ! non, je n'irais pas au cinéma. C'est à ces heures-là qu'un homme de mon âge se l'avoue : la vieillesse nous met, d'une certaine manière, hors la loi ; nous n'en avons qu'une conscience sourde, dans notre vie de chaque jour, nous parlons, nous écrivons, il nous arrive d'occuper le devant de la scène : ce n'est qu'une apparence. Nous ne faisons plus partie du vrai film. Mais le pire est qu'il ne nous intéresse plus. « Non, certes, me répétais- je, il ne faut pas aller au cinéma. » Je réglai en hâte l'addition, donnai au taxi l'adresse de mon appartement désert. Il avait l'odeur de la poussière et de l'abandon. S'étendre, fermer les yeux. La jeunesse n'interrompt jamais sa propre rumeur . Cette sensation de vide absolu, elle l'ignore. Il faudrait oser cette absurdité : qu'à un certain âge, le silence du néant devient perceptible. Alors un soupir vers Dieu tremble comme un pont de lianes sur l'abîme du rien : « Domine, ad adjuvandum me festina ! »

C'est bien moins qu'on ne le croit la peur de la mort, l'espérance d'une autre vie qui éveille chez les vieilles gens une pensée religieuse. Il serait plus juste de dire qu'il se fait un certain silence, qu'une rumeur s'interrompt qui en recouvrait une autre ; et nous ne perdrons plus rien désor­mais de cet incessant murmure d'un flux et d'un reflux que notre jeunesse bourdonnante n'entendait pas, sinon en de brèves angoisses. La vie est finie et tout commence. Il n' y a plus rien et il y a tout. Plus rien ne nous cache le tout. Et ce tout est Quelqu'un dont il ne faudrait jamais parler, puisque dès que nous parlons de Lui nous parlons d'un autre que nous inventons et qui n'est pas Lui. En revanche, nous pouvons Lui parler : c'est ce qui s'appelle prier, La prière a son langage. A chacun de nous de le réinven ter. Les oraisons de l'Eglise ne devraient être que des points de départ, que des pistes d'envol...