Bloc-Notes 2018
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N'en être plus … être hors champ

C'est à ces heures-là qu'un homme de mon âge se l'avoue : la vieillesse nous met, d'une certaine manière, hors la loi ; nous n'en avons qu'une conscience sourde, dans notre vie de chaque jour, nous parlons, nous écrivons, il nous arrive d'occuper le devant de la scène : ce n'est qu'une apparence. Nous ne faisons plus partie du vrai film. Mais le pire est qu'il ne nous intéresse plus. Août 59

En lisant ces lignes de Mauriac dans lequel je baguenaude depuis quelques jours …

Ce qui frappe dans ces lignes qu'il écrit à presque 75 ans c'est l'apparente aisance avec laquelle il s'installe dans son âge sans pour autant songer jamais à la retraite au sens où on l'entend ordinairement.

Il a 65 ans en 45 et c'est pourtant à cet âge-là qu'il va commencer une carrière sinon de journaliste en tout cas de chroniqueur régulier alors même que les articles qu'il publie alors dans le Figaro désignent assez bien l'effroi qu'il ressentit. Fascinant d'y lire combien la petite actualité politique, les soubresauts de la mise en place progressive des institutions, même provisoires, semblent le passionner plus que les horreurs révélées de la guerre ou celles produites via la Bombe par le monde en train de se construire. Ce n'est évidemment pas le cas ! mais il fait se replonger dans les affres de cette époque, ivre d'espérance mais accablée d'horreurs pour mesurer combien il fallut de courage - ou d'inconscience - pour espérer encore ; pour désirer.

Il a 65 ans et perclus d'honneurs, lui qui fut encensé dès le début par Barrès, le grand découvreur de talents et de cessa de s'en faire gloire, lui qui est académicien depuis 33, Nobel depuis 52, il lui en fallu du courage, du désir, de l'intérêt renouvelé pour heurter sa classe et pourfendre la médiocrité politique de gauche comme de droite puis pour laisser l'épopée gaulliste l'enthousiasmer et continuer jusqu'à la fin cette seconde carrière de chroniqueur de presse !

" Proposition IX ue des idées confuses, s'efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et  est conscient de cet effort qu'il fait.
[...] 
Scolie
Cet effort, quand on le rapporte à l'Esprit seul s'appelle Volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l'Esprit et au Corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence de l'homme, de la nature de qui suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation ; et par suite l'homme est déterminé à les faire.
Ensuite, entre l'appétit et le désir il n'y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leurs appétits, et c'est pourquoi on  peut le définir ainsi : le Désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit. Il ressort donc de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n'est pas parce que nous jugeons qu'elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu'une chose est bonne, c'est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle,ou la désirons".
Spinoza, Éthique, Partie III,trad. B. Pautrat, éd. Le Seuil, 1988, p. 219

Car je crois bien qu'il n'est question que de ceci en fin de compte : de désir. Que si exister est un processus, alors être-au-monde aussi : quelque chose qui se construit et que l'on appelle vulgairement la vie ; que, par évidence, la raison pousse sans conteste à parfaire sa connaissance du monde, à coup d'essais et d'erreurs, rarement d'intuitions mais que jamais la raison ne nous pousse à agir ; mais seulement le désir, turbulent, brouillon et dévastateur parfois, puis de loin en loin assagi, se fixant des objets limités - ce qu'on appelle parfois la maturité - puis de moins en moins … - qu'on appelle sottement la sagesse ! Il n'est en réalité question que d'entrée ou de sortie, d'immersion ou d'expulsion, d'initiation ou d'éducation. Spinoza a raison : le monde n'existe peut-être que dans la tension qui nous porte vers lui ; mais après tout l'existence elle-même est une sortie.

Mauriac ne dit pas autre chose ici : le monde nous agrée pour autant que nous nous y efforcions ; cessons-nous de le faire ou, plus exactement, le faisons-nous moins intensément, que, subrepticement, nous quittons la scène, et devenons spectateur. Exister, vivre, sont des processus, des constructions incessantes qui ont à voir avec le désir ou l'ennui, la passion folle ou le dégoût ; avec l'amour comme le désamour.

Ne pas chercher ailleurs pourquoi retraite signifie d'abord non pas se retirer mais se rétracter, se contracter. Un peu comme cette vue qui inexorablement baisse et ces perspectives qui sont de moins en mois amples comme si l'espace se rétrécissait à la mesure de l'affaiblissement de nos désirs, de nos corps ; de nos sens.

Du lit à la fenêtre et puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit … (Brel)

Qu'importe au fond que ce soit l'espace qui se refuse à nous ou bien au contraire nos membres affaiblis ou douloureux qui récusassent le monde : cette étroitesse, discrète d'abord, bientôt obscène, porte un nom en nos âmes : l'angoisse. Ce n'est pas qu'il soit si difficile de lâcher la rampe, d'avoir été quelqu'un fût ce seulement dans sa petite aire d'activité et de ne l'être plus ; de n'être plus une solution d'avenir ou de constater que l'on a déjà commencé à faire sans vous et que, après tout, cela ne marche pas si mal. Nul n'est irremplaçable, nous le savions et nous l'étions insatiablement répété pour mieux nous en convaincre. Non ce qui est douloureux ce n'est pas que le monde soit incurieux de nous, non diantre non, c'est d'être indifférent au monde, un peu d'abord et pas pour très longtemps ; puis de plus en plus souvent … et de ne même plus vouloir à la fin, ou le pouvoir, lutter contre cette gangrène qui nous sépare de l'autre.

Non, décidément, je ne sais pas qui, du monde, de notre corps ou de notre volonté, inaugure la distorsion du lien. Est-ce nous par quelque défaillance du désir ? ou débilité insidieuse du corps ? est-ce le monde, de nous avoir trop meurtri ou simplement ignoré ? Je sais désormais qu'il y va de même du vieillissement et de la dépression : ni plus l'envie, le courage que la force de lutter encore, de reprendre la route ! La distance paraît insidieusement infranchissable qu'il y a peu nous chérissions d'avoir à parcourir ! bien sûr, une voix en nous intime de ne pas lâcher la rampe trop tôt tant il est difficile de la retenir après. Comment savoir s'il est temps de se retirer ?

Mourir n'est rien ! vieillir est une maladie à quoi l'on finit par consentir ; une détestable langueur qu'on cherche parfois à embellir en surjouant l'activité. Mais bruit n'est pas musique. Mais mélancolie néanmoins.

Il nous semble toujours prématuré de quitter la scène mais est-il pire ridicule que s'astreindre trop longtemps à contrefaire jeunesse, vigueur. Sagesse n'est ni lâcheté ni entêtement mais ce chemin anguleux, cette porte étroite entre deux excès contraires. Sans doute ce que le grec nomma καιρός, ce moment décisif qu'il faut savoir reconnaître mais qui vous préserve de la démesure. Fortune, opportunité … il est fascinant en tout cas de constater qu'au fond de notre culture traîne toujours cette idée selon quoi nous ne serions jamais vraiment seuls mais guidés, qu'autour de nous des signes, ou des dieux, tel ce Kairos, à la mèche unique de cheveux, que l'on peut très bien ne pas voir quand il passe à nos côtés, ou bien voir sans que nous agissions, mais qui bouleverse notre route si d'aventure nous saisissons l'occasion en lui tendant la main. Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine, écrit La Fontaine … Comme si, dans ce monde de signes où ressemblance, proximité, convenance avaient leur rôle à jouer bien avant toute causalité, rien ne devait jamais survenir par hasard ni en tout cas être annoncé par quelque signe annonciateur.

Qui, pour le vieillissement, viendrait ainsi indiquer le moment opportun. Ce signe, le tout début de ce signe, pourrait bien être cet insidieux désintéressement.

Je réalise, écrivant ceci, que le vieillissement est peut-être le seul moment de - cruelle - liberté que nous puissions vivre : naître est un fait qui s'impose ; vivre un chemin à quoi nous n'imaginons pas d'autre forme que le labeur supposé libérateur (montrer avant sa mort Que le travail est un trésor.) … reste notre sortie qu'à défaut de glorieuse on aimerait le moins glauque possible.

De ceci, je suis désormais certain : de ce que tout advient et que rien n'est à proprement parler qui ne soit préalablement configuré, dessiné, conçu que sais-je, par une forme et donc une pensée ; de ce qu'entre nous et le monde, pour que nous existions autant que le monde, doit s'intercaler une tension, volonté ou désir, et que cette tension est justement ce qui se nomme intérêt, inter esse, nous devons, mais ne pouvons au reste pas faire autrement, nous considérer à l'instar d'une œuvre d'art où ce qui importe est moins la matière, moins encore l'état, mais le regard, l'intention, le rêve qui la façonnent.

Certain, oui, que la seule issue, est de réussir sa sortie avec élégance.

De désapprendre la pesanteur

Le désintérêt, pour un temps certes compté, mais follement, peut d'esthétique être la consécration.

 


1) lire notamment :

La tragédie humaine

Dominer l'histoire

la cause du genre humain

Un monde cassé

Travaillez, prenez de la peine :
C’est le fonds qui manque le moins.
Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût.
Creusez, fouillez, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.
Le père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.