Bloc-Notes 2018
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

-> 2017

Il y a 50 ans

Comment ne pas être tenté d'en écrire quelques lignes mais un tel torrent de pages et de livres accompagne ce cinquantenaire que c'en est presque vain. Et pourtant …

S'il conserve un sel particulier pour moi, c'est d'abord parce qu'à 14 ans, l'événement représentera sans que je m'en rendisse immédiatement compte le déclic qui, me sortant de l'enfance et de ce coin reculé de Moselle où mes parents nous avaient reclus, me fit découvrir et avoir envie de comprendre ce monde qui s'agitait. Ma conscience politique s'éveilla alors ; je crois bien m'être toujours senti de gauche ; désormais j'apprenais à pouvoir mettre des idées, des faits, derrière ces mots.

C'est aussi un vertige. Celui des années qui passent. Je me souviens encore qu'évoquant mai 68 lors d'un de mes cours, je réalisai soudain avec effroi que, oui, cela faisait déjà vingt ans. Mais cela en fit bientôt trente, puis quarante … Désormais un demi-siècle et je comprends bien pourquoi tout ceci n'évoque rien à mes étudiants, sinon quelques lignes désuètes dans leurs souvenirs d'histoire de Terminale : j'étais à même distance de la guerre de 14 qui me semblait si lointaine. Ne jamais l'oublier notre perception du temps, des événements est tiraillé par nos entrailles ; pressés que nous sommes d'en finir avec le passé nous oublions combien nous le créons en réalité. Tout ce qui est antérieur à notre naissance nous est histoire et il faut pas mal de connaissance et de curiosité pour seulement nous familiariser avec elle : pour un jeune de vingt ans l'histoire commence si vite … Puis lentement, insidieusement, elle enfle et remonte.

Quelque chose m'aura toujours gêné ici : le côté ancien combattant narrant à l'infini ses hauts faits quand pour ces bavards il ne se sera souvent agi que de quelques provocations braillardes de petits bourgeois vite rentrés dans le rang. ou d'une jeunesse née trop tard et en nostalgie d'une épopée tragique, au moins dramatique. Mais quand j'observe la pléthore de publications diverses et variées, de qualité et sagacité très inégale, je ne puis pas ne pas considérer qu'il y faut voir à la fois beaucoup plus et moins que ce qu'on y a voulu croire et voir. On ne peut pas tout-à-fait balayer d'un revers de main ce qui, certes, ne fut pas une révolution, mais quand même le double événement d'une jeunesse qui prenant soudainement conscience de son poids, de son nombre, tenta de bousculer le vieux monde (tiens, déjà ! ) en tout cas le monde des vieux et le réveil d'une classe ouvrière qui semble d'abord prendre le train en marche puis offre aux événements une dimension nationale, politique qui la sort en tout cas des extases obligées d'une jeunesse étudiante dorée. On pourra donner à ces événements toutes les explications possibles - elles ne manquent ni en nombre, ni en pertinence : du politique au social en passant par l'économie voire l'idéologique ; y considérer l'accès à la majorité des premières générations du baby-boom au moment où celles, de l'après-guerre, rassasiées de progrès et de désillusions, commençaient à s'endormir sur les lauriers d'une France en progrès ; la lassitude devant un pouvoir gaullien efficace sans doute mais terriblement étouffant ; une industrialisation à marche forcée qui trouble tous les fondamentaux d'une société restée longtemps agricole …

Il est une certitude : la liaison durant ce mois de mai entre un mouvement étudiant contre une université rassise qui avait incontestablement besoin d'être repensée et le mouvement ouvrier est trop inédit, trop rare pour être traitée avec une rapide condescendance.

Moins violence que représentation de la violence

Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance: il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête.
(…)
On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse, pêche ou élevage, ne font qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais plus profondément, il vit dans le souvenir d'une fête, et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être.
Roger Caillois, « Le sacré de transgression : théorie de la fête », in L’homme et le sacré, Paris, Leroux-PUF, 1939 et in OEuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 263-289

Raymond Aron parle de carnaval : sans doute n'a-t-il pas tout-à-fait tort et l'on peut sans conteste faire référence à la théorie de la fête telle que Caillois l'aura développée. Quelques années plus tard on aurait tout aussi bien pu faire appel à la théorie de la violence mimétique de Girard. Qu'une société ait besoin, ça et là, d'exutoires pour soulager ses tensions, l'aider à supporter les affres et contraintes du quotidien et que ceci, dans une société éprise de passions politiques comme la France, dût le plus souvent prendre la forme de mouvements sociaux voire de révoltes politiques, n'est finalement pas étonnant et l'on pourrait d'autant mieux y comprendre la place si particulière que mai 68 occupe dans notre historiographie et dans nos mémoires qu'il se fût agi en fin de compte d'une révolution sinon pour rire - après tout elle aurait parfaitement pu avoir des conséquences politiques bien plus graves - en tout cas bien plus légère et particulièrement moins violente que ne fut la Commune de 1870 par exemple ; au même titre que mai 58 fut moins un coup d’État qu'un simulacre.

On ne prend jamais assez au sérieux ce curieux passage de Tocqueville qui présente l'achèvement de la démocratie quasiment comme une tyrannie … une tyrannie molle mais une tyrannie quand même. Comme si l'accomplissement de la démocratie devait irrémédiablement en être sa négation, ou que, plus généralement, la réalisation de tout désir équivalût à la mort, et que la cité n'eût assurément pas pour objectif de garantir plaisir ou bonheur - ce que Freud avait vu !

Où je voulais en arriver qui met en évidence combien le fondement de la cité est métaphysique - pas politique. On pourra toujours s'interroger sur ce qui poussa l'homme à se rassembler et unir (Rousseau) et tenter de déceler les attendus du pacte républicain initial, toujours on en reviendra à cette triple évidence : derrière tout projet politique

Par quelque bout qu'on la prenne - dialectique à la Hegel : un peuple heureux n'a pas d'histoire ; ou tragique, à la grecque - rien n'est plus étranger à cette conception de l'histoire que celle, délicieusement radicale tant qu'elle en reste au seuil du verbe mais plus douloureuse quand elle passe à l'acte, d'un Saint Just proclamant certes que le bonheur est une idée nouvelle en Europe, mais en même temps que Ce qui constitue une République, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé . Or Mai 68 prend place dans cette époque étrange où tout semble aller de mieux en mieux - même si dans les actualités on continue de parler de crise, de chômage etc mais pas plus que de littérature avec des bons sentiments on ne fait de l'information avec des événements heureux : le pays est sorti de la guerre depuis 6 ans ; les institutions sont solides au point que c'est le même Premier Ministre depuis 6 ans ; l'économie connaît une progression insolente qui fait dérouler ses effets dans tous les domaines notamment sociaux !

Une occasion manquée

C'est ce grand chien qui suit obstinément depuis un siècle chaque génération de jeunes Français, s'attache à leurs talons, ne les lâche plus, leur met au coeur une certaine image de l'enfant et du réfractaire, du démon et de l'ange, du poète détenteur de l'arme absolue et qui a vaincu le monde. . . C'était lui qui, pour la plupart d'entre nous, la bouche pleine de blasphèmes, se dressait au-dessus des barricades dérisoires du quartier Latin (tout de même, ce Paris de mai 1968 n'était pas le Paris de la Commune, ce Paris farouche où ceux qui se battaient consentaient à être frappés et à mourir).( ...) Mais un seul fut ce génie dont nous sommes hantés, possédés à la lettre, avec cette idée confuse, qui tout à coup a pris ·corps durant ce mois de mai 1968, que la jeunesse en soi est un levier capable de soulever le monde . Eh bien, oui, le monde a bougé, il a vacillé. Rimbaud réussira peut-être une autre fois la totale subversion. Il a le temps, lui qui est Rimbaud, qui demeure ce poète parmi nos générations successives, présent à jamais; le seul de nous qui ait gagné, qui est là une fois pour toutes : « J'y suis! J'y suis toujours! » Lui seul n'aura pas participé au désastre monotone (toujours le même!) de chaque génération qui entre dans l'arène, sachant qu'elle sera abattue avant dix ans et remplacée par une autre, comme au bout d'un quart d'heure le taureau vivant remplace le taur eau estoqué. Et pourtant! Ce que laisse dans un être la grâce de la jeunesse en se retirant, c'est ce qu'il aura acquis, dans tous les ordres, durant ce peu de temps où vous, · les révoltés, n'alliez pas suivre de cours, ni passer des examens, ni faire vérifier votre pauvre bagage. Ce qui subsistera alors, ce qui vous aidera à survivre, c'est le semblant de regle de vie, religion ou sagesse humaine, à quoi vous aurez été dressés dès l'enfance, pour ne pas être dévorés par votre passion. (…) Il me semble qu'il y avait de ce désespoir dans cette fête de mai au quartier Latin : cette certitude de la jeunesse qu'elle ne débouchera que sur ce qui ne sera p1us elle. Ces tumultes d'adolescents s'élèvent dan~ ce court espace, dans cette brève traversée de la lumière, entre l'aube obscure de l'enfance et l'entrée dans un crépuscule chaque jour plus dense, jusqu'à cette ombre de la mort qui nous saisit bien avant la mort, et dans laquelle nous avançons pendant des années, jusqu'à la dernière, en nous racontant des histoires. Sans doute serez-vous longtemps « encore jeunes ». Mais être << encore jeunes », c'est ne l'être plus. Ah! oui, je comprends que vous ayez profité de ce peu de temps, de cette brève journée durant laquelle tout vous était permis : occuper la Sorbonne, dépaver les rues, édifier des barricades, lancer des cocktails Molotov, piller le vestiaire de l'Odéon - spectacle qui attendrissait certains de vos maîtres. Quelques-uns même disaient qu'ils pouvaient mourir après avoir vu ce qu'ils avaient vu !
Mauriac

Tout va bien ! Tout va trop bien ! Il faut relire le célébrissime Quand la France s'ennuie de P Viansson-Ponté pour à la fois comprendre de quoi ce carnaval chercherait à être intermède ; et tout de suite après ce passage du bloc-notes du 17 juin pour comprendre que le retrait de ces deux là n'est pas seulement le fait de vieux messieurs, bien installés dans leur bourgeoisie d'autant plus brillante qu'intellectuelle et reconnue, mais que s'y joue non pas un pessimisme radical mais ce déchirement que creusent en nos âmes ce besoin humain si humain, trop dirait Nietzsche, de laisser des traces et la certitude vite acquise que ces traces si aisément s'enfouissent et effacent dans le sable - plaie béante et ambivalente qui fait Mauriac se réjouir à la fin de cet ordre gaullien qui aura malgré tout tenu lors même qu'il place toujours Rimbaud au rang premier de la Révolte ; de la Révolte réussie. G Büchner l'aura vu ; la Révolution, tel Saturne, dévore ses enfants. Comme si la grande chance, ou sagacité, de Rimbaud avait été de disparaître tôt - avant de rentrer dans le rang ou de se trahir lui-même.

Ici encore, c'est Girard qui a peut-être les clés. A l'instar des guerres qui sont des transgressions absolues de l'ordre social, les révolutions sont comme des intermèdes où se joue la violence mais où parfois elle se contente de seulement se représenter, d'apparentes contradictions mais seulement des contre-points par quoi l'ordre normal parvint à se perpétuer. La continuation de la politique par d'autres moyens comme l'eût écrit Clausewitz. Il n'est pas de pire crise sociale que celle où tout le monde désirant la même chose finit invariablement par se combattre, selon Girard, ou bien, à suivre Freud ou Viansson-Ponté, celle où les désirs de chacun étant satisfaits, tout devient indifférent. Guerres, révolutions, crises sociales ne sont finalement que des machines à redistribuer les cartes ; à recréer des différences quand celles-ci se sont trop atténuées ou cessent d'être visibles.

Comment comprendre autrement qu'à Grenelle, en mai, on finit par accorder à la classe ouvrière, fait inédit dans son histoire, des augmentations de salaire qu'elle n'avait pas demandé- contrairement à 36 ? Quand on analyse de près les conflits qui surviennent l'hiver 67/68, on voit bien que les revendications touchent certes la défense de l'emploi mais avant les salaires, les conditions de travail et la qualité de la vie. Comment comprendre le désarroi des syndicats et des partis de gauche devant ces revendications pour une fois qualitatives à quoi elles ne surent répondre que par des mesures quantitatives, certes bienvenues, mais ne répondant qu'en toute petite partie à cet ennui que repérait Viansson-Ponté.

Ce qu'a brièvement illustré le refus initial des accords de Grenelle. Où 68 a vraisemblablement consisté en une incroyable occasion manquée mais une occasion qu'il était impossible de ne pas manquer. Moment miraculeux, mais qui ne se donna pas pour tel sur l'instant, mai 68 signifie aussi cet instant étonnant où la cité se trouve face non pas seulement à ses projets mais à ses réussites … et ne sait pas exactement qu'en faire. La leçon sera vite tirée : remarquons qu'il faudra moins de dix ans pour que le libéralisme s'installe dans l'ordre des évidences incontournables et recrée, notamment en creusant les inégalités, les différences qui venaient à manquer. Les drames écologiques à venir supplantent la nécessité des guerres et ce souci de l'ordre et de la sécurité que toute société doit susciter si elle veut se survivre. La peur des périls environnementaux a supplanté la peur du communisme et fait tout supporter.

Ce qui dessine le profil sinistre, angoissé en tout cas, d'une histoire qui non seulement ne va nulle part mais surtout y va en quelque sorte sans nous ou sinon en ne nous autorisant qu'à y produire quelques clapotis vite oubliés. Profil, plutôt grec, où la cité est rempart fragile qui de toute manière s'écroulera sous les coups de notre démesure …

Questions métaphysiques

Est-ce pour cela que je ne parviens pas à écarter mes yeux de ces lignes de Mauriac ? Personnage que j'aime pour sa capacité à n'être jamais tout-à-fait là où on l'attendait ! Hérissé par l'antidreyfusisme de sa classe et l'étroitesse de cette bourgeoisie catholique à laquelle il ne cessera pourtant pas d'appartenir ; prenant ici ou là des positions qui heurteront les siens - la défense de collaborateurs comme Brasillach ou la critique d'une épuration inique qui lui vaudront le délicieux sobriquet de St François des Assises ; des positions très anti-colonialistes sous la IVe ; un engagement gaulliste sans faille … - tout ce qui caractérise un homme libre en dépit ou à cause de sa foi chrétienne systématiquement rappelée, revendiquée.

Est-ce pour cela que son profil de chrétien m'intéresse ?

Ici, un incroyable dialogue entre l'inévitable culpabilité du chrétien qui, pour prix de sa volonté de puissance, porte sur ses mains le sang du Supplicié et l'espérance pourtant du pardon, d'un lendemain meilleur, fût-il d'ailleurs et d’au-delà. C'est bien pour cela que le chrétien ne connaîtra jamais le tragique pur : il a un Dieu qui lui dit le chemin, la vérité et la vie quand le grec, lui, ne nourrit aucune certitude sinon qu'exister même est déjà injuste ; il a un Dieu que, quoique tout-puissant, il peut abattre sans pour autant cesser d'en espérer le pardon. Toute la pensée politique occidentale sera restée, tant qu'elle fut sous la stricte égide catholique, une pensée de soumission et il n'est en rien étonnant alors que la jeunesse - pour les débordements idéologiques, moraux, sociaux qu'elle suppose - y fût toujours considérée comme un embarras, certes nécessaire, mais passager.

D'où la seule question qui vaille : qu'y a-t-il au fondement du pacte social, et notamment, du pacte républicain ?

La seule pulsion grégaire de qui a faim, froid et peur et demeure disposé à tous les renoncements pour seulement se survivre un peu ?

Un désir, une volonté, une irrésistible pulsion à être libre et à tenter de créer autour de soi un espace qui autorise cette liberté à être plus qu'un vain mot ou innocente espérance ?

Qu'est-ce qu'habiter ce monde ? Nécessairement y tuer, détruire, dégrader ? j'y ai consacré déjà quelques pages (La terre - Habiter) parce que c'est bien ici, me semble-t-il, que se révèle notre être au monde. Je sais peu mais crois parfois en imaginer beaucoup :

Oui, décidément derrière cet anniversaire qui en vaut bien d'autre ; derrière ces souvenirs de mon adolescence commençante, pour cette raison même nécessairement déformés, enjolivés, il y a une question qui se pose en d'autres termes idéologiques qu'il y a cinquante ans mais avec les mêmes enjeux métaphysiques : de cette cité dont l'histoire même est de se faire et défaire, inventer et réinventer continuellement, qu'attendons-nous ? que craignons-nous ?

Que faisons-nous ?

 

 

 

 

 


http://palimpsestes.fr/blocnotes/2016/mai/36/frpopu/a4.jpg