Bloc-Notes 2018
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Du mal

Sur la route du retour vendredi … cette émission sur France Inter où il fut question du mal.

Y revenir.

On ne dit pas tout-à-fait faux quand on rappelle qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Quand j'essaie de redessiner le contexte, idéologique autant que politique, des temps de mon enfance, que je le compare avec mes années de jeune adulte - la gauche enfin au pouvoir - et que je compare tout ceci avec ce que l'on vit aujourd'hui, je ne puis pas ne pas constater que ce n'est plus ni le même pays, ni la même population, ni les mêmes façons de penser et que, surtout, une incroyable révolution technique, industrielle, économique était passée par là, que nul n'avait prévue, et dont rétrospectivement, nous commençons seulement à mesurer l'ampleur.

1945 mais ceci durera jusqu'à la fin des années 50, ce n'est pas seulement une Europe détruite, c'est une Europe épuisée par deux guerres successives, une Europe déprimée sans doute qui ne réalise même pas à côté de quel abîme elle est passée et qui n'en prendra véritablement conscience que plus tard. Mais c'est une Europe qui sait, qui sent, que toutes les certitudes du XIXe se sont effondrées et combien elle ne peut se prévaloir ni plus d'une suprématie économique que d'une hégémonie culturelle, morale.

Curieuse époque finalement qui, en deux générations - celle de mes parents et la mienne - aura su oublier toute précaution, prudence ou humilité, et ce faisant, tout bousculer et basculer, ordre, morale mais limites aussi au point de (se) croire tout permis, possible. L'économie sembla longtemps lui en donner quitus, les progrès techniques et les avancées scientifiques et médicales le justifier. Mais dans ce délire de démesure, un autre drame se sera ourdi dont nous percevons désormais les périls.

Dans cette histoire somme toute tragique nous aurons péché deux fois en injuriant à la fois la solidarité et la réciprocité ; oublié à la fois le monde et l'autre et cru sottement que nous étions la mesure de toute chose. C'est cela que j'ai entendu dans cette émission, que j'ai retenu en tout cas :

Ce qui n'épuise pas le doute qui me ronge.

Il y avait de la grandeur assurément dans cette jeunesse d'il y a un demi-siècle qui bousculait tout cul par-dessus tête et reléguait la vieille morale dans le rayon des accessoires poussiéreux ou des horreurs bourgeoises. Elle illustrait mieux que toutes arides pages de philosophie combien la morale n'est utile que pour ceux qui, tellement faibles, ont besoin de tuteurs pour conserver un comportement acceptable. Ceux-là - naïveté de la jeunesse ou rage d'en découdre ? - assurément n'avaient pas peur et, sans doute n'avaient-ils pas tort : le passé de leurs aînés n'avait décidément rien de glorieux. Ils illustrèrent aussi une autre évidence s'agissant de la morale : elle n'est utile qu'en cas d'incertitude. Ils n'en éprouvèrent aucune. Alors oui, la morale était une affaire de vieux barbons, de gaullistes invétérés quand ce n'était pas des pétainistes sur le retour ! Nulle envie de faire un bout de chemin avec ceux-ci. Ils n'en éprouvèrent aucune … la mégalomanie débute ici. Cette génération qui n'aspirait rien tant qu'à inventer un monde libre, en inventa un autre bien plus sauvage encore ; bien plus cruel ; bien plus cynique.

Le voici, ce doute ! M'interroger sur la morale n'est-ce pas, cinquante ans après, changer de camp, trahir ? Hurler avec les loups sots, incultes et craintifs ?

Oh, certes, entre tenter de percer les fondements de toute moralité et faire la morale , il y a un gouffre. Immense. Néanmoins, n'est-ce pas hurler avec les loups ? N'est-ce pas donner quelque crédit à tous ceux qui, dans l'entreprise ou sur les tribunes médiatiques, se rengorgent de valeurs quand même ils l'épuiseraient à coup d'instrumentalisation sournoise ?

Le revoilà ce doute qui tient à l'âge ? Je ne puis décoller mes oreilles de ces quelques phrases extraites du Bloc-notes consacré à mai 68 où transpire jusqu'à l'écœurement le scepticisme du vieillard qui ne croit plus à rien, n'espère plus rien possible que le temps, l'histoire ou la sottise ne balaie à peine éclos.

 

«O si la jeunesse scavoit, O si la vieillesse pouvoit »,
Henri Estienne Les Prémices, 1594, p. 173

Comme si devait inexorablement ne se croiser ces deux lignes qu'en d'infimes, discrets et précieux moments et que, pour le reste de nos existences, nous fussions condamnés à claudiquer ridiculement ; que savoir et puissance fussent le plus souvent inconciliables et que la jeunesse fût condamnée à la niaiserie et la vieillesse à une podagre paralysie. Oh Mauriac ne condamne pas cette jeunesse … il concède seulement ne pas la comprendre. C'est déjà bien ; c'est tellement peu.

Comment ne pas songer à cette ultime interview accordée par Levi-Strauss quelques mois avant sa mort, et où il reconnaissait ne plus se reconnaître dans ce monde et d'ailleurs ne pas l'aimer.

Quelle phrase terrible que ce « la jeunesse ne débouche sur rien » ! Quelle expression inquiétante que cet « empoisonnement interne » ! Le philosophe croit sa place assurée de tenir à bonne distance les passions et désirs qui pervertiraient ses conclusions et n'offrir crédit qu'au rigoureux enchaînement des propositions vérifiées et prouvées. Mais il se leurre : la pensée demeure artisanale et demeure affaire de dos qui se voûte sur l'établi ; de doigts perclus qui se déforment à saisir l'infime détail qui changerait tout ; est affaire d'âge, d'espérance et de puissance. De désir !

Je n'arrive pas à taire l'effroi que suscitent des égarements tel Heidegger … mais j'aurais pu citer l'aveuglement d'Eluard devant Staline ou celui de Sartre devant Mao ! Décidément, l'intelligence, la culture, le raisonnement ajusté ne prémunissent contre rien et surtout pas contre l'erreur. Ni plus l'excès. Il serait évidemment absurde de renoncer à penser pour prétexte que la raison n'évite jamais l'erreur non plus que l'aveuglement : il serait tout aussi imbécile de renoncer aux désirs et passions sous l'argument que ceux-ci vous entraînassent loin au-delà des limites de notre liberté. Deux excès disait Pascal …

Alors, oui, derechef, plaider pour cet homme mêlé : c'est ce que j'ai découvert et exprimé sans doute malhabilement en pointant comme l'un des trois principes de la moralité le couple pesanteur/grâce d'avoir vu dans la boucle qu'ils dessinaient ce jeu moins de compensation que de rétroaction, moins d'équilibre que d'invention perpétuée d'un point d'équilibre. Comme s'il nous fallait cette pesanteur pour demeurer au monde et que cette sagesse ne nous servît de rien si elle signifiait s'en écarter … s'en éloigner.

Alors non, vieillir ce ne saurait être de rabâcher les même sages préceptes qui demeureront à jamais phrases creuses pour qui ne les aurait pas lui-même découvert ; alors, non, être jeune ce ne saurait être l'action irréfléchie et impétueuse à quoi vous condamnerait excès de testostérone. Vieillir c'est lutter encore et toujours contre cette pente douce, séduisante autant qu'inquiétante, qui vous entraîne toujours plus loin à l'écart du monde … et savoir que, pourtant cette lutte est perdue d'avance. Etre jeune c'est exister simplement, trouver cette équidistance entre la pulsion qui fait agir et l'exigence rationnelle, morale parfois, qui invite à la retenue ou, plus simplement à comprendre. Serais-je sartrien que j'écrirais que l'on n'est pas vieux ou jeune, mais n'arrêtons pas de le devenir. Oui c'est un processus mais de désintrication : nous n'arrêtons pas de cesser de le devenir. Le funambule du Zarathoustra le désigne assez bien qui ne parvient à demeurer sur son fil qu'en avançant comme si l'équilibre n'était qu'une oscillation entre des points antagonistes, opposés. Il chute sitôt qu'il s'arrête.

Il en va du Bien - et donc du Mal - comme du Beau selon Kant ou du temps selon Augustin. En face d'eux, nous savons immédiatement les reconnaître mais tous ensemble résistent au concept. Et nous en jugeons universellement sans concept. Au delà de toutes les finasseries et jésuitiques nuances des uns et des autres, demeure l'obligation aux prudence et tolérance à quoi nous invite cette réticence à être pensé.

Le mal, de toute manière, commence sitôt que nous l'oublions, feignons en réalité de l'oublier. Sitôt que je me crois détenteur d'une vérité quelconque, sans nuance, sans doute, sitôt je deviens dangereux. Tyran pas forcément ; violent pas toujours ; insupportable, oui. La voici la première boucle de rétro-action : hormis pour Dieu, le savoir absolu est une calamité ; un réservoir inépuisable de désastre. La grâce, ici, réside dans notre pesanteur, en cette impuissance à atteindre jamais quelque absolu que ce soit.

La morale, variation infinie autour de nos incertitudes, est le prix à payer de cette bienheureuse impuissance à l'absolu.

Ne l'oublions pas, toutes les figures de sagesse que notre histoire nous propose sont toutes des figures du renoncement, du retrait. Pas de l'épuisement, non, mais de la crainte de l'ὕϐρις : de la rupture d'équilibre. Toutes sont des exhortations non point tant à obéir, qu'à écouter, regarder … avec cette hantise de passer à côté de l'appel de l'être. L'on pourrait croire que ces figures sont désormais inadaptées à la culture technicienne qui est la nôtre : pas sûr !

Elles en sont l'exact antidote. Elles ne disent pas qu'il n'y aurait que des recettes, ici et là, à correctement appliquer pour éviter de souffrir et s'égarer. Elles disent seulement que le chemin est étroit qui nous relie au monde et à l'autre et qu'il faut imagination, persévérance et engagement pour espérer le parcourir avec quelque authenticité. Que jamais la morale ne saurait être outil mais au contraire une fin en soi, qui n'a de sens que par soi-même - comme c'est l'impérieux cas pour l'œuvre d'art, ou la connaissance. Je connais le quolibet de Péguy tançant l'impuissance de la morale de Kant : elle est juste … mais sordide.

Elle réside en ceci la seconde boucle de rétro-action : dans cet incroyable appel d'une grâce par ailleurs inaccessible. Que nous puissions, ici et là, si difficilement, si rarement, mais puissions nonobstant nous affairer à des actes, des gestes ou des créations qui ne soient utiles en rien, gratuits parce qu'à eux-mêmes leur propre fin, signifie d'abord que nous parvenons parfois à nous extirper du chaînon inextricable des nécessités matérielles et proclamer non pas forcément je ne suis pas de ce monde mais je pèse plus que ces choses-là, même si elles sont nécessaires.

Évidence que nous nous escamotons trop souvent mais, à la fin, qui accepterait de vivre dans un monde sans art ; sans autre sentiment que celui utile à sa carrière ou à son bien-être ; sans autre intérêt professionnel que la rémunération en faisant fi de l'intérêt pour le métier lui-même ou, au moins, le plaisir de la relation à l'autre ?

On aura remarqué que la notion même de devoir est contraire à celle d'adaptation. On s'adapte en effet à ce qui est, non à ce qui devrait être. Aussi est-on d'autant plus capable de s'adapter qu'on est moins soucieux de son devoir. Sentir l'intense exigence d'un devoir, c'est déjà refuser de s'adapter aux circonstances. Ceux qui ne s'adaptent pas : les rebelles, les dissidents, les ci-devant, les insoumis.
N Grimaldi

Qui peut proclamer, sans honte ou sans se mentir à lui-même, qu'instrumentaliser l'autre, ou soi-même d'ailleurs via ses actes, ses habitudes, ses renoncements, n'est pas la porte ouverte à toutes les souillures ? Qui, au reste, accepterait de vivre, ou le supporterait, sans musique, théâtre ou cinéma, sans amitié ou amours ? Oui, décidément, je sais reconnaître le mal où qu'il se niche : dans cette incroyable tentation à réduire ce qui vaut par soi-même en simple truchement pour un intérêt autre. Je comprends absolument l'impératif catégorique de Kant : oui, faire de l'humain un moyen est la forme du mal, le début de l'horreur. Oui, l'injonction moderne de l'adaptation, est sans doute la plus sournoise des perversion. S'adapter au changement présenter comme une exigence de la modernité c'est consciemment ou non, renoncer à tout principe, accepter d'agir et d'évoluer en fonction des aléas extérieurs, matériels, utilitaires. C'est renoncer à soi ! C'est se soumettre à ce qui est plutôt que vouloir transformer ! C'est donc renoncer à ce qui fait l'humanité de l'homme : dire non !

Quand le philosophe proclame, à l'instar de Socrate ou de Rousseau, que nous avons une connaissance intuitive de ce qu'est le bien ou le mal, il ne dit pas autre chose que cette exigence de la grâce, que cet appel qui contrevient à toutes les règles sociales ordinaires, à tous les discours bien pensants. Il ne dit pas autre chose que cet appel intime à ne jamais rien accepter tel qu'il se présente qui, pourtant, s'accompagne de la quasi-certitude de la vanité de nos efforts. Déchirés entre le puissant désir d'être et la conscience de notre faiblesse, oui nous ne cessons de l'être. C'est cette valse-hésitation, ce sempiternel aller et retour entre une intériorité qui se réfugie et manque de toujours renoncer et ce désir, puissant, inextinguible, dérangeant presque toujours qui fait le sens de la morale. Qui fait reconnaître bien du mal.

Le technicien, le commun que nous sommes tous, condamné à pérégriner et survivre comme il peut, se moquera toujours du pauvre philosophe, impuissant, impropre à vivre - et il n'a pas tout-à-fait tort. Le philosophe, le moraliste quant à eux pourfendront toujours l'utilitarisme où ils verront ruine de l'âme ; le pragmatisme où ils constateront défaite de la pensée - eux non plus n'auront pas tout-à-fait tort.

Ce que je sais, que peut dire la morale, et où elle est précieuse, ne tient pas à quelques préceptes à quoi il fallût se soumettre mais au contraire tient dans la certitude où elle nous convoque qu'il n'est pas d'autre chemin que ceux du monde mais nulle recette pour ne pas se laisser entraver en sa pesanteur ; qu'il n'est que son désir, qui s'épuise ; sa générosité qui le justifie … et l'espoir à l'effort entremêlé de ne s'y pas trop souiller.

Vivre avilit énonçait Henri de Régnier … oui sans conteste. Mais s'il est choix qui nous appartienne, il serait d'entre y céder et complaire ou bien d'œuvrer en sorte que les salissures n'atteignent pas l'être. Pas trop ! C'est bien pour cela que la moralité est affaire personnelle, certainement pas sociale ; j'aurais du écrire intime, certainement pas déclamatoire.

Entre le jeune qui s'ébroue encore et le vieillard qui s'épuise mais tente encore de parler, il y a plus qu'une connivence : le même bruissement de l'être. Cette musique qui nous fait encore espérer les aurores … en dépit de tout ; en dépit de nous

 

Oui je le crois le bien c'est ceci : agir et penser avec l'unique obsession de n'empeser ni enlaidir en rien le monde.

 


1) j'ai consacré de nombreuses pages à écouter, entendre, regarder, répondre : ne pas abandonner

on en trouvera ici les liens