Bloc-Notes 2018
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Portraits

On ne hante pas impunément les mêmes lieux sans y faire d'étonnantes ou impressionnantes rencontres. Celui-ci, lorsque je le rencontrai en 1990, régnait en maître sur la communication en GEA qu'il avait réussi à ordonnancer comme un rituel à quoi il fallût nécessairement sacrifier, ou un territoire par où inexorablement transiter. Ce n'était pas tout-à-fait un mandarin mais un maître assurément. Monde bien étrange que l'université où la hiérarchie ne s'édicte jamais mais s'impose par d'imperceptibles touches apposées avec un incroyable naturel ; où être professeur vous exhausse immédiatement soit qu'on attendît de vous plus que du commun ou à l'inverse que soi-même en surajoutât, pris au jeu d'un protocole qui impose trop peu de marques pour la notoriété qu'on vous dût : on n'y porte plus que ratement la toge, et peu d'appariteurs ouvrent la porte des amphithéâtres ou avancent encore le siège ; et loin est le temps où les étudiants se levaient à l'entrée de celui qui allait prononcer un cours qui comme toute conférence n'appelait nulle réplique ; mais tout ici respire encore le respect qu'on doit ; l'égard qu'il importe de préserver ; la reconnaissance qu'il faut accorder.

L'a-t-on assez dit : ces lieux sont au moins autant affaire de connaissance que de reconnaissance. L'étudiant qui par ses menus travaux, si modestes soient-ils, espère se faire remarquer pour d'abord, obtenir le résultat qui le fera passer en année ultérieure puis, bien plus tard, pour être choisi et intégrer le cénacle - on dit ici séminaire - qui lui fera appartenir à l'espace sacré du maître. Le maître, lui-même, dont les travaux, publications - tout ce qu'aujourd'hui l'on nomme recherche - forment une sorte de trou noir passablement mystérieux tant on en sait peu de compréhensible, un espace quasi interdit que nommer seulement paraît déjà profanateur mais qui, engouffrant tout sur son passage, demeure la seule aune de la préséance qui lui est dû.

Il y a de la vanité dans tout ceci … mais après tout pourquoi pas ! quelle fortune, sinon, guette celui qui n'a pas désiré devenir chevalier d'industrie; ni médecin ou notaire ; pour celui qui lui a préféré la connaissance et la pire de toute, celle qui ne débouchera jamais sur nul brevet ! Mais assurément on ne se fait pas appeler impunément maître - où résonne grand - enseignant - celui qui donne des signes - ou encore professeur - qui proclame, reconnaît ouvertement : ceci revient à tout vouloir, grandeur, puissance et notoriété mais en tout petit, dans un minuscule espace, presque oublié quand même s'accorderait-on à le trouver indispensable, à l'écart de tout et de tous, à distance de l'affairement du monde - schola ne dit-il pas le loisir ?

Un peu trop sûrement. Qu'il faille de l'outrecuidance pour imaginer jamais que sa petite pensée puisse enrichir la culture du monde et le savoir des hommes, oui sûrement ! il n'est de marche en avant que pour les mégalomanes. Que trop souvent l'humilité y fasse défaut qui la compensât ; assurément. Comme si nous devions osciller perpétuellement entre ces deux infinis pascaliens à quoi condamne de frôler les étoiles.

Car c'est bien ici que débute la présomption et le danger : croire que sculpter des d'idées pèserait plus et mieux que ciseler une pièce de bois. Le clerc si souvent trahit … Tout ce qui brille n'est pas argument et le devrait-il, qu'il brillerait si fugacement …

Je crois n'avoir jamais cru à cette quête obvie d'éternité à quoi Proust feint de se consacrer et si ces livres "disposés trois par trois, [veillant] comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection" ne manquent pas de panache, sans doute suintent-ils trop la peur de la mort pour me convaincre. Les écrits restent dit le proverbe mais avec eux le risque des sottises qu'on y a commises, des erreurs distillées, des forfanteries perpétrées. A l'inverse, je n'ai jamais cru non plus qu'il fût possible - ni d'ailleurs souhaitable - de disparaître derrière ses oeuvres : celui qui parle ou écrit ne pourra jamais confier que son regard, sa représentation, sa pensée ou son émotion ; arguer du contraire reviendrait à se prendre pour ce démon qu'évoque Socrate ou à adopter cette posture absolue qui ne sied qu'aux dieux. Il pourra toujours argumenter, prouver, il n'en reste pas moins que ce restera sa démarche.

Je sais le mitan être la seule ligne convenable à tenir : je l'ai compris un jour en regardant une pochette de disque de ce genre : ici le pauvre compositeur s'efface presque complètement sous le chef dont le nom en grand bleu soulignant le visage compassé répète comme une insane tautologie l'invraisemblable usurpation. Ici, mais c'est une figure connue, l'intermédiaire bafoue le créateur, parasite d'un fracas vaniteux le lointain écho de la création et se prend pour un maître. Cesse d'être au service de plus grand que soi et sature de sa fatuité l'espace ténu où bruissait la vie.

Je sens ce lieu, à la croisée, où à la fois le moi se retire et s'essaie : il m'est arrivé parfois de regretter ne pouvoir que commettre ces lignes froides où la raison trône triomphante et l'émotion cède trop souvent le pas. Je comprends un Paul Valéry quand il écrit :

Je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m'est antipathique.

et sans doute eussé-je préféré peindre ce petit pan de mur jaune ou offrir quelque trouble à mon lecteur mais a-t-on jamais le choix de ses armes ? Mais traquer le beau ou le vrai est tout un : on finit bien par tout y sacrifier - et soi d'abord. J'aime le portrait que Mauriac fait de Proust sur son lit de mort (Je suis allé le voir sur son lit de mort rue Hamelin ... un homme qui donnait vraiment l'impression d'un dépouillement total ... on peut dire que c'était ce qui restait de quelqu'un qui avait laissé son oeuvre le dévorer jour après jour) il y a vu, à mesure que l'œuvre prenait corps, dépérir l'homme comme si cet offertoire ultime avait été l'alchimie même par quoi le silence se faisait verbe. Celui-là, tout dandy, mondain ou snob qu'il fût, avait su d'une ombre inventer un monde. C'est cela, je crois, la grâce de la création.

Il y a de la religiosité rentrée dans tout ceci : mais après tout heureusement car ce n'est qu'une fois l'engagement épuisé que le religieux s'effondre en piteux et vulgaire spectacle. A cause des bribes de rituels qui subsistent encore ? sans doute ! Pour le côté marchands chassés du temple , sûrement. Comme si ceux qui officiaient ici demeuraient les ultimes officiants d'un culte oublié, les ultimes gardiens d'une pureté profanée par la cupidité ordinaire.

Il y avait chez cet homme-là un peu de tout cela ! L'amour immodéré pour la langue, la passion pour F de Saussure à qui il aura consacré beaucoup, presque tout ; la certitude d'avoir compris, presque seul, avant tous, quelque chose de l'ordre et du temps, quelque chose d'essentiel qui finirait bien par bouleverser sinon le monde, en tout cas le sien … Quelque chose de pressé en tout cas comme si rien - et surtout pas les cours qu'il dispensait ici - ne devait le retarder. Il n'avait pas tout-à-fait tort : il décéda avant la parution de cet ouvrage qu'il mit une existence à concevoir. Une fierté blessée sans doute : dix ans à peine après sa disparition, à repérer les traces laissées sur Google suffisent pour concéder que oui la gloire passe … si vite et si rarement.

Ici résidait pourtant son essentiel à lui ; pas vraiment dans le versant transmission de son métier. Il se voulait chercheur, résolument, quoiqu'il oubliât ce que le terme et la chose camouflent d'hésitations, d'égarements, de retours en arrières … Je crois bien qu'il était pressé ; pressé de finir, d'en finir et de passer aux choses essentielles au point que les dernières années sa présence se fit rare. Il avait néanmoins ce talent rare de ne jamais finir ses phrases et ce qui pouvait être parfois un défaut, parvenait à être fécond en vous obligeant à les inventer à sa place.

Je l'observai quand il me recruta en 92 comme vacataire où il parlait vite d'un peu tout, entremêlé - fiche synoptique, abstract, poster, titres pleins, mise en scène de l'information - comme si ces choses avaient été évidences universelles, ce qu'elles étaient loin d'être pour l'enseignant du secondaire - philosophe de surcroît - que j'étais ; je le surpris une seconde fois lors d'une réunion qu'il nous imposa un samedi matin - à ses trois vacataires, dont Yves et moi - pour faire le bilan de nos interventions. Le bonhomme tenait les rênes serrées à ses vacataires et je me souviens encore de ses 80% qui le satisfaisaient mais de ces 20 % qui pesèrent comme une cinglante admonestation ! En sortîmes-nous avec une idée exacte de ce qu'il désirait ? Que nenni ! ici encore les phrases se bousculèrent et s'achevaient invariablement dans un implicite que nous fûmes bien contraints d'inventer !

Je crois bien qu'il manigançait de même avec ses étudiants ! Il fallait les voir sortir, parfois en pleurs, après la énième version de leur fiche synoptique qui s'obstinait à ne pas convenir ou encore achever de préparer vers 19h leurs soutenances finales, penchés, parfois assis, sur de gigantesques posters qu'alors il concevaient à la main sur de gigantesques placards Canson et l'entendre passer dans les couloirs, et leur jeter presque par inadvertance un méprisant tout est à revoir qui glaçait leurs espérances et épuisait leur imagination dépenaillée. C'est peu dire que les rapports entretenus avec ses étudiants étaient compliqués … disons que l'aménité n'y régnait pas en maître. Il était de cette génération où nulle avancée ne s'entendait sans souffrance ; où fautes, correction s'entendaient de cruelle façon. Chacun fait comme il croit ou peut mais je reconnais, à l'avoir ainsi vu procéder, avoir compris quel enseignant je ne voulais pas être.

Je crois bien qu'il manigançait de même avec tout et tous. Il avait ainsi réussi à ériger sa discipline en carrefour de toutes les autres comme si gestion ou système d'information n'était que des flexions grammaticales un peu frustres de la seule discipline reine qu'était la Communication ou que puisque tout savoir exigeait avant tout d'être transmis, propagé et vérifié, qu'il fût un honneur pour tous et toutes qu'un communiquant les dirigeât tous comme un chef l'eût fait d'un orchestre. C'est en cela qu'il était maître à l'antique et magistrale manière : presque immobile, eût écrit Aristote, en sorte que tout alentour virevoltât.

Cessons de nous payer de mots, de science ou de certitude : que ce soit pour l'écriture d'un ouvrage, la recherche, la pensée … ou la transmission de la pensée, toujours il n'est question que d'artisanat ; souvent de bricolage ; jamais de certitudes et sûrement pas de science au sens où on l'entend désormais. Mais de phrases que l'on cisèle, d'idées que l'on rabote, d'intuitions que l'on entremêle ou désintrique parce que ce qui fait l'être et la pensée se ressembler et rassembler c'est uniquement ce geste qu'en grec on nomme λόγος où le silence du tisserand se laisse entendre de toute sa pesanteur. Et qui fait le texte être tissu.

Il m'impressionna en ceci qu'il transforma le savoir en mise en scène.

Il avait seulement oublié qu'il n'est de bonne mise en scène que d'humanité.

 

 


sur cette vidéo - extrait arrangé d'un montage fait par les étudiants en 1998, à l'occasion des trente ans de l'IUT - apparaissent tous les membres de l'équipe GMO, intitulée alors PMO : dont Petroff qui la dirigeait alors ; M Lair qui était chef de département - tous deux disparus ; PH Zaidman qui vient de partir à la retraite et Cl Botton qui le fera à la fin de cette année.