Bloc-Notes 2018
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Carroussel des acronymes, quadrille des sens, manège des mots

 

On n'écoute pas assez les mots ni ne respecte la langue à hauteur de sa dignité ! On la bouscule comme on le ferait d'une prostituée, la façonne comme s'il se fût agi d'un simple tournevis. Les néologismes s'y disputent avec les barbarismes et il n'est pas d'acronyme qui ne se rêverait acrostiche si son technocrate d'auteur en était seulement capable. L'avez-vous remarqué ? on ne dialogue plus … on échange ; on n'améliore plus rien … on optimise ; on ne répond plus à rien ni personne … on fait un retour etc. Et comme la cuistrerie est hyperbolique, on ne produit plus d'effet ni son action n'a de conséquence … on impacte.

Les acronymes fusent telles des saillies de technocrates empressés de faire accréditer leur vanité …

C'est à ceci que je songeai l'autre jour en imaginant ce que j'écrirais sur le livre d'or de l'IUT à l'occasion de son cinquantenaire.

Les mots sont des acteurs comme dans ce souvenir d'enfance où les mots incontinent rejoignent les choses et s'entichent de dégouliner sous l'averse tempétueuse …

IUT ?

I

Institut, de la même famille que ces instituteurs de notre enfance : instituo, placer dans, disposer, mettre sur pied, organiser. Mais le verbe est lui-même composé où l'on trouve statuo variante de sto se tenir, se poser. Quelque chose ici de l'ordre de la stase ou de la métastase.

Il semble bien qu'on employât longtemps institution pour ce que l'on nomme désormais éducation. C'est ainsi qu'il faut entendre Montaigne en son chapitre XXV, de l'institution des enfants. Le terme instituteur apparaît plus tardivement - on lui préféra longtemps instructeur, précepteur ou maître - - mais il figure en tout cas dans l'article 2 du plan que Condorcet présente à la Législative.

On peut certes se demander qui ou quoi l'on dispose ainsi : sont-ce seulement les acteurs - enfants et maîtres - dont on organise la réunion ? C'est le sens qu'a collège et l'on sait que dans université au moins autant que dans école, gît l'idée d'une communauté réunie. Est-ce l'enfant que l'on cherche moins à éduquer qu'à faire rentrer dans la normes et dont on vaquera à juguler la juvénile intempérance ? Est-ce l'éducateur dont on désire contrôler la toujours séditieuse influence - c'est à quoi devaient bien un peu s'astreindre les si bien nommées Ecoles Normales !

Quoiqu'il en soit c'est exactement à cette même stase que renvoie le grec quand il écrit épistémè (ἐπιστήμη) : se poser au dessus parce que le savoir acquis, l'assise assurée ainsi obtenue ne peut qu'être le fruit de longs efforts. Ces lieux que l'on institue ne sont pas tout à fait ordinaires ; ils sont inauguraux et pour cette raison même participent du partage entre sacré et profane. L’Académie tient son nom d'une colline mais celle-ci du culte rendu à un héros qui sauva Athènes ; le Lycée d'un gymnase où s'installa Aristote non loin d'un temple dédié à Apollon Lykeios ; les universités tiennent quant à elle de cette spirituelle origine leur franchise au même titre que l'urbs tracée par le pomœrium.

Ce n'est pas un centre autour de quoi tout tournerait même si le monde enseignant éprouve peine à imaginer que tout ne tourne pas autour de la connaissance - de lui ; on sait bien que centre est une abstraction. Non c'est bien un lieu autour de quoi trop souvent rôdent les loups !

U

Université, universitaire vient évidemment de univers désignant l'ensemble de ce qui est provenant de son équivalent latin universum, exactement ce qui est tourné de manière à former un ensemble, un tout. Où l'on retrouve ce si précieux verbe vertere, déjà rencontré dans anniversaire. Quand le législateur conçut les IUT en 1966, sans doute avait-il quelque chose de bien précis en tête qui n'appartînt ni au niveau scolaire des lycées ni à celui si particulier des Grandes Ecoles. Mais pourquoi diantre ces ensembles qui se créèrent lentement à partir des années 1100 s'intitulèrent-ils université ? Parce que, comme à Paris, il s'agira de réunir en un même lieu des enseignements qui se dispensaient alors en des espaces différents, qu'il fut projet de rassembler en une même communauté, corporation les maîtres et les étudiants ou plus prosaïquement, comme à Bologne, qu'il fut question de réunir les trois versants de la connaissance : la conserver, transmettre et produire.

Dans ce sens déjà, université mérite de s'opposer à diversité au moins autant qu'à diversion ou divertissement …

Il y a, décidément, quelque chose dans la connaissance qui la condamne au cercle : recherche dit bien tourner autour, faire le tour de la question, cerner le problème sans parler d'expressions comme centre de recherche qui le traduiraient deux fois. L'universitaire aime bien faire le tour de la question et à sa façon, il arraisonne le monde comme un flibustier le ferait d'une superbe caravelle. C'est assez suggérer qu'entre l'universitaire et le directeur, recteur ou roi, il y a comme une ontologique incompatibilité : le tireur de trait veut des plans clairs, des espaces bien délimités, des stratégies limpides et des compte-rendus intermédiaires quand le chercheur bouscule les limites, va et revient, mais assurément n'est jamais où on l'attend encore moins où on le désire. Elle réside sans doute ici la grande différence : là où le grec dit cosmos c'est-à-dire ordre, le latin pense univers c'est-à-dire façon de voir ; mais le grec sait combien cet ordre est exception improbable au chaos quand le latin lui enterre tant ses origines que problème dans la dureté des mots et part à la conquête.

J'appelle ceci l'expérience du quart de demi centimètre : déplacez-vous un peu, de si peu que nul ne parviendrait même à le réaliser et regardez le monde, l'autre … subitement tout paraît insolite, pas nécessairement menaçant mais étrange à coup sût ! et même ce mot, ce petit mot de tous les jours aussi insignifiant que pratique recouvre soudainement des résonances troublantes. Voici l'endroit, mais peut-être est-ce plutôt un moment, où le chercheur rejoint l'artiste de parvenir à voir et faire voir ce que nul d'ordinaire ne perçoit ; où dans la grande représentation de l’Être, universitaire et prestidigitateur se rejoignent qui tous deux ont affaire à l'illusion qu'ils manipulent et démontent, Cacher ou trouver - trope le suggère - est affaire de torsion, de courbes ou d'orbes … Les dos se voûtent sous le poids du savoir, de la lassitude ou de l'ennui : est-il lieu où la soumission le dispute aussi joliment à la révolte et à l'invention ?

T

Pourquoi technologie a-t-il supplanté technique quand il faudrait logiquement réserver le terme aux théories de la technique ? Au moins l'IUT est-il, parce que lieu de savoir, espace où l'on transmet autant des savoir-faire que les questions que ces derniers posent. C'est une grande et belle question où Heidegger a excellé, pour le meilleur et le pire, que de savoir pourquoi et quand le primat du savoir sur la technique s'est effondré et inversé ; quels effets délétères et parfois monstrueux produit cette désormais impériale techno-science. Il était beau en tout cas de vouloir associer la technique à l'universitaire : c'était s'astreindre à déminer le piège d'un technicien qui ne comprendrait pas ce qu'il fait mais le ferait bien et d'un philosophe qui soupèserait la cohérence de tout mais ne saurait rien entreprendre. Pari réussi ? pas sûr quand on entend proliférer dans le discours technocrate les valeurs proliférer qui demeurent au mieux des éloges de la performance.

Le grec méprisait souverainement l'ingénieur ; la modernité l'idolâtre. Les deux attitudes sont inversement absurdes. L'antiquité réservait à l'esclave tout ce qui visait l'efficacité et les sordides impératifs de l'existence ; on a reclus désormais le philosophe dans la réserve des espèces insolites, pas même nuisibles, non seulement inutiles. Est-ce absurde ? oui, sûrement mais pas plus que l'antique mépris pour l'acte ! est-ce dangereux ? vulgaire, surtout ! Est-ce définitif, sûrement non ! La pensée naît quelque part entre le geste de l'enfant qui pour la première fois saisit de sa main tel petit objet qu'il s'attache à déchirer et celui si engageant du tisserand qui de l'entrelacs du fil de trame et du fil de chaîne avoue ce que l'être doit au lien ; au geste qui recueille et rassemble. Je vois bien que nous aspirons à être des hommes mêlés … nous sommes d'abord des êtres amputés : en chacun de nous une conscience qui aimerait bien ne pas se salir les mains et se cantonner à la beauté des cimes, en chacun de nous une hantise de l'impuissance qui se console d'efficacité, de puissance ou au moins de performance. Et cette incroyable incapacité à concilier les deux.

Je ne sais où l'on apprend à le faire ; sûrement pas dans les amphithéâtres ou les salles de cours. Un peu ici, un peu là ; tout le temps pour qui a l'oreille tendue !