Bloc-Notes 2018
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Anniversaire

C'est le cinquantenaire de Mai 68 ; il se trouve que c'est aussi celui de l'IUT de Paris. Outre la trivialité des chiffres ronds et le vertige qui vous prend parfois devant cette distance parcourue, demeure néanmoins ce sentiment étrange, mais trivial lui aussi, qu'à la fois tout a changé et que ce monde n'a plus grand chose à voir avec celui de ma jeunesse mais que, néanmoins, si l'on y regarde bien, les permanences sont peut-être bien plus amples et lourdes qu'il n'y paraît à première et courte vue. Je ne suis pas certain que l'on sorte jamais de la diatribe Parménide/Héraclite qui, derrière ses accents philosophiques si lourds, nous oblige incessamment à nous demander qui de l'ordre ou du désordre est la variante et l'exception de l'autre ; qui de l'ordre ou du mouvement ; qui de l'ancien et du nouveau ! Il est des jours où, décidément, je songe qu'Héraclite a tort de penser qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve tant les uns et les autres, soit par l'effronterie de leur jeunesse, soit par inculture, ne font jamais que ripoliner maladroitement de vieilles facades et saupoudrer de salpêtre de bien trop vieilles blessures. Il en est d'autres ne serait ce que pour se donner courage et motif de se lever matin, où, au contraire, il vous tarde d'inventer, renouveler, enrichir tant notre présence au monde est hantée de ce désir de dire non et de poser notre marque sur tout.

Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre réalité.
Hegel

C'est à ceci que je songeais l'autre jour, entendant l'enseignante responsable des festivités proclamer qu'un anniversaire se contentant de célébrer le passé et ne présentant pas l'avenir inventif n'aurait pas de sens. Combien, bigre, ceci n'est qu'une affaire de posture et sans doute seulement d'âge. Au mien, chenu, l'obsession de la transmission ; au leur, eux qui ont tant de chemin encore à frayer, les délices du nouveau. Je ne le veux prendre en mauvaise part ni plus d'un côté que de l'autre. Bien sûr, l'ancien s'époumone à laisser quelque écho de son refrain, où il entre vraisemblablement autant d'angoisse que de vanité ; incontestablement le jeune quant à lui trépigne de marquer son territoire. Se peut-il en être autrement ?

Evidemment ces deux attitudes sont légitimes ; sans doute sont-elles même complémentaires ; je subodore même qu'elles soient identiques.

Est-ce seulement de l'âge ou plutôt de ce vieux fond juif que je tiens cette obsession de la transmission ? Bergson avait raison : qu'il en faut de mémoire pour donner à la musique le corps de nos émotions ou plus simplement à nos existences l'épaisseur d'un sens ! Il m'arrive de rêver de ce poème que nous écririons tous, successivement, au delà de nos turpitudes, césures ou apocopes de nos désirs : je le sais devoir se perpétuer, au delà de nous, comme une louange absolue car même si nos voix s'éteignent, chacune à leur tour telles les bougies des musiciens quittant la scène au fil du final de la symphonie des Adieux, je sais que de main en main, se transmet le témoin, même mal, même maladroitement. Ce poème c'est celui de l'humain ; cette gloire c'est celle de l'Etre : c'est au creux le plus intime, cette petite voix qui bruisse et nous fait espérer le mot qui suit, vouloir la strophe jamais achevée, attendre le chorus universel. Donner à l'autre ce qui a été reçu, confier le secret découvert ou seulement le tournemain qu'un jour de grâce on sut découvrir parce que, tout simplement, il est impossible, qu'il serait fou surtout de vouloir à chaque instant tout réinventer ; que le pas que demain ceux-là fronchiront ne peut qu'être le lointain successeur de tous ceux-là presque enfouis dans les sables que les anciens surent esquisser.

Est-il mélodie qui se tienne sans chacune de ses notes portant l'écho de celles qui la précédèrent ? Est-il humanité sans ces traces que l'on récuse ou assume, qu'importe, sans ces traces qui sont l'écho de notre humanité ? Sans mémoire je ne suis rien et ce n'est même pas une question d'identité encore moins de racine. Mais un appel de l'être. Sans doute nos voix s'éteignent-elles successivement le long de la portée, mais ces lignes prolongées, ces notes insistances, qu'elles se répètent ou au contraire innovent, disent l'entêtement de l'humain et la persévérance de l'être. Ce moment, cette note, cet effort que je poursuis sont l'inlassable communion de ce qui a été et sera, de ce qui ne veut disparaître et de ce qui désire conquérir. J'aime les grecs pour ceci - et Nietzsche pour l'avoir compris : pur jeu de miroir où ceci qui change ne fait jamais que nous ramener au même que seule notre vanité nous fait encore espérer. Oui c'est le poids le plus lourd ou notre insoutenable légèreté !

Il en faut du temps, de l'errance et de la patience, pour comprendre enfin combien cette hantise de la transmission n'est ni refuge dans le passé ni conservatisme acariâtre mais au contraire espérance et promesse d'un avenir.

D'aucuns me trouvent désormais exclusivement attaché à ce passé et rétif à tout changement : je m'en suis longtemps consolé en arguant que j'insistais d'autant plus sur la transmission qu'ailleurs on l'eût sous-estimée. Mais, sans doute, me mentis-je un peu à moi-même. quand bien même la remarque pût ici et là m'agacer, elle me dérange parce qu'elle trahit bien quelque chose du vieillissement. Pascal n'avait pas tort de voir en l'homme un être prompt à se divertir sitôt que le poids de l'épreuve se faisait trop lourd : nous faisons tout ou presque comme si nous ne devions jamais mourir et notre légèreté - insoutenable - tient en grande partie à ce regard que nous détournons, par peur surtout, et paresse bien un peu, pour nous réfugier dans les habitudes insouciantes. Le poids de plus en plus lourd du chemin parcouru, la perspective bientôt si étroite désormais offerte … Le nageur qui traverse le fleuve est bien présomptueux de songer que là bas, sur l'autre rive, la vie serait plus belle : il ne tardera pas à déplorer que les rives se répondent jusqu'au dégoût. Mais assez rêveur, intrépide ou fou pour désirer l'effort nonobstant. Je sais l'humain résider dans ce rêve-ci ; dans son entêtement de sale gosse qui dit non et que s'il devait connaître jamais moment de grâce ce serait celui où, au milieu du gué, à équidistance des deux rives, en ce lieu étrange et moment prométhéen, il n'est ni plus de vérité ou de sens à regarder devant que derrière soi.

Or justement, se souvient-on que regarder en arrière, est justement ce que le latin nomme respecter ?

Mais écoute-t-on encore le lointain écho de la langue ?

Or justement dans anniversaire, gisent presque silencieux, ce si beau verbe verto, tourner faire tourner d'où changer, transformer et se diriger vers que l'on trouve dans perversion, subversion, conversion diversion etc mais aussi versor qui en est le fréquentatif : tourner souvent d'où habiter souvent, s'occuper de et, enfin, versus, le sillon.

Romulus, après avoir enterré son frère et ses deux nourriciers dans le lieu appelé Rémonium, s’occupa de bâtir la ville. Il avait fait venir de Toscane des hommes qui lui apprirent les cérémonies et les formules qu’il fallait observer, comme pour la célébration des mystères. Ils firent creuser un fossé autour du lieu qu’on appelle maintenant le Comice ; on y jeta les prémices de toutes les choses dont on use légitimement comme bonnes, et naturellement comme nécessaires. À la fin, chacun y mit une poignée de terre qu’il avait apportée du pays d’où il était venu, après quoi on mêla le tout ensemble : on donna à ce fossé, comme à l’univers même, le nom de Monde. On traça ensuite autour du fossé, en forme de cercle, l’enceinte de la ville. Le fondateur mettant un soc d’airain à une charrue y attelle un boeuf et une vache, et trace lui-même sur la ligne qu’on a tirée un sillon profond. Il est suivi par des hommes qui ont soin de rejeter en dedans de l’enceinte toutes les mottes de terre que la charrue fait lever, et de n’en laisser aucune en dehors. La ligne tracée marque le contour des murailles ; et, par le retranchement de quelques lettres, on l’appelle Pomérium, c’est-à-dire, ce qui est derrière ou après le mur. Lorsqu’on veut faire une porte, on ôte le soc, on suspend la charrue, et l’on interrompt le sillon. De là vient que les Romains,, qui regardent les murailles comme sacrées, en exceptent les portes. Si celles-ci l’étaient, ils ne pourraient, sans blesser la religion, y faire passer les choses nécessaires qui doivent entrer dans la ville, ni les choses impures qu’il faut en faire sortir.
Plutarque
Dans le Latium, bien des fondateurs de cités suivaient le rite étrusque : avec un attelage de bovins, un taureau et une vache, celle-ci sur la ligne intérieure, ils traçaient à la charrue un sillon d'enceinte […], afin de se fortifier par fossé et muraille. Le trou d'où ils avaient enlevé la terre, ils l'appelaient fossé (fossa) et la terre rejetée à l'intérieur, ils l’appelaient muraille (murus). Derrière ces éléments, le cercle (orbis) qui se trouvait tracé formait le commencement de la ville (urbis, génitif de urbs, jeu de mots), et comme ce cercle était « derrière la muraille » (post murum) on l'appela le postmoerium. Il marque la limite pour la prise des auspices urbains. Des bornes, limites du pomerium se dressent autour d'Aricie et autour de Rome…
Varron
VI. 34. Ager (champ, territoire), de agere (conduire, mener), désigne une terre où l'on va et d'où l'on revient, avec ce qui est nécessaire à la culture; ou, selon d'autres, du mot grec ἀγρός. Du même mot agere on a fait actus, pour désigner le lieu par lequel on passe avec bête de somme et chariot. La plus grande largeur du passage, appelé actus, a été fixée à quatre pieds, peut-être en considération du quadrupède avec lequel on a le droit de passer ; sa longueur a cent vingt pieds, et sa contenance a cent vingt pieds carrés. Les anciens ont adopté en beaucoup de choses le nombre 12, qui est, par exemple, le nombre des décuries.
Varron

Nous y voici : l'a-t-on oublié ? il n'est pas d'acte, a fortiori fondateur, qui ne retrouve presque spontanément le geste antique du pomœrium tracé par Romulus. Créer, fonder, agir revient toujours à conduire hors de ; suppose donc d'avoir défini, délimité et, ainsi de vouloir laisser des traces - ces foutues traces qu'obstinément, à l'instar du moindre mâle urinant pour marquer son territoire, nous nous acharnons à vouloir laisser derrière et devant nous. Beau geste que celui qui préserve l'espace sacré de l'urbs où la violence n'a pas droit de cité ; beau geste que celui de cette charrue que l'on soulève pour ménager l'espace de la porte précisément gardée par Janus, le dieu à deux têtes qui d'un même geste regarde en arrière et en avant, vers le passé et l'avenir, au mitan du profane et du sacré, du politique et du moral.

Le point n'occupe aucun espace géométrique : il est le géométral de tous les espaces. Ainsi de la porte ou de Janus, dieu des passages, qui la garde. Il est, seul avec Jupiter et Mars, dieu originaire, inaugural. A l'instar de Panoptès, sans doute, il voit tout mais là n'est pas l'essentiel, il augure de tout, rassemblant en son regard la somme de tous les compossibles, l'intégrité si lourde des siècles et rêves enfuis. Lui aussi est au milieu du gué.

Ritueld sans doute, ces anniversaires, qui répètent pour rassembler, qui simulent la communion voire la compassion, la communauté ou l'aventure commune, pour mieux la revivifier comme si nos gestes parvenaient tout au mieux à renouveler la geste antique ou que nous fussions piteusement condamnés, d'un seul tenant à poser nos pas dans les traces anciennes tout en fanfaronnant de nos rodomontes novations.

Mais, l'a-t-on oublié, c'est ce même retournement qui, dans la caverne, inaugure le processus de la connaissance et de la désillusion. Poussé par on ne sait quelle force - le hasard peut-être seulement ou bien encore le destin, il est si flatteur d'être élu par le destin- l'homme se retourne et, d'éblouissements en accoutumances, se dépouille telles les pelures d'oignon, de toutes ces apparences amassées en strates successives, s'exhausse enfin et parvient presque à soutenir le soleil du regard. Platon le sait, sans toujours l'avouer : cette conversion n'est pas une conquête mais bien une acèse où il y a plus à perdre qu'à gagner.

Vous qui vous apprêtez à célébrer un cinquantenaire, à quoi êtes-vous prêts à renoncer ? De quel côté ferez-vous mine de porter votre regard ? Savez-vous que vos rêves esquissés et projets savamment mitonnés ne pèsent pas plus que les souvenirs entassés ? Pas moins non plus d'ailleurs … si peu.

« Ierusalem, Ierusalem, convertere ad Dominum Deum tuum »

Mais l'a-t-on oublié c'est encore cette même conversion qui achève chacune des Leçons des Ténèbres ? Jérusalem, tourne-toi vers ton Seigneur Dieu !

 

D’où vient que cet homme qui a perdu son fils unique depuis peu de mois et qui est accablé de procès, de querelles et de tant d’affaires importantes qui le rendaient tantôt si chagrin n’y pense plus à présent. Ne vous en étonnez pas. Il est tout occupé à savoir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent. Il n’en faut pas davantage pour chasser tant de pensées tristes. Voilà l’esprit de ce maître du monde tant rempli de ce seul souci.
Pascal

Je ne connais pas de musique plus infiniment désespérée que celle-ci ! Je ne connais pas de stase plus désespérante : le crime majeur commis, la faute absolue qui nous laisse seuls, sales et définitivement dénués. Demain, bien sûr, la promesse, l'espérance renouvelée, mais ne nous y trompons pas, la culpabilité chevillée à l'âme. Aux antipodes, le divertissement, le bruit, le tohu-bohu de nos ambitions, le crissement infâme de nos fuites

Où je retrouve cette implacable aporie de la légèreté : nos célébrations, nos rites ne sont encore que des retournements, des angoisses que l'on étouffe subrepticement. J'ai peine à oublier la grande collusion de la violence et du sacré : nos rites ont beau s'offrir le luxe du symbole, le cri du sacrifié résonnera toujours que nos fiévreux affairements ne couvrent jamais assez.

Cédons au rite, bien sûr : se peut-il en être autrement ? Ne soyons pour autant la dupe ni des enthousiasmes feints ni des vanités révélées.

Rien de trop.