Bloc-Notes 2018
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->22015 et 2016

- >2017

-> 2018

 

L'épuisement du pouvoir

Dans un article récemment publié dans le Monde Le grand oral de Macron devant la presse :

Interrogé enfin sur « l’épreuve du pouvoir », le président qui se plaît souvent à apparaître tantôt philosophe, tantôt poète, sans redouter la grandiloquence, a disserté sur la « solitude » et la « fin de l’innocence » que
sa « charge » impliquait. « Une chose est sûre, il n’y a pas de répit », a-t-il ajouté, plaisantant sur le fait qu’il fallait « accepter les matins blafards »« les cernes » et « le teint blême ».
« Le pouvoir est une ascèse », a-t-il encore affirmé, assurant qu’il n’oubliait pas d’où il venait. « Je ne suis pas l’enfant naturel de temps calmes de la vie politique, je suis le fruit d’une forme de brutalité de l’Histoire, une effraction car la France était malheureuse et inquiète », a-t-il poursuivi. « Si j’oublie ça », alors « ce sera le début de l’épreuve ».

On aurait presque envie d'écrire 6 mois après Jupiter ! Ou, comment Jupiter découvre les affres de Sisyphe.

Je j'avoue, la chose me semble révélatrice :

de la fascination devant le pouvoir qui dut bien un peu aussi saisir cet homme, parvenu jeune au pouvoir, grillant la politesse à bien d'autres impétrants avant même qu'ils ne le réalisassent. Celui-là, tout madré qu'il soit, brillant, sagace ou chanceux qu'il parût, est tombé, comme les autres, comme tout le monde dans le piège - et je ne suis pas certain qu'il en soit sorti.

de la sottise des observateurs : décidément les journalistes ne retiennent jamais leurs jouissances devant les hommes de pouvoir. Idolâtres de ceux qui réussissent ; grands sacrificateurs de ceux qui échouent - souvent les mêmes quelques temps après.

A scruter, néanmoins comment fonctionne le pouvoir, il y a quelque chose d'à la fois rafraichissant et de follement inquiétant dans cet empressement juvénile à tout réformer … au point de mener conjointement des réformes lourdes, qui toutes pourraient virtuellement capoter, et de le faire, pour certaines, sous les modalités des ordonnances comme s'il n'était plus même le temps du dialogue démocratique.

Cette précipitation est étonnante à laquelle je me refuse de donner une lecture psychologique - l'impatience ou les caprices de la jeunesse - ou l'explication par l'impréparation - même si la référence à la fin de l'innocence est troublante. Elle va à l'encontre même de l'esprit de la Ve qui, en donnant du temps et de l'autonomie à l'exécutif, lui est supposé offrir assez de recul pour s'assurer de la pertinence et de la faisabilité de ses choix. Nulle plus que la gauche ne ne sut : les quatre fois cinq années de Mitterrand, Jospin et Hollande pesèrent infiniment plus que les quelques mois accordés à Blum en 36 ou Mendès-France en 54 !

On peut en donner une - double- lecture politique :

Il y a pourtant une autre lecture que l'on pourrait en faire, moins psychologique d'ailleurs qu'anthropologique. Il y a manifestement chez cet homme une conception étrange du pouvoir à mi chemin entre mégalomanie et naïveté la plus extrême. Outre le ton messianique aisément adopté - que j'ai déjà relevé - l'affectation à se croire providentiel, qui a pu connaître quelque succès avec de Gaulle, un sentiment de toute-puissance relevé dans un récent article de Marianne. Qu'entre, dans toute vocation politique, une part plus ou moins bien assumée de mégalomanie, voici quelque chose d'assez bien étudié mais, ici, avec Macron, ou très exactement avec sa manière d'exercer le pouvoir, il y a quelque chose qui dépasse de loin les réflexions autrefois menées sur le pouvoir jupitérien.

Petit détour par la théologie, la métaphysique en tout cas

Si l'on devait lire ceci avec des yeux grecs, manifestement c'est le terme de démesure qui viendrait immédiatement à l'esprit. Avec des yeux romains qui ne vénèrent rien mieux que le coup de force, ou chrétiens qui voient en toute institution ou bien une émanation de la puissance divine ou au contraire une révolte contre elle, c'est le terme monarchie qui s'imposerait.

Toute démocratique qu'elle se voulût, la Ve République n'a pu être pensée que par un catholique de facture très classique - ce qui fut évidemment le cas de Ch de Gaulle. Le pouvoir jaillit d'une source unique, Dieu, l'Histoire, la Nation - qu'importe ici ce fut tout un dans l'esprit de de Gaulle - et celui qui l'exerce n'en peut être que le dépositaire provisoire et limité. Il se déverse sur ce pauvre objet, plutôt silencieux et passablement informe qu'est le peuple ; qui, en tout cas, n'est pas acteur tout au mieux spectateur applaudissant voire idolâtre On est loin de 89, encore plus de 93 ; et même de 1875, république pourtant bien sage et bourgeoise.

Arendt note avec sagacité, en distinguant pouvoir et puissance combien le premier est toujours une propriété collective - celle d'un peuple, d'une collectivité - lorsque la seconde au contraire serait la caractéristique d'un individu, suscitant invariablement sinon l'hostilité en tout cas le ressentiment pour la capacité qu'elle a d'attenter à l'autonomie de l'autre. C'est bien ici toute l’ambiguïté de ce à quoi nous assistons en ce début de mandat : tout absolu qu'il puisse paraître ou se vouloir, le pouvoir n'a de sens que conféré, consenti soit volontairement, soit contraint et forcé, soit encore par fatalisme ou désespoir. Tout tyrannique que pût être le système soviétique - ceci était évident sur sa fin quand il fut soutenu par un quarteron de vieillards épuisés et malades - il ne pouvait se perpétuer qu'autant que le peuple le jugeait incontournable, inébranlable. Qu'il y consentit, donc. C'est bien tout ce qui fait l'apparente aisance, mais le mirage cruel, des débuts de mandat où l'opposition, sonnée par la défaite, semble avoir disparu et où l'opinion publique, dans un premier temps attend et accorde un préjugé favorable. Mais le peuple demeure, source unique, délégant unique. Qui veille et peut retirer son accord aussi vite qu'il l'aura préalablement consenti ; détester aussi vite qu'il aura adulé !

On ne peut qu'être frappé par la sens premier de vertu et de puissance. La puissance en langue aristotélicienne s'oppose à l'acte ; la virtualité aussi qui est celle force potentielle issue de la race, de sa propre nature. La puissance n'est pas l'exercice du pouvoir mais sa seule possibilité : presque une mise en scène des attributs du pouvoir. Le puissant ne fait rien ; fait faire ! C'est pour cela qu'il faut en revenir au paradoxe de la toute-puissance telle que la théologie a pu l'approcher : omnipotent, quand il s'agit de Dieu, désigne sa capacité à vouloir et réaliser tout ce qui n'est pas impossible - paradoxe qui ne tient que par le double sens de pouvoir qui peut désigner à la fois une force réelle et une simple possibilité logique. Ce qui, à la fois signifie que l'omnipotence se doit d'être cohérente et ne souffre en aucune manière contradiction - notamment pas avec les principes inaugurateurs. Le Christ ne descend pas de la Croix et face aux provocations du mauvais larron récompense la loyauté de l'autre ; résiste surtout aux trois tentations que Satan lui oppose qui toutes trois auraient brisé cette cohérence.

En réalité il y a confusion ici avec la force - voire la violence ! Cicéron avait raison - potestas in populo, auctoritas in senatu : l'autorité est cette capacité à être obéi sans être contraint d'utiliser coercition ou force. Comprenons bien par là que le pouvoir au sens où on l'entend usuellement est précisément en puissance et qu'il courrait invariablement le risque de se dissoudre s'il était contraint de s'exercer. C'est exactement au moment où Louis XVI dut manifester son autorité qu'il aura eu commencé de perdre le pouvoir : autre manière de dire que l'on n'a jamais que l'autorité qu'on vous prête ! De la preuve à l'épreuve, il n'y a qu'un pas : les pouvoirs institués y résistent rarement ! C'est pour cela qu'il était impossible que Jésus cédât aux tentations : on ne peut aller à l'encontre de soi, ni de sa volonté ni de sa loi sans se dissoudre immédiatement. C'est pour cette même raison qu'il n'est pas de blasphème plus lourd ni de faute plus grave que de tenter c'est-à-dire précisément de diviser - qui est le sens premier de diable !

Plus grave, mais plus décisif surtout, demeure que nous ne semblons pas avoir échappé encore à la pensée magique - surtout pas lorsqu'il s'agit du politique. En tous nos princes, nous ne cessons de considérer d'abord des thaumaturges, sans doute du fait de leur procession d'avec le divin. Toujours est-il que nous les supposons d'abord doué de pouvoirs surhumains, miraculeux, de force ou d'habileté extraordinaire, susceptible de faire bouger les montagnes. Cette foi naïve, parce qu'il ne s'agit que de ceci, s'émousse plus ou moins vite. C'est encore Girard, en la matière, qui avait vu juste : l'élu est un sacrifié et le sera demain ; figure simplement de ce autour de quoi se réunit le peuple ou la foule.

C'est à ceci, je crois, que je voulais arriver : derrière tout pouvoir, il y a de la mégalomanie mais mégalomanie n'est à tout prendre qu'un mot sérieux pour écrire plus trivialement folie des grandeurs. Qu'en réalité, tout pouvoir s'exerce toujours ou bien au nom du divin mais alors il tend plutôt à se faire discret et se laisser voir comme un intermédiaire, un prophète au mieux, un serviteur en tout cas ; ou bien contre le divin mais alors le signe en est toujours que le prince se place devant, au-dessus, dit Je au delà de toute convenance.

Oui, le grec se méfie de toute ὕϐρις ; le latin ne voit dans le roi qu'un tireur de trait ; le juif ne le peut considérer que comme le pis aller d'une théocratie directe et donc comme un oint, certes, mais venant après La Loi et la prêtrise - comme un pur et simple vicaire.

Ici, au contraire, le vicaire prend toute la place, se place devant et oublie que cette autorité qu'il a, il ne la possédera jamais que provisoirement tant qu'on la lui aura conférée et reconnue.

Moïse dit à l'Éternel: Ah! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n'est ni d'hier ni d'avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur; car j'ai la bouche et la langue embarrassées.
Qui a doté l’homme d’une bouche? Qui rend muet et sourd, clairvoyant ou aveugle? N’est-ce pas moi, Yahvé?
Va maintenant, je serai avec ta bouche et je t’indiquerai ce que tu devras dire.
Moïse dit encore: “Excuse-moi, mon Seigneur, envoie, je t’en prie, qui tu voudras.” La colère de Yahvé s’enflamma contre Moïse et lui dit:
“N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite? Je sais qu’il parle bien lui: le voici qui vient à ta rencontre et à ta vue il se réjouira en son cœur. Tu lui parleras et tu mettras tes paroles dans sa bouche, et je vous indiquerai ce que vous devrez faire. C’est lui qui parlera pour toi au peuple; il te tiendra lieu de bouche et tu seras pour lui un dieu. Quant à ce bâton, prends-le dans ta main, c’est par lui que tu accompliras les signes.”
Ex 4, 9-17

Figure même du mal : quand l'intermédiaire se prend pour le principe et la fin ; pour Dieu.

J'ai toujours tenu ce passage pour la clé de toute évaluation morale ; je réalise subitement qu'il l'est aussi de toute évaluation politique. Comment, sinon, comprendre la colère divine alors même que Moïse ne faisait que souligner qu'il était le plus mal placé pour être porte-parole ? Il n'est pas de place qui n'ait été accordée par Dieu, par de pouvoir qui n'ait été institué par lui ; par de rôle, de fonction qu'il n'ait accordée. Certes, il se peut exister des intermédiaires, des messagers, anges ou prophètes, mais il n'ont de valeur, poids et sens qu'en demeurant à leur place, sur le canal, à l'intersection. Telle est la leçon. Emmanuel est celui qui réunit, il est Messie pour cela; le diable lui, sépare, divise et ment ; rend la relation impossible et joue pour lui-même. Il est le mal. A bien le lire, l'impératif catégorique kantien ne proclamait pas autre chose : le mal débute au moment précis où la fin en soi est instrumentalisée - autre façon de dire que l'instrument usurpe la place du principe.

Je ne suis pas certain que le mot tentation soit ici approprié ; dérive conviendrait mieux ! Grosse tête, cheville qui enfle … les expressions fusent dans le langage courant pour désigner cette subite enflure. Croire que tout est possible est déjà une sournoise naïveté ; imaginer qu'on serait capable de tout changer sans que rien jamais ne résiste et sans devoir rien à l'aide ou au soutien de personne est un symptôme affligeant mais si fréquent de cette dérive. Nul ne sort indemne de l'épreuve du pouvoir. Il est sans doute des périodes épiques et des acteurs à la hauteur de ces épopées … mais n'est pas Clemenceau, de Gaulle qui veut ; au reste, même pour ceux-là l'aventure s'acheva dans d'atroces banalités.

J'ai peine à écrire ceci, moi qui me serai passionné pour le politique tout au long de mon existence : le pouvoir, toujours, est une offense ou un empiétement. Celui-ci, déjà, un an à peine après sa consécration, y sacrifie avec encore délectation ; bientôt souffrance.

Les vanités y sont bien trop turbulentes ; les violences bien trop insistantes.

 

 


1) lire :

2) l'étymologie d'ἀ ρ χ ω est bien de diriger, conduire : le monarche est donc le chef unique