Bloc-Notes 2018
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Ordre et régénération morale

a) la capitulation et la servilité vis-à-vis des puissants de ce monde se présentent sous l’aspect apparemment opposé de la rupture et de la régénération morale ; b) l’abaissement national est imputé à une crise morale grave (p. ex. mai 68) ce qui permet à la morale de venir à la place de la politique qui est, quant à elle, tenue en lisières (c’est l’Etat qui est entièrement chargé de la politique et qui a les mains libres pour ce faire)
Badiou

Ce n'est pas que je l'eusse oublié ; c'est seulement un rapprochement fait à la relecture de cette remarque de Badiou caractérisant, notamment, la réaction par cette habitude de déplacer la question politique du côté de la morale et de se proposer de résoudre la situation par une régénération morale dont elle attend tout, qui est supposée rompre avec le présent quand en réalité elle consiste en un pur et simple retour au passé.

Un rapprochement double d'ailleurs.

Comment ne pas voir que la référence de plus en plus fréquente à la morale - à l'éthique, cela fait plus chic - s'accompagne effectivement d'une des plus tenaces offensive de régression sociale. Serait ce un hasard. Sûrement non ! sous des allures policées ce retour de la morale cache aussi une victoire réactionnaire.

Et pourtant, des deux Éthiques d'Aristote à celle de Spinoza - pourquoi du reste nommer ainsi cet ouvrage quand il verse bien plus du côté de la métaphysique ? - on tirera parmi les les plus belles en tout cas les plus roboratives lectures de l'histoire de la philosophie. C'est que la morale est un bien étrange objet ; qu'en tout cas ce sont deux choses bien différentes que de l'étudier ou de s'en servir.

Je reste encore persuadé que, quelque geste que l'on avance ou acte que l'on commette, quelque parole que l'on prononce ou pensée que l'on retienne, toujours ils cachent une évaluation implicite. Qu'ainsi il est pleinement du ressort de la philosophie d'interroger les fondements de cette évaluation. Qu'en conséquence, morale et politique ont nécessairement partie liée même si, d'un seul tenant, le politique sous-entend toujours une morale qu'en fin de compte elle menace.

Et c'est ici tout le problème : ce moment si particulier où l'on quitte le domaine de la pensée pour celui de l'action, où la morale cesse d'être le fondement pour devenir le prétexte ; c'est d'ailleurs, de manière assez générale, celui de l'utilitarisme. Voici qui me gêne : le risque qu'en quoi que ce soit des réflexions, justes ou fausses mais légitimes, sur les fondements de la morale vienne à nourrir les hurlements de la meute. Il ne faut pas être dupe : que les questions morales reviennent à la surface du débat public et même de la recherche philosophique n'est pas un hasard ; rejoint trop spontanément une (re)montée de la réaction pour que ce doive être pris pour un hasard.

Encore faut-il tenter de comprendre cette résurgence !

Oh je n'ai aucune illusion. Aucune pensée - a fortiori philosophique - n'a jamais arrêté un char, ni la sottise ; encore moins la haine. Et jamais je n'aurai l'outrecuidance boursouflée de songer que mes petites pérégrinations sur le continent moral pussent aider en rien à lutter contre la fécondité soudain revivifiée de la bête immonde. Néanmoins se donner des clés pour comprendre c'est peut-être, demain se donner des moyens de lutter.

Une partie de la réponse se trouve sans doute dans le passé. Une autre dans les grandes peurs que notre proche avenir suscite.

Je ne puis m'empêcher de songer qu'il y a une cinquantaine d'années à peine, toute référence à la morale demeurait le fait de nostalgiques pétainistes, effectivement, et de gaulliste accrochés à leurs illusions de grandeur et apparences de pouvoir. Le vent frais de la jeunesse du baby-boom tout juste parvenue à la majorité, jeunesse nombreuse, brouillonne, remuante plus qu'agitée, inventive en tout cas, bousculait les ultimes poussières du début du siècle et jetait aux ornières la moindre référence morale. Morale alors ne signifiait ni réalisation de soi, ni épanouissement ; sûrement pas humanisme. Mais bel et bien aliénation et conformisme. La quintessence même de ce qu'il fallait répudier.

En France, il y aura eu au moins trois moments où l'utilisation de la morale comme justification d'une politique ultra-conservatrice - qui caractérise ce que l'on appelle la réaction - aura été, temporairement, victorieuse.

Traits communs à ces trois moments : ils succèdent tous à une catastrophe ou en tout cas à une rupture ( fin de l'Empire, défaite militaire contre la Prusse et chute du second Empire ; défaite militaire et chute de la IIIe République ; quand élection il y a, elles débouchent sur des résultats atypiques ( Chambre introuvable en 1815 ; chambre royaliste en 1870 : peu de doute sur le fait qu'en juin 40, elles eussent présenté un fort virage à droite par rapport à 36. Intéressant en tout cas qu'ils encadrent toute l'histoire de la IIIe République

Instrumentalisation

Rien ne dira mieux ce qui dans l'ordre moral peut hérisser que cette pétition déposée sur le bureau de l'Assemblée en faveur de l’allaitement maternel. La cause en elle-même ne fait pas problème qui d'ailleurs s'inscrit dans ce vaste mouvement hygiéniste porté à l'époque par tout ce que le monde porte de scientifiques, de médecins … la seule ironie est qu'ici elle vise la bourgeoisie seule capable de s'adjoindre les services de nourrices quand d'ordinaire les bonnes volontés et intentions savante visaient plutôt ce peuple souvent décrit avec dégoût, mépris comme une dégénérescence presque animale. (voir l'Assommoir). Non ! ce qui ici est révélateur c'est de lier ce souhait - que les femmes allaitent - à la Reconstruction effective de l'Ordre Moral !

« Avec l'aide de Dieu, le dévouement de notre armée, qui sera toujours l'esclave de la loi, avec l'appui de tous les honnêtes gens, nous continuerons l'œuvre de la libération de notre territoire, et le rétablissement de l'ordre moral de notre pays. Nous maintiendrons la paix intérieure et les principes sur lesquels repose notre société, Mac Mahon le 28 avril 73  »

Point n'est besoin de lire ce que A de Broglie énonce pour défendre sa politique et justifier ainsi la dissolution de la Chambre ni même d'écouter Mac Mahon qui avait pris la succession de Thiers mais ne rêvait que de restaurer la monarchie et d'occuper la place en attendant que les dissensions entre orléanistes et légitimistes se résolvent : les actes parlent d'eux-mêmes. Arracher le pouvoir à la plèbe, le confier à ceux-là seuls capables de l'exercer et diriger le peuple en lui donnant cette éducation et cet ordre moral qui assure sa soumission.

Or, quand les politiques s'entichent de morale c'est toujours pour aller fouiller dans l'intime des alcôves. Qu'on ne s'y trompe pas, pour ces gens-là, le pouvoir c'est le gouvernement des âmes où ils s'alliaient alors avec la prêtraille. Le républicain, même modéré qu'est devenu Gambetta dit tout le contraire : un gouvernement des choses qui se contenterait d'organiser la cité de telle sorte que chacun, en dépit des inégalités naturelles ou sociales, ait sa chance d'exercer sa liberté individuelle. Il n'est qu'à lire le projet d'éducation d'un de Broglie en face de celui d'un J Ferry quelques années plus tard, pour comprendre la différence.

Théoriquement elle est ici la source du problème que la morale pose à la politique ; que la politique pose à la morale. Que les deux soient liées est évident puisque ne saurait se définir un quelconque projet politique qui ne s'appuierait pas sur une conception du monde, de l'homme. Mais, d'un autre côté, ne pas considérer la vertu comme une fin en soi mais seulement comme un moyen pour asseoir sa domination ôte à celle-ci toute légitimité pour ne la laisser plus qu'au rang d'accessoire d'aliénation. Quand le moyen se hisse au rang de fin en soi, et rabaisse ainsi la fin en simple outil, alors il y a perversion ; toujours.

D'où deux conséquences :

Oui Arendt avait raison : depuis Platon, le philosophe ne peut plus parler du politique avec la neutralité qui sied. Elle aurait pu ajouter : le politique, de morale, non plus !