Martin Luther King

 

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L'HOMME D'UN RÊVE
Jacques Amalric, Le Monde, 6 Avril 1968

C'est il y a 50 ans qu'il tombait sous les balles d'un fanatique quelconque, partisan de la ségrégation raciale contre la quelle il luttait depuis si longtemps.

Cette semaine, un dossier spécial dans le Monde et un article dans le Monde Diplomatique

Année bizarre que cette année 68 qui allait connaître non seulement des mouvements étudiants divers et variés en Allemagne, aux USA mais évidemment en France où ils faillirent de peu mettre à bas les institutions de la Ve et bouleversèrent - dans son imaginaire en tout cas - l'idée que la France se faisait de sa jeunesse, de son avenir et de la modernité ; mais ce fut aussi l'année de l'assassinat de R Kennedy quelques mois seulement après celui de King ; mis ce fut encore celui de l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques.

Cette série d'événements y contribua-t-elle ? en tout cas cette année marqua, pour moi, la sortie définitive de l'enfance. Il m'en reste que je suivis attentivement ces actualités non seulement à la TV que mes parents possédaient depuis 65, à la radio, un peu dans la presse - hebdomadaire - que mes parents lisaient ( Nouvel Observateur ; Canard Enchaîné …) C'est à partir de cette date que je me mis à lire Le Monde, épisodiquement d'abord puis très régulièrement ensuite. Ma conscience politique débuta alors, en ce printemps 68.

Ma détestation de tout racisme s'entendait de soi : je découvris seulement avec effroi que la ségrégation était encore en vigueur aux USA - non pas dans un quelconque pays arriéré ou totalitaire, mais dans ce pays même qui se targuait d'être le gardien du monde libre ! Ce que je commençai à comprendre alors est combien le monde était plus complexe que le discours apaisant qu'on m'en brossait ou que ma naïveté voulait bien entendre.

Révolté, oui, je l'étais ! Je ne découvris le marxisme que bien plus tard et le peu de savoir que je détenais alors me permettait tout au mieux à ne pas me sentir à l'aise dans ce monde gaulliste finissant sans que je susse alors mettre des mots et des idées précises derrière ce malaise. Est-ce pour cela, pour l'épopée superbe de cet homme tombé sous la plus sotte et médiocre violence quand même il s'était fait le défenseur d'une démarche pacifique ? toujours est-il, mais quelques rencontres que je fis alors à l'automne qui suivit y contribuèrent largement, que ce fut l'occasion de mon premier engagement : il se fit dans les rangs de pacifistes non-violents.

Ma sortie de l'enfance en 68 sous son égide ; mon entrée en philosophie quatre année plus tard : on est, décidément, toujours le fils de son temps. J'aurai oscillé longtemps, entre la dialectique dont je savourais les délices et la non-violence qui avait pour moi ce parfum d'innocence dont j'avais besoin … je me constituai seulement, mais pouvais-je alors le savoir, le paysage intérieur de mes réflexions, mais dans cet espace, un rythme, une musique nouvelle que scandait cette curieuse anaphore : I have a dream !

Le charisme de cet homme me séduisit, faut-il le cacher. Je découvris à sa suite le parcours de Gandhi : comment ne pas succomber ? Je ne compris rien alors au débat qui pointait alors, où l'on suspectait dans le pacifisme occidental une manœuvre soviétique et où l'on finirait bien par clamer besser rot als tot ! Pour le moment avec les effluves du powerflower, les manifestations contre la guerre du Vietnam, avec cette montée soudainement joyeuse et décomplexée d'une jeunesse suffisamment nombreuse pour croire pouvoir tout bousculer, avec les ultimes craquements de l'ancien monde, on pouvait croire, espérer en tout cas, en l'avènement d'un nouveau monde, en tout cas d'un ordre où la jeunesse pourrait en tout cas imprimer sa marque où le refus de la guerre, de la ségrégation, de la haine serait suffisamment puissant pour éradiquer ce qui, du siècle précédent, aura été si détestable, si monstrueux.

Cinquante ans après, évidemment, la désillusion ; la certitude en tout cas que les transformations sociales, les progrès idéologiques sont toujours lents ; extrêmement lents et que, par voie de conséquence, il n'est rien, ou pas grand chose à attendre du politique ! Qu'à tout prendre, s'il faut accorder crédit à quelqu'un, plutôt qu'à des responsables politiques si habiles fussent-ils (de Gaulle, Clemenceau, Mitterrand, Churchill ou Kennedy) ce serait plutôt à des hommes de cette trempe : leur musique, au moins ne heurte pas l'humain.

 

Que reste-t-il, un demi-siècle plus tard, de ces espérances ? Même si un M Serres n'a pas tout-à-fait tort de souligner que l'Occident a connu sa plus longue période de paix depuis 45, il serait exagéré pourtant de prétendre que la violence eût reculé. J'ai toujours été gêné par ce que la non-violence pût avoir de négatif : on ne bâti pas un cors de doctrine non plus qu'une stratégie à partir d'un concept défini a contrario. A l'inverse les rêveries petites bourgeoises, les poncifs des libéraux de tout poil ont identiquement été démenti par les faits : ni les florissants progrès scientifiques et techniques depuis un demi-siècle, ni les avancées indéniables au plan économique et social, ni même la mondialisation des échanges n'ont en rien pacifié le monde ; que, même les florilèges des trente glorieuses ne parvinssent pas même à réduire les rigueurs de la ségrégation raciale dans un pays comme les USA, qu'il fallût plus de vingt ans pour parvenir seulement à une loi qui ne changera pas grand chose à la sclérose des mentalités, à la fureur des préjugés et encore moins à la cruauté d'une ségrégation qui se déplacera simplement du côté social, prouve jusqu'à l'écœurement combien toutes les litanies sur les vertus démocratiques et humanistes du capitalisme sont stupides ; qu'il n'y a pas grand chose à espérer du développement des échanges économiques sinon l'enrichissement accru des possédants !

Qu'on sonde, avec quelque sincérité, les fondements idéologiques et moraux de l'Occident, on constatera bientôt que la violence y est au centre. Je ne sais si Héraclite a raison en considérant que la guerre est père de toute chose (Héraclite fragment 53), ce que je sais c'est que tout le fond juif et chrétien participe du 5e commandement et de ce projet fou de considérer que la violence est surmontable ; qu'en tout cas elle ne saurait être une valeur positive justifiant quelque acte que ce soit.

D'avoir traîné du côté de la morale, en tentant d'y comprendre quelque chose ; en récusant absolument que celle-ci puisse être le moyen de quoique ce soit et en affirmant fortement qu'elle ne saurait avoir de sens qu'en étant une fin en soi, je dois bien admettre pourtant qu'à la fois polémos est géniteur et que la violence est détestable. Que c'est sans doute tout le drame de l'Occident de n'avoir su conjuguer ces deux termes.

Que le conflit est moteur et que ce moteur doit être dépassé !

Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes.
Ἰδού, ἐγὼ ἀποστέλλω ὑμᾶς ὡς πρόβατα ἐν μέσῳ λύκων: γίνεσθε οὖν φρόνιμοι ὡς οἱ ὄφεις, καὶ ἀκέραιοι ὡς αἱ περιστεραί.
Mt, 10,16

C'est pour cela, même si ceci me dérange, même si d'ailleurs c'est la seconde fois en quelques semaines que je m'observe l'écrire, je demeure de plus en plus suspicieux à l'égard du politique, dont je n'attend rien sinon du bruit.

Il ne reste plus grand chose à espérer, sinon de l'humain.

 

" Ça a été dur, très dur... Je n'ai jamais vu des gens aussi apathiques. Rien ne les intéresse. " Découragé, le pasteur King boit un calé crème dans un bar noir de Cleveland dont les serveuses le dévorent des yeux. Mais dans la salle, les momies noires qui jouent aux cartes, certainement depuis le matin, n'ont même pas daigné jeter un regard sur " l'apôtre de la non-violence " lorsqu'il est entré.

La scène se passait au mois de novembre dernier. Le pasteur King était venu pour deux jours à Cleveland faire campagne en faveur de M. Carl Stokes, l'homme qui allait être élu maire de la ville.

M. Stokes se serait bien passé de cet appui. M. Stokes est peut-être noir, il n'en goûte pas pour autant ce qu'il appelle " des désordres inutiles ". Il a d'ailleurs refusé de rencontrer le pasteur King, cherchant sans doute par ce geste à rassurer une minorité de Blancs dont il sollicitait les suffrages.

M. Stokes a été élu, mais il avait tort de s'inquiéter. La présence du pasteur King n'a entraîné aucun trouble. Elle n'a rencontré en définitive qu'indifférence dans les rues noires de Cleveland que nous avons sillonnées pendant vingt-quatre heures en compagnie du pasteur.

La température (moins 10 degrés) ne se prêtait pas bien sûr à des démonstrations d'enthousiasme. Mais il y avait quelque chose de profondément triste à voir cet homme de foi et de courage tenter d'éveiller l'intérêt de ses frères de race sinon de classe. " Je suis Martin Luther King. Je suis venu vous dire qu'il fallait voter à tout prix. Pour le meilleur candidat. " Comme une litanie, le pasteur répétait son conseil, se refusant à invoquer le facteur racial, saisissant plutôt que serrant des mains qui hésitaient à se tendre. " Je ne suis pas venu faire campagne pour Stokes, devait-il me dire à la fin de la journée, mais pour les Noirs. Pour qu'ils aillent voter enfin et qu'ils ne restent pas chez eux. Parce que s'ils vont voter, je sais bien pour qui ils le feront ", ajouta-t-il avec un sourire plein d'humour. Et finalement, les Noirs, qui s'abstiennent d'habitude dans le Nord dans une proportion beaucoup plus grande que les Blancs alors qu'aucun obstacle n'existe, allèrent voter... pour Stokes, bien entendu.

Succès dans le Sud échecs dans le Nord

Le pasteur King n'a jamais rencontré auprès des masses noires du Nord l'enthousiasme et la résolution qu'il avait su éveiller dans le Sud. Alors que les succès remportés dans l'ancienne Confédération ne se comptent plus, il n'a connu que des échecs depuis qu'il a décidé en 1965 de lancer dans le Nord, à Chicago notamment, une grande campagne de désobéissance civile. La grève des loyers qu'il préconisa notamment en 1966 fut un fiasco ainsi que la campagne de réhabilitation des " ghettos ". Il ne s'est pas découragé, mais ses efforts n'ont rencontré que peu d'échos parmi la communauté noire tout en exacerbant les réactions racistes des minorités ethniques de Chicago - Polonais, Italiens notamment, - qui se sentent menacées dans leur suprématie relative.

Jusqu'en 1965, le pasteur King avait consacré l'essentiel de ses activités à lutter contre la ségrégation dans le Sud. C'est de cette époque d'ailleurs que date sa renommée : il fait parler de lui pour la première fois en 1955, en inventant une nouvelle arme de lutte, le boycottage. C'est la compagnie des autobus de Montgomery (Alabama) qui fait la première les frais de cette nouvelle stratégie, à la suite d'un incident au cours duquel une femme noire est chassée de la portion avant d'un autobus réservée aux passagers blancs. Le pasteur King organise un mouvement de boycottage qui durera trois cent quatre-vingt-un jours, mais finalement la compagnie, au bord de la faillite, cède. La cloison séparant Noirs et Blancs dans les autobus est abolie.

Nous sommes au début de ce qu'on allait appeler, sans doute à tort, la " révolution noire ". La victoire de Montgomery intervient en effet un an après la décision historique de la Cour suprême déclarant illégale la ségrégation dans les établissements scolaires publics. A la gamme des armes utilisables par les Noirs dans leur lutte pour la liberté, le pasteur King vient d'en ajouter une nouvelle : l'utilisation non violente de la désobéissance aux lois injustes et du pouvoir économique. Jusqu'à présent, la lutte avait été menée essentiellement devant les tribunaux non par les masses noires, mais par des avocats spécialisés travaillant généralement pour la plus vieille organisation intégrationniste, l'Association nationale pour le progrès des Noirs (N.A.A.C.P.).

Espoir et inquiétudes

L'irruption du pasteur King est accueillie avec espoir par la communauté noire du Sud. Avec inquiétude par les intégrationnistes traditionnels qui se sont toujours méfiés des masses et pour qui l'intégration reste souvent un concept abstrait. Avec haine pour les racistes du Sud qui organiseront plusieurs attentats contre le pasteur King. Lui ne devait plus s'arrêter. Pour coordonner son action, il fonde la Conférence des leaders chrétiens du Sud. Il prend aussi contact avec une nouvelle génération d'intégrationnistes, les étudiants, qui ne se satisfont plus de savoir qu'on travaille pour eux dans des études d'avocats mais qui veulent participer à la conquête de leur liberté. Très vite, ces étudiants, Noirs et Blancs, sont séduits par les nouvelles méthodes d'action du pasteur King. Celui-ci les aide à former le Comité de coordination des étudiants non violents (S.N.C.C.), qui devait " virer " au Pouvoir noir ces dernières années.

A la fin des années 50 et au début des années 60, l'optimisme est à son comble : la ségrégation cède dans tout le Sud, non certes dans les esprits mais dans les institutions. Les volontaires des droits civiques déferlent vers le Sud en " pèlerinages de la liberté ", défiant les interdits, s'asseyant aux comptoirs des drugstores, impassibles sous les pires avanies et humiliations. " J'ai fait un rêve, s'écrie le pasteur. C'est un rêve profondément enraciné dans le rêve américain. J'ai rêvé qu'un jour, dans les montagnes rouges de Georgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d'esclaves s'assiéront ensemble à la même table de fraternité. "

Mais le pasteur King sait que son rêve ne viendra pas avec le sommeil. Il multiplie l'organisation de manifestations à Albany, Lexington, Birmingham, où des racistes plastiquent une église, tuant quatre fillettes noires. La renommée du pasteur est à son apogée. L'Amérique, en proie à la mauvaise conscience, croit reconnaître ses valeurs dans cet homme. Time le proclame en 1963 1' " homme de l'année ". En 1964, il reçoit le prix Nobel de la paix mais en consacre le montant à financer la lutte des Noirs américains.

L'incendie

A partir de 1964, le problème racial américain apparaît avec une nouvelle ampleur. Durant l'été, Harlem se révolte. L'incendie va faire tache d'huile les années suivantes, révélant la profondeur du mal dans un Nord qu'on feignait jusqu'alors de croire libéral et antiraciste. Au début, le pasteur King condamne les violences de Harlem, de Los Angeles. Ses supporters blancs n'en attendaient pas moins. Mais bien vite il comprend l'étendue du mal : aucune loi ne peut être combattue dans le Nord, puisqu'aucune loi n'est raciste. C'est tout le système qui est empreint de racisme, un système subtil et quotidien qu'il n'a jamais affronté dans le Sud.

Autre handicap pour le pasteur King : c'est, d'un point de vue sociologique, un bourgeois. Il appartient en effet à cette petite bourgeoisie des Noirs du Sud, comptant surtout des pasteurs et des professeurs, qui n'a rien à voir avec les désespérés de Watts ou de Harlem. Ces derniers ne sont d'ailleurs pas disposés à l'écouter. A plusieurs reprises, il sera hué. Les nationalistes refusent d'abord de collaborer avec lui. Il se heurte à d'incroyables luttes d'influence entre les diverses Eglises noires d'une même ville, à la suspicion générale. Bref, il doit affronter un milieu complètement nouveau pour lui, où il ne parviendra jamais à se faire accepter complètement. Il parle espoir et force de vie à des gens qui n'espèrent plus rien. Alors que dans le Sud il était le pasteur et les masses son troupeau, dans le Nord il apparaît vite comme un moraliste, " l'oncle Tom ", diront certains nationalistes, l'homme du pouvoir blanc manié et téléguidé par le pouvoir blanc.

C'était faux. Depuis qu'il avait résolu de combattre le racisme dans le Nord, qu'il ne manquait pas une occasion de réclamer la mise en place d'un vaste programme d'aide économique à la communauté noire, qu'il étendait sa contestation de la société américaine à celle de la politique étrangère des Etats-Unis, critiquant sans arrêt la guerre du Vietnam, le pasteur King était devenu un personnage non grata à la Maison Blanche. Sa vision du monde et de l'homme n'avait sans doute que peu à voir avec celle du président Johnson. On le traitait volontiers, du côté des Blancs respectables et des intégrationnistes traditionnels, d'apprenti sorcier voulant jouer avec le feu. Car ses premiers échecs dans le Nord ne l'avaient nullement découragé. Il avait repris toute son action sur une autre base, beaucoup plus modeste : ne pouvant créer un vaste mouvement en quelques mois, il avait entrepris une organisation systématique des quartiers noirs, acceptant de travailler avec certains nationalistes noirs, car il était conscient de leur représentativité. Cet engagement devait se concrétiser par la grande " marche des pauvres " sur Washington le 22 avril prochain. Les tueurs de Memphis et la société qui les a sécrétés en ont décidé autrement. Mais avec le pasteur King, ce n'est pas seulement cet homme courageux, généreux, extrêmement simple, qui disparaît. C'est aussi son rêve qui s'évanouit, un rêve qui n'est peut-être pas celui de l'Amérique.

 

 

 

 

 

 

 

 

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