Palimpsestes

Montaigne, Les Essais , 1595 -. Livre III – Chap. IX- De la Vanité

 

Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. L'âme y a une continuelle exercitation , à remarquer des choses inconnues et nouvelles. Et je ne sache point meilleure école, comme j'ai dit souvent, à façonner la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies, et usances : et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. Le corps n'y est ni oisif ni travaillé : et cette modérée agitation le met en haleine. […]Moi qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il fait laid à droite, je prends à gauche : si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arrête. Et faisant ainsi, je ne vois à la vérité rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue : et remarque de l'empêchement en la délicatesse même et en l'abondance. Ay-je laissé quelque chose à voir derrière moi, j'y retourne : c'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. Ne trouve-je point où je vais, ce qu'on m'avait dit ? comme il advient souvent que les jugements d'autrui ne s'accordent pas aux miens, et les ai trouvé le plus souvent faux : je ne plains pas ma peine : J'ay appris que ce qu'on disait n'y est point.

J'ay la complexion du corps libre, et le goût commun, autant qu'homme du monde : La diversité des façons d'une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d'étain, de bois, de terre : bouilli ou rôti ; beurre, ou huile, de noix ou d'olive, chaud ou froid, tout m'est un. Et si un, que vieillissant, j'accuse ceste généreuse faculté : et aurais besoin que la délicatesse et le choix, arrêtât l'indiscrétion de mon appétit, et parfois soulageât mon estomac. Quand j'ay été ailleurs qu'en France : et que, pour me faire courtoisie, on m'a demandé, si je voulais être servi à la Françoise, je m'en suis moqué, et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d'étrangers.

J'ay honte de voir nos hommes, enivré de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent- ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste aventure : les voila à se rallier, et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de moeurs barbares qu'ils voient. Pourquoi non barbares, puis qu'elles ne sont françaises ? Encore sont ce les plus habiles, qui les ont reconnues, pour en médire : La plupart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés, d'une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d'un air inconnu.

Ce que je dis de ceux là, me ramentoit en chose semblable, ce que j'ai parfois aperçu en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte : nous regardent comme gens de l'autre monde, avec dédain, ou pitié. Ôtez leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dit bien vrai, qu'un honnête homme, c'est un homme mêlé.