Textes

Montaigne Essais Livre II
XII - Apologie de Raymond Sebond
pp. 152, 155, 156, 164, 165, 252, 253, 322, 332, 333, 347, 348.

Considérons donc pour cette heure l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. Qu'il me fasse entendre par l'effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages qu'il pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander ?

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[...] Inter caetera mortalitatis incommoda et hoc est, calligo mentium, nec tantum necessitas errandi sed errorum amor.
(Entre tant d'infirmités de la nature humaine, il en est une, l'aveuglement de l'esprit, qui non seulement la pousse à l'erreur mais la lui fait chérir.) [6]


La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus
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calamiteuse et fragile de toutes les créatures, c'est l'homme, et en même temps la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici, parmi la bourbe et le fumier du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et basse partie de l'univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition ; et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune et ramenant le ciel sous ses pieds. C'est par la vanité de cette même imagination qu'il s'égale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soi-même et se sépare de la foule des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment connaît-il, par l'effort de son intelligence, les mouvements internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d'eux à nous conclut-il la bêtise qu'il leur attribue ?

[...]

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[...] Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille.

Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.
(Tout est pris dans sa chaîne et sa fatalité.) [9]
Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés ; mais c'est sous le visage d'une même nature :
res quaeque suo ritu procedit, et omnes
Foedere naturae certo discrimina servant.
(Toute chose suit sa loi selon laquelle elle évolue, et toute chose
conserve ses différences selon le pacte immuable de la nature.) [10]
Il faut contraindre l'homme et le ranger dans les barrières de cette discipline.

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[...] Je vois les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler ; car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout à fait ennemies. De façon que, quand ils disent : « Je doute », on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu'au moins assurent et savent-ils cela, qu'ils doutent. Ainsi on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la médecine, sans laquelle leur humeur serait inexplicable ; quand ils prononcent : « J'ignore », ou : « Je doute », ils disent que cette proposition s'emporte elle-même, avec le reste, ni plus ni moins que la rhubarbe qui pousse hors les mauvaises humeurs et s'emporte hors avec elle-même.

Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation : « Que sais-je ? » comme je la porte à la devise d'une balance.

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Les sujets ont divers lustres et diverses considérations ; c'est de là que s'engendre principalement la diversité d'opinions. Une nation regarde un sujet par un visage, et s'arrête à celui-là ; l'autre, par un autre.

Il n'est rien si horrible à imaginer que de manger son père. Les peuples qui avaient anciennement cette coutume, la prenaient toutefois pour témoignage de piété et de bonne affection, cherchant par là à donner à leurs progéniteurs la plus digne et honorable sépulture, logeant en eux-mêmes et comme en leurs moelles les corps de leurs pères et leurs reliques, les vivifiant aucunement et régénérant par la transmutation en leur chair vive au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aisé à considérer quelle cruauté et abomination c'eût été, à des hommes abreuvés et imbus de cette superstition, de jeter la dépouille des parents à la corruption de la terre et nourriture des bêtes et des vers.

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Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu'il n'y voit pas, impossible de lui faire désirer la vue et regretter son défaut.
Par quoi nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu qu'elle n'a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours argument ni similitude, qui loge en son imagination aucune appréhension de lumière, de couleur et de vue. Il n'y a rien plus arrière qui puisse pousser le sens en évidence. Les aveugles-nés, qu'on voit désirer à y voir, ce n'est pas pour entendre ce qu'ils demandent : ils ont appris de nous qu'ils ont à dire quelque chose, qu'ils ont quelque chose à désirer, qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effets et conséquences ; mais ils ne savent pourtant pas que c'est, ne l'appréhendent ni près ni loin.

J'ai vu un gentilhomme de bonne maison, aveugle-né, au moins aveugle de tel âge qu'il ne sait que c'est que de vue ; il entend si peu ce qui lui manque, qu'il use et se sert comme nous des paroles propres au voir, et les, applique d'une mode toute sienne et particulière. On lui présentait un enfant duquel il était parrain ; l'ayant pris entre ses bras : « Mon Dieu ! dit-il, le bel enfant ! qu'il le fait beau voir ! qu'il a le visage gai ! » Il dira comme l'un d'entre nous : « Cette salle a une belle vue ; il fait clair, il fait beau soleil. » Il y a plus : car, parce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la butte, et qu'il l'a ouï dire, il s'y affectionne et s'y embesogne, et croit y avoir la même part que nous y avons ; il s'y pique et s'y plaît, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles.

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Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet [cercle vicieux]. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d'incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s'établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l'infini.

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Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l'eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus, il perdra ce qu'il voulait tenir et empoigner. Ainsi, étant toutes choses sujettes à passer d'un changement en autre, la raison, y cherchant une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit né. [...]