Textes

Montaigne, Essais II, Gallimard, Folio 1965, pp. 426-427.
Du démentir

 

Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps de m'être occupé tant d'heures oisives à pensées si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m'a fallu si souvent m'interroger et composer pour m'extraire, que le patron s'en est affermi et quelque peu formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint pour moi de couleurs plus nettes que n'étaient les miennes premières. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie; non d'une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.

Ai-je perdu mon temps de m'être rendu compte de moi si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue de temps en temps, ne s'examinent pas si précisément, ni ne se pénètrent, comme celui qui en fait son étude, son ouvrage et son métier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force.

[...]

Combien de fois m'a cette besogne diverti de pensées ennuyeuses ! et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. [...] J'écoute à mes rêveries parce que j'ai à les noter. Combien de fois, étant marri de quelque action que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m'en suis-je ici soulagé, non sans dessein de publique instruction ! [...] Je n'ai aucunement étudié pour faire un livre ; mais j'ai un peu étudié parce que je l'avais fait [...].