Textes

Mauriac
La Cause du genre humain
7/10/45

 

JE ne suis pas de ces âmes simples qui disent: “C'est vrai puisque c'est sur le journal…” Je reproduis donc ici, sous toutes réserves, ce que chacun a pu lire comme moi dans la presse: “Les Américains viennent d'engager, avec contrat de cinq ans, de nombreux spécialistes allemands et autrichiens du V2. Ces gens doivent partir pour l'Amérique incessamment et ils peuvent emmener leurs familles. Parmi eux se trouve l'ingénieur allemand Fisher.”
Alors que les criminels de guerre sont au moment de comparaître devant le tribunal de Nuremberg, on voit assez bien ce que leurs défenseurs pourraient tirer de cette nouvelle, si elle est vraie, et aussi ce qu'elle pourrait inspirer à un journaliste doué de quelque verve. Mais, au fond, ce n'est pas une histoire drôle, et nous avons mieux à faire que de chatouiller le nez de nos puissants alliés avec une plume. Une nouvelle de cet ordre, sous son aspect bénin, nous rend sensible l'irréparable défaite que l'espèce humaine vient de subir. Elle signifie, en effet, que tout ce qui pourrait ressembler à une société des Nations est devenu pratiquement irréalisable. Imagine-t-on un conseil de famille où chacun des deux parents les plus riches, entouré de ses clients tremblants et muets, commencerait par déposer devant lui, sur le guéridon Louis-Philippe, une mitraillette? Mais cela n'est rien, et cette histoire a une portée plus grande encore: elle consacre la victoire de la matière sur l'esprit.
Après une boucherie de cinq ans, l'humanité réveillée de sa stupeur aurait pu se souvenir du Sermon sur la Montagne ou de la Déclaration des Droits de l'Homme. Enfin arrachées à l'engrenage des machines à tuer, elle aurait pu se recueillir, faire oraison, chercher les causes de l'immense malheur dont elle ne sort pas seulement décimée, mais déshonorée (car nous savons aujourd'hui jusqu'à quelle ignominie l'être humain peut se ravaler) et n'avoir de cesse qu'elle ne les ait prévenues.
S'il existe, le contrat des Américains avec l'ingénieur allemang Fisher contient cet aveu: “Nous n'avons plus aucune chance de maintenir la paix, sinon en accumulant tous les moyens de destruction, même ceux qui ont été inventés et utilisés pour le crime, et en les poussant à l'extrême de leur efficacité.” Aucune idée n'a plus d'influence: voilà la bonne nouvelle que le Nouveau Monde nous apporte. Il n'y a plus rien à attendre d'une action spirituelle. Les arguments d'ordre spirituel ne comptent plus, aujourd'hui, parce qu'il n'existe plus d'âmes pour les accueillir, parce que les conducteurs des grandes nations agissent comme s'ils ne croyaient plus qu'ils ont une âme. L'humanité doit renoncer une fois pour toutes à une certaine conception idéale de la vie et mettre son espoir dans la possession d'engins à ce point meurtriers que les puissances rivales ne puissent plus se jeter l'une sur l'autre sans risquer de s'anéantir avec le reste du monde.
Eh bien! Au moment où nous sommes en droit d'espérer que bientôt, à la Chambre française, le double idéalisme humaniste et chrétien s'exprimera dans une forte majorité travailliste, prenons conscience, tout affaiblis et ruinés que nous soyons, du privilège que nous avons d'apporter la protestation de l'Esprit, au nom des peuples dont quelques-uns, d'ailleurs, sont bâillonnés. Aux grands Empires incapables de rien inventer de mieux que de se faire peur l'un à l'autre, l'Angleterre et la France ne cesseront de rappeler, de définir les lois d'un ordre international et d'une organisation universelle de la Paix. A cette tribune du Palais Bourbon d'où tant de nobles voix ont retenti sur le monde, la France va recommencer de plaider la cause du genre humain