Textes

Mauriac
Le Monde cassé
Figaro, 22/09/45

 

NOUS voudrions nous détendre un instant, recommencer le jeu de la vie, travailler, réunir des amis, entendre de la musique, oublier ce que nos yeux ont vu, laisser les pauvres morts à leur repos. Nous voudrions détourner notre pensée des difficultés contre lesquelles s'épuisent tant de survivants pour se nourrir, se loger, se vétir; nous voudrions nous donner un peu de relâche enfin! Mais impossible d'ouvrir un journal sans que le premier titre déchiffré nous rappelle que le monde où nous sommes est un monde désaccordé, un monde cassé.
Rien n'est plus à l'échelle de rien. Il y a, par exemple, une disproportion à la fois terrible et comique entre cette réunion des ambassadeurs à Londres et l'abondance et l'énormité des problèmes sous lesquels on sent ces Messieurs submergés. Une seule des questions à l'étude eût rendu nécessaires, autrefois, d'importantes conférences internationales: le seul problème marocain suscita celle d'Algésiras. Par-dessus l'Europe aux reins brisés, deux volontés de puissance s'affrontent –et l'une d'entre elles donne l'impression d'une force lente, irrépressible, indifférente aux raisonnements. Il n'y a pas d'arbitrage imaginable entre deux forces dont l'une est une marée.
Dieu merci, l'excès même de la puissance que les grands détiennent et aussi l'épuisement des multitudes qu'ils contrôlent empêchent l'esprit de concevoir que le recours à la force soit possible. Mais, alors, où se trouve l'issue? On se demande si ce monde en fusion ne se forme pas en dehors de toute volonté délibérée. Ces conférences d'ambassadeurs sont embarquées sur le fleuve dont elles prétendent régler le cours; mais le courant les entraîne elles ne savent où.
On dirait que les Empires aux prises n'appartiennent pas à la même époque, au même moment de la civilisation, qu'il s'est produit une sorte de confusion historique, un mélange d'acteurs qui figuraient dans des drames séparés par des siècles et qui, tout à coup, se trouvent aux prises sur la scène du monde. La différence de langage n'est rien: un bon interprète y remédie; mais il n'existe pas d'interprète pour les esprits de planètes différentes. La Russie soviétique a sa morale qui se moque de la morale anglo-saxonne. Elle a une morale politique à sa mesure qui, dans on fond, ne diffère peut-être pas autant de celle de ses alliés que l'apparence pourrait le faire croire. Mais l'apparence compte beaucoup dans les rapports internationaux: la diplomatie est l'art de sauver la face. La Russie consentira-t-elle à la sauver? Cependant, elle s'infiltre autour du bassin méditerranéen, et lorsque la Pologne, l'Ukraine et la Russie blanche sont invitées à donner par écrit leur opinion sur les conditions de paix à présenter à l'Italie, lorsque la catholique Pologne rompt avec le Saint-Siège qui n'en est avisé que par la presse et par la radio, nous commençons à avoir les éléments pour écrire un petit traité qui pourrait s'intituler “De l'utilisation des satellites.”
Ce qui ressort de tout cela, ce qu'il faut oser regarder en face, c'est qu'il ne subsiste rien des buts vers lesquels tendait, depuis un demi-siècle, l'espérance des hommes. L'espérance n'est pas morte, certes, mais elle se suspend à d'autres idées. L'affaiblissement du concept de nation libère dans l'homme des puissances d'attachement qui critalissent autour d'idéologies incarnées dans une race. Phénomène qui n'est pas nouveau et dont le fascisme et l'hitlérisme ont bénéficié au lendemain de l'autre guerre.
Pour nous, dans l'immédiat, il ne nous reste que de resserrer les liens de la famille occidentale. Que les héritiers et les témoins de la plus haute culture humaine se rassemblent en Europe comme à la proue d'un grand vaisseau nauffragé. Qu'autour de la patrie de Shakespare, les fils de Montaigne et de Pascal, ceux de Michel-Ange et de Dante, du Greco et de Cervantès, de Mozart, de Bach, de Beethoven et de Gœthe, de Rubens et de Rembrandt, que cette postérité décimée par une folie furieuse contre laquelle nous savons aujourd'hui qu'il n'existe pas de camisole de force, et qu'on sent à chaque instant prête à se déchaîner, que cette famille d'Occident prenne conscience de la fraternité qui est sienne: fraternité du sang et du génie. Avec quelle émotion je relis, dans le dernier “journal” qu'ait écrit notre cher Charles Du Bos, ceci qui exprime tellement ce que je ressens ce soir: “Sentiment chez moi à cette heure, si fort que, dans le regard que je dirige sur chaque être, il y a comme une tendresse apitoyée pour la communauté du destin. J'en viens à nous envisager tous comme des passagers. Ah! que Pascal a raison de dire que nous sommes “embarqués"!