Bloc-Notes 2018
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Du monstrueux … et autres amabilités

Autour de Mauriac encore et toujours …

après avoir entendu ceci prononcé par Mauriac en 1954 lors d'une conférence organisée par l'Express à quoi, à l'époque, il commence de collaborer, ne supportant pas les prises de position du Figaro, mais plus généralement, de toute une partie de la classe politique, sur les conflits coloniaux, notamment au Maroc et bientôt en Algérie :

On est ici dans la grande période de l'intellectuel engagé à quoi Mauriac bien sûr, mais avant lui Malraux en Espagne, puis Camus, Sartre et tant d'autres, durant la guerre d'Algérie donneront de si glorieuses lettres de noblesse qu'on en finira par imaginer que ce fût une figure obligée, universelle. Las, les Voltaire ou les Hugo et autre Zola peuvent aussi se taire, détourner le regard : ils finirent hélas par le faire … et trahir.

J'aime assez cet écart vertigineux entre l'écrivain cloîtré dans l'affairement narcissique de son œuvre et l'engagement somme toute généreux où il y a toujours plus à perdre qu'à recevoir, à donner qu'à attendre. Je suis trop philosophe pour ne pas savoir combien rien de ce que nous éprouvons n'est transmissible et que la raison n'offre à penser que du désincarné qui aide peut-être à se repérer mais contribue si peu à vivre ! Assez philosophe pour avoir envié parfois ce biais, où j'entrevois l'essence de l'art, que ceux-là trouvèrent qui d'un rythme ou d'une vocalise, le sinueux chemin où le sens prend corps, et le désir rend grâce. Trop malhabile pour y accéder jamais mais deviner néanmoins qu'on ne frôle pas impunément les berges du Styx.

J'ai mis longtemps à comprendre, ce que pourtant j'aurai toujours su : cette animosité à l'égard de la communication n'est que la vieille rangaine contre les sophistes qui auraient commis l'impair majeur en préférant à la vérité le brillant du verbe ; la vieille défiance à l'égard des poètes qui eux, plus que tout, faisaient fi du vrai. Cette défiance à l'égard de l'artiste, de l'intellectuel vient de loin . D'où les quolibets, au mieux, ou le mépris, au pire, à l'endroit de ceux qui se targeraient de ne pas partager le lot commun, de courtiser les princes sans que nul autre qu'eux-mêmes n'en profite, de frôler les étoiles sans vouloir,rien éclairer d'autres que leur propre gloire. Des parasites ; des menteurs.

Alors oui, ceux-là, n'écrivent que pour dire le rapport qu'ils nouent avec le monde et sans doute se préoccupent-ils peu de l'épaisseur du monde lui-même qui ne saurait de toute manière avoir d'autres couleurs que les leurs. Ceux-là ne sortent pas d'eux-mêmes ; le feraient-ils qu'ils se feraient désespérément ordinaires.

J'aime à savoir Homère aveugle, autant que Moïse bègue ; j'aime à savoir les vers d'Orphée si puissants et sa musique si envoutante qu'ils émurent même l'inflexible Hadès ; j'aime à me souvenir que l'amour éperdu de Déméter pour sa fille Perséphone enlevée par Hadès, la fit tant chercher mais négliger l'entretien de la Terre que Zeus dut intervenir. Mais j'aime surtout que le rusé Hadès imposa des contraintes telles qu'Eurydice à la fin n'est pas sauvée ; que Déméter n'obtiendra qu'à moitié le droit de revenir sur Terre. Il y a bien ici l'idée d'un cycle, d'une réversibilité offerte mais si infime que toujours ratée. Orphée, l'aède si génial, devra se taire et ne pas se retourner ; et Déméter n'être liée à rien. Lui, inquiet, se retournera de ne plus entendre les pas de l'aimée ; elle, mangera des pépins de grenade. Tout semblait possible ; à la fin tout fut perdu.

A la fin, le Christ sauve le bon larron ! Oui ! les dieux sauvent ! les poètes ne peuvent tenir le salut qu'ils promettent.

Monstres pour autant ? Pas sûr ! Idolâtres de leur propre image, prompts à tout sacrifier à la gloire de leurs petits egos ? Non pas vraiment. Anxieux de s'égarer et de laisser s'éteindre cette musique intérieure ou gâcher ce minucule paysage intime qu'ils désespèrent de pouvoir offrir au monde ? oui sûrement. Mauriac a ici la cruauté taquine que sa culpabilité arme comme bouclier mais s'il n'a pas tout à fait tort de se moquer des petites faiblesses de ses compères doit-il compter pour rien que ce sont leurs efforts qui nous rendent l'existence sinon aimable du moins supportable et que nous n'endurerions pas une seconde de plus l'imperturbable enchaînement de nos labeurs et échecs sans leur musique, sans leur peinture ; sans leurs récits.

Je ne sais si c'est ici grâce ou malheur que de savoir orner la pesanteur des choses, je sais que du plus loin qu'on s'en souvienne, l'écrivain est toujours tenu pour un paria ou, pire encore, un amuseur quand il s'approche trop du pouvoir et l'on pourrait aisément répéter de lui ce que Platon énonçait de l'ingénieur : tu n'épouserais pas sa fille ni ne donnais la tienne à cet homme-là ! Si certains, à l'âge classique n'eurent pas trop à souffrir de la proximité du pouvoir que dire de ceux qui dans les années 40 se brûlèrent à trop braver l'infamie ou dans les années 50 à trop idolâtrer la tyrannie ? Il y a sans doute de la grandeur à s'engager, à ne pas demeurer sur son pré-carré réconfortant mais, fichtre, ceux-là se sont aussi beaucoup trompés, terriblement aveuglés : décidément, pas plus qu'en philosophie la raison, le talent ne protège de l'ineptie, de la sottise voire de la malignité.

Pourtant leur silence aujourd'hui est assourdissant !

Dès lors, entre égocentrisme et ratiocinations politicardes, voici l'artiste déchiré entre l'accusation d'indifférence égoïste ou de mégalomanie messianique. Je crois la position intenable

Il faut lire Mauriac décrivant Proust s'évidant de toute force, se mortifiant de ce monde qu'il parvenait à créer ; érigeant Rimbaud en archétype de la révolte mais ne parvenant à le demeurer qu'en disparaissant très vite dans des affaires interlopes … Peut-être ne peut-on, d'une seule tenure, vivre et représenter la vie ; dessiner le monde sans s'en exclure. C'est un lieu commun, surtout s'agissant de Proust, que de présenter l'artiste comme victime de sa propre œuvre, comme sacrifiant son existence à cette dernière, comme dévoré par elle. C'est donner à l'acte de création une connotation mystique, religieuse ou furieusement romantique qu'il n'eut jamais pas même si ceci convint sans doute à une certaine époque. Je ne crois pas plus à la vocation où je soupçonne un orgueil habilement travesti même si je reconnais la même obsession religieuse à camoufler son incompréhension de la création artistique de quelque vêture plus présentable.

 

Coincé entre l'impératif singulier et l'omniprésent collectif, trouver un passage pour l'œuvre autant que pour soi, entre le singulier et l'universel, telle est sans doute la clé pour l'artiste. Elle l'est pour chacun d'entre nous, mais elle l'est éminemment pour lui car son échec est toujours tonitruant ; le nôtre vulgaire seulement.

En fin de compte, il ne mérite ni excès d'honneur ; ni indignité.

 


 

sur son engagement après le Nobel écouter ou voir

dans les Mémoires Intérieurs notamment et ici dans le cadre d'une émission de R Stéphane datant de 62 (extraits)