Nouveau prêt-à-porter idéologique
Armand Mattelart
Le Monde Diplomatique Mai 1992

 

Le mot « globalisation », transposition littérale du terme anglo-saxon, est à la mode. Depuis la fin des années 60, le « global » a fait irruption dans notre représentation du monde grâce à deux ouvrages célèbres : celui de Marshall McLuhan écrit en collaboration avec Quentin Fiore  (War and Peace in the Global Village) et celui de Zbigniew Brzezinski  (Between Two Ages. America’s Role in the Technotronic Era) (1).

Le premier s’appuie sur l’expérience de la guerre du Vietnam et le rôle joué alors par la télévision : grâce au petit écran, les citoyens cessent d’être des spectateurs pour se convertir en participants ; la dichotomie entre civils et militaires se serait même évanouie. En temps de paix, estime McLuhan, le média électronique tire vers le progrès tous les territoires non industrialisés et la technique devient ainsi le moteur du changement social.

A la même époque apparaît aux Etats-Unis le slogan de la  « révolution des communications ». Celle-ci  "développe le désir de consommation, la responsabilité sociale collective, la révolte des jeunes, la révolte féminine, la révolte de la mode, l’ère du jugement individuel, bref une nouvelle société (2) ".Cette « révolution » scelle le sort des dernières utopies de bouleversements sociaux et signifie la mort des idéologies. L’idée de « village global » commence alors sa carrière sur le marché du prêt-à-penser : chaque grande crise internationale accélérera son succès. Ainsi en a-t-il été pendant la crise du Golfe, alors même que le verrouillage de la guerre psychologique creusait au contraire le fossé entre civils et militaires.

Politologue, directeur de l’Institut de recherche sur le communisme à l’université Columbia, M. Zbigniew Brzezinski préfère l’expression  « ville globale », la connotation de retour à la communauté et à l’intimité attachée au village lui semblant peu adaptée à l’environnement international. Le maillage des réseaux technétroniques (où se marient ordinateurs, télévision et télécommunications) a transformé le monde en  « un nœud de relations interdépendantes, nerveuses, agitées et tendues ».

Le futur conseiller en matière de sécurité nationale du président James Carter affirme que les Etats-Unis sont  « la première société globale de l’histoire ».Prorogateurs de la « révolution technétronique », ils « communiquent » plus que toute autre puissance : 65 % de l’ensemble des communications mondiales en sont issus. A travers les produits de ses industries culturelles, mais aussi grâce à  « ses techniques, ses méthodes et ses pratiques d’organisation nouvelles ». En face, poursuit M. Brzezinski, dans le bloc dominé par l’autre Super-Grand, on ne trouve que des sociétés de pénurie, qui  « sécrètent l’ennui ». Cette « globalité », pense-t-il, rend caduque la notion d’impérialisme : la  « diplomatie de la canonnière »appartient au passé, l’avenir est à la  « diplomatie des réseaux ».

La chute du mur de Berlin, en novembre 1989, et l’effondrement de l’Union soviétique consacrent la victoire américaine et l’avortement de l’universalisme communiste : désormais une seule « globalité » apparaît possible. Grâce à la baguette magique de M. Francis Futuyama, un conseiller du département d’Etat, la « fin des idéologies » se mue en  "fin de l’histoire (3) ".

Vingt ans après la sortie de son livre sur la société technétronique, M. Bzrezinski persiste et signe :  « La base de la puissance américaine est, pour une très grande part, sa domination du marché mondial des communications (...). Cela crée une culture de masse qui a une force d’imitation politique (4) . »

Mais, dans les années 80, la géopolitique s’était estompée et le langage de la globalisation s’appliquait en premier lieu au marché. L’inventeur du « marché global » était le professeur Theodor Levitt, directeur de la  Harvard Business Review (5), dont les idées furent reprises par les grandes entreprises pour légitimer leurs stratégies d’expansion. Ainsi, le bilan pour l’année 1986 de la société Saatchi & Saatchi (agence publicitaire) note :  « Les scientifiques et les technologues ont réalisé ce que depuis longtemps les militaires et les hommes d’Etat ont tenté d’établir sans y arriver : l’empire global (...). Marché de capitaux, produits de services, management et techniques de fabrications sont devenus globaux par nature (...). C’est le global marketplace  . »

Cette philosophie de la globalisation provoque un brouillage sémantique qui aboutit à légitimer, dans les grandes assemblées de la communauté internationale, des concepts du type « liberté d’expression commerciale ». Comme le note le philosophe Jürgen Habermas, il s’agit de mettre la sphère publique au service de la publicité (6).

Principe d’ordonnancement du monde, la liberté d’expression commerciale est indissociable de la liberté des flux d’information. La liberté s’identifie à la liberté de faire du commerce, et tant pis si elle entérine le découpage du monde entre les 20 % de la population mondiale qui concentrent 80 % des pouvoirs d’achat et des capitaux de l’immense majorité de l’humanité (7). Et tant pis aussi si elle occulte les contradictions de cette globalisation marquée par la spéculation, les OPA sauvages, les endettements colossaux des entreprises, etc.

Moins visible que cette globalisation, la revanche des cultures singulières a aussi marqué les années 80. Les tensions entre la pluralité culturelle et les forces uniformisantes de l’universalisme marchand ont révélé la complexité des réactions à l’émergence d’un marché à l’échelle mondiale. De nouvelles questions ont surgi sur la manière dont se négocie concrètement, sur le terrain, le rapport entre le singulier et l’universel : comment les innombrables branchements sur des réseaux qui constituent la trame de la mondialisation acquièrent-ils un sens pour chaque communauté ? Comment celle-ci résiste-t-elle ou s’adapte-t-elle ? Les termes mêmes d’hybridation, de « créolisation », de métissage désignent des réalités que les notions d’"américanisation" et d’"imitation" avaient empêché de conceptualiser. Après deux décennies marquées par une vision déterministe des médias, revient le temps de l’anthropologie, du retour à la complexité des cultures et des sociétés sur lesquelles les messages agissent.

Mais cette résistance des sociétés est ambivalente. Elle peut très bien faire bon ménage avec le repli nationaliste, porteur de l’illusion que l’on peut faire fi de la logique lourde du marché-monde. Or, fragmentation et globalisation sont deux faces d’une même réalité en voie de décomposition-recomposition.

Le bouleversement des frontières conceptuelles s’accompagne aussi d’un redécoupage des frontières institutionnelles, dont témoigne par exemple l’émergence d’un tiers-secteur dans les relations internationales. Ainsi s’esquisse un espace public transnational qui met en prise les sociétés civiles : entre les logiques de marché et la Realpolitik du prince empêtré dans la raison d’Etat, peut-on rêver d’un autre espace ? La préparation du sommet de Rio  (lire pages 8 à 11) indique déjà qu’il est plus difficile aujourd’hui de se passer de ces nouveaux acteurs transnationaux, à la fois ancrés dans des territoires nationaux et pensant le monde.

 

 


 


(1) Ces deux ouvrages ont été traduits en français :  Guerre et Paix dans le village planétaire, Laffont, Paris, 1970, et  la Révolution technétronique, Calmann-Lévy, Paris, 1971.

(2) E.B. Weiss, « Advertising nears a big speed-up in communications innovation », Advertising Age, 19 mars 1973.

(3) « La Fin de l’histoire »,  Commentaire, n° 47, 1989.

(4) Entretien avec Michel Foucher,  la Nouvelle Planète, édité par Libération, décembre 1990.

(5) « The Globalization of Market »,  Harvard Business Review, juin 1983.

(6)  L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1978.

(7) Lire Armand Mattelart et Michael Palmer, « Sous la pression publicitaire » ; lire également « Médias, mensonges et démocratie »,  Manière de voir, n° 14, février 1992, brochure éditée par  le Monde diplomatique.