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dans notre pays jacobin, si l’on tue l’espoir du peuple, il part vers l’extrême droite E Roudinesco

 

Pour venir d'y faire allusion dans la page précédente, je viens de relire cet article datant de 2016, proche des attentats auxquels elle fait allusion. Le parcours intellectuel qui est le sien est bien celui de toute sa génération - et de la mienne qui suivit immédiatement. Génération d'une philosophie triomphante où aux Sartre et autre Camus, Merleau-Ponty s'ajoutaient la génération dite structuraliste - sans que d'ailleurs ceci eût un sens - Barthes, Levi-Strauss, Foucault etc. Génération où le marxisme ne comptait pas pour rien même si la vague stalinienne n'avait pas encore tout-à-fait quitté les rives communistes. Génération issue de celle de la Résistance où le rêve de révolution sinon de rébellion était encore vivace ; où l'idée d'une mobilisation collective contre l'ordre bourgeois établi avait un sens ; en avait au reste d'autant mieux que l'époque était celle d'une expansion économique inédite dont on eût aimé le partage plus équitable.

Quelque chose s'effrite autour de ce que l'on a appelé la nouvelle philosophie qui sous prétexte de quête de liberté se pique de dénicher à peu près partout les prolégomènes du totalitarisme. Ce fut alors à celui qui dénicherait les prodromes du goulags dans les moindres recoins - chez Staline bien sûr mais aussi Lénine sans lequel il n'eût rien été et, bientôt, faisant fi de tous les anachronismes, chez Marx lui-même. On finit bientôt par jeter l'enfant avec l'eau sale du bain.

Doit-on rappeler cette scène ridicule à force d'être sotte !

 

A partir du moment où, en quelque sorte, la Révolution française devient l’équivalent du totalitarisme, la révolution russe étant, elle, pire encore que le nazisme, alors c’est une cacophonie qui s’installe, on ne sait plus de quoi on parle. Tout cela s’est instauré tranquillement, escorté par le triomphe du libéralisme économique, des idées toutes faites, et nous avons assisté à la grande inversion de tout E. R

Cet embrouillamini idéologique est la marque de l'époque où tout signifie le contraire de tout : réforme, régression sociale ; liberté, soumission ; flexibilité, insécurité ; mobilité, réclusion ; où l'on n'améliore plus mais optimise ; termine plus rien mais finalise et où les effets prennent spontanément allures d'impacts. On peut sourire des afféteries de cette novlangue comme de la crispation que j'y mets : il n'empêche … quand les idéologies sont floues et que les mots se mettent à mentir, la porte, oui, s'ouvre à ce grand n'importe quoi qui ressemble étrangement au fascisme des années trente. Et dont la victoire, étriquée par rapport à 2002, de Macron face à MLP n'est qu'un symptôme inquiétant et fébrile.

Je songe à ce curieux livre de S Wahnich qui illustre combien les colères du peuple sont longues à éclater mais d'autant plus violentes : comment ne pas le rapprocher à cette crise des gilets jaunes, protubérante, polymorphe, brouillonne où se jouait une franche exaspération, mais une colère qui, faite de mots et d'idéologie pour se construire, s’éparpillaient des terrains qui finirent par réjouir l'extrême droite.

Je songe aussi à cette remarque de de Gaulle exprimée en 46 à un Claude Mauriac qui la retranscrit dans son de Gaulle :

"Tandis que mes yeux s'arrêtent, à travers la fenêtre ouverte, sur un gazon parsemé de primevères multicolores, le gal de Gaulle m'explique que le visage politique de la France n'a pas changé depuis Vercingétorix. Ce qui est évidemment une façon de dire « depuis de nombreux siècles»
- Un 5e se désintéresse de la chose publique et ne vote jamais - il y a toujours un 5e des français ainsi ; un autre est constitué par les révolutionnaires qui ont nom aujourd'hui communistes - il y a toujours eu des français révolutionnaires ; un autre est formé de tous les envieux, cocus, ratés - ce sont les socialistes d'aujourd'hui et les radicaux d'hier ; et puis il y a les possédants, bien sûr …
Il n'achève pas son énumération et conclut : 
-Mais la proportion en gros ne change jamais "
Claude Mauriac, Aimer de Gaulle p 270 , 2 avril 1946

ou encore à cette inénarrable analyse de 1965 sur la gauche et la droite :

 

 

 

J'y retrouve la même préoccupation que chez un Braudel par exemple, ou, de manière générale, chez le scientifique par opposition au chroniqueur : chercher sous le bouillonnement incessant de surface, des constantes qui permettent de les expliquer ; de comprendre. Il en va ici comme de n'importe quelle thérapie : il faut pouvoir mettre des mots sur notre être, notre malaise ; notre situation. Les idéologies c'est cela aussi.

Idéologie : encore un de ces faux amis. Marx l’utilise pour désigner tout ce qui d’idées, d’institutions ou de loi domine. Très vite, le scientisme, mais pas seulement positiviste, traduira la chose en tout discours qui n’est pas scientifique, ou qui serait pré-scientifique. La chose commença sans doute avec le progrès des Lumières ; il va sans dire que les rapides avancées scientifiques et techniques de la fin du 19e et du début du 20e ne purent qu’amplifier le phénomène. On retrouvera cela même dans les années d’après-guerre où, avec le triomphe de ce qui se nomma improprement structuralisme cachait mal une obsession des sciences humaines de se draper du même prestige mathématisant que les sciences dites dures. La sémiologie d’un Greimas voire d’un Barthes en fut un exemple irréfragable. Mais les schémas d’un Levi-Strauss tout autant ! Et que dire des obsessions puristes d’un Althusser Il m’arrive de me demander si ce que nous sommes en train de vivre n’est pas du même ordre que la réaction romantique aux Lumières et l’on sait bien que le fascisme tire une partie de ses sources dans ces pulsions anti-Lumières. Je me trouve dans cet étrange interstice d’entre rigueur rationnelle et souci presque obsessionnel de ne pas me laisser enfermer. J’aime trop le flou, l’incertain ; l’ambigu voire l’ambivalent.

Qu'on se comprenne bien : je ne suis pas scientifique mais sais assez des sciences pour savoir qu'elles ne se conjuguent pas au singulier ; ne parviennent à un savoir ni plus unifié que définitif ; je suis juste assez philosophe pour savoir que la raison n'entend que ce qui se ressemble et répète ce qui demeure suffisant pour comprendre le monde mais pas pour entendre le rapport que nous devrions entretenir avec lui.

J'entends de loin ce cri pascalien - deux excès : exclure la raison ; n'admettre que la raison - et m'y reconnaîtrais finalement assez bien s'il ne rejoignait pas certains des anathèmes des anti-lumières [1] ou, en tout cas, pourrait facilement passer pour les rejoindre. De formation, ou par prudence, par expérience ou par principe, je me méfie non tant des certitudes que de ceux qui les proclament puisque décidément derrière elles, se terrent plus de tyranneaux que d'humanistes. Bien entendu, tout anti-rationalisme est potentiellement dangereux et le fut presque toujours dans le passé [2] mais comment ne pas voir que dans ces obsessions à faire entrer le réel dans les schémas et raisonnements tout faits, se dérobent non seulement la cruauté d'un Procuste mais, surtout, cette obscène absence de pensée qui cherche seulement à se rassurer. Les sciences sont moins dangereuses que l'idée que le vulgaire s'en forme … qu'il s'en fasse contempteur ou idolâtre.

Je m'effraie de cette intenable position, parfois, qui nous fait incliner du côté de la raison, parce que toute autre solution serait pire, sans être pour autant satisfait des dogmatismes si vite échafaudés. Et parfois inquiétés par eux.

De manière tout-à-fait inconséquente, par soucis d'ailleurs bien trouble de nettoyer les écuries d'Augias, ces hommes-là qui se prétendirent philosophes nouveaux, sincères peut-être mais d'autant plus avides de pureté qu'il s'agissait de brûler bien vite et de faire oublier les idoles qu'ils vénérèrent peu de temps auparavant, ces hommes-là bientôt suivis de courtisans et de bonimenteurs de prêts-à-penser, ainsi que de chroniqueurs empressés d'occuper les estrades médiatiques, ces hommes-là, dis-je, au nom de la lutte contre le totalitarisme en vinrent à douter de la pensée même, à concevoir toute théorie comme potentiellement idéologique ne s'apercevant même pas combien c'était déjà se condamner soi-même que d'ainsi tout idéologiser. Il y faudra du temps mais après la démonétisation du marxisme c'est toute idée de socialisme qui parut invalide après 89. Bientôt serait le moment des grandes duperies puis des saltimbanques ; des maquignons. Bientôt Zemmour ; Onfray … La pente dévalée est vertigineuse. Honteuse.

Qu'on se comprenne bien : le désarroi n'est pas que politique. Le pseudo-nouveau-monde s'effrite déjà et révèle par d'insolites interstices la vieille opposition gauche/droite - quelle que soit le nom dont on l'affuble. Il est théorique. Il n'est plus de pensée qui entraîne comme ce fut souvent le cas autrefois avec des Sartre ou des Levi-Strauss. Et ce qui se donne pour philosophie sur le grand marché de l'étourderie publique ressemble plus à un jeu de massacre et de dénigrement systématique quand ce n'est pas purement et simplement un déchaînement de haines recuites.

La croisée est tragique comme souvent mais peut-être plus encore que d'habitude. Au déferlement des violences humaines s'ajoute déjà les rugissements d'un monde qui ne parvient plus à nous porter.

La question n'est pas de deviner si nous avons encore un avenir ; elle n'est même plus de savoir si l'on a raison encore d'être optimiste ou bien s'il est déjà trop tard. Elle est seulement de se rappeler que face à de telles conjonctures, la démocratie est toujours la cible, facile et fragile, des camelots de certitudes et de renoncement.

Et supposer que le politique ne saurait être une réponse puisque c'est lui désormais qui pose problème. La réponse, nécessairement complexe, est en nous, dans cette tension constante d'action et de pensée à quoi nous nous devons.

Que dire de plus mais bigre ce n'est pas rassurant …

 


 


 1) ce que Sternhell avait repéré et analysé comme faisant partie du pot commun :
la relativité des valeurs ;
la nostalgie d'un âge d'or que représenterait le Moyen-Age ;
l'impuissance de la raison à comprendre une époque, un peuple, une nation ;
l'inégalité naturelle entre les hommes

2) autodafé en 33