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Horreur de la philosophie

Cette note de bas de page dans l'Erotisme de G Bataille où il regrette que le passage de l'animalité à l'humanité de l'homme n'ait pas été appréhendé dans l'ensemble et seulement d'un point de vue particulier. Il l'impute à cette horreur que la philosophie suscite dans le monde savant même s'il estime que Lévi-Strauss en fut exempt.

Cette note cependant

Cette horreur, il ne semble pas que Claude Lévi-Strauss la partage. Mais je ne suis pas sûr qu'il aperçoive toutes les conséquences du passage de la pensée se donnant un objet particulier, artificiellement isolé (c'est la science) à la pensée vouée à l'ensemble, à l'absence d'objet, à laquelle engage la philosophie (mais sous le nom de philosophie, il n'y a souvent qu'une manière moins étroite - plus risquée - d' envisager des questions particulières) . Bataille L'érotisme, p 222

 

On est loin, Bataille est quand même d'une bien autre trempe, des jérémiades habituelles sur le jargon philosophique - P Valéry - ou sur son inutilité supposée ; plus loin encore de la remarque de Calliclès laissant entendre qu'il fût un temps pour telle activité - celui de l'adolescence - et que s'y attarder à l'âge adulte serait inconvenant.

La remarque n'est pourtant pas anodine qui oppose le moment de la pensée et celui de l'action qui voit dans la méditation philosophique ce qui éloigne l'homme de l'agora, de la chose publique, de l'ensemble de ces devoirs qui font de lui un citoyen. D'autant moins anodine qu'en fin de compte, cette spécificité française de l'enseignement de la philosophie suggère bien qu'à la fin du temps de formation, avant l'entrée dans le dur de la vie active il serait utile de ménager un espace de réflexion, de remise en question qui permette de mieux s'approprier ce qui fut enseigné … bref d'une tête bien pleine faire une tête bien faite.

« Calliclès - Il est beau d'étudier la philosophie dans la mesure où elle sert à l'instruction et il n'y a pas de honte pour un jeune garçon à philosopher ; mais, lorsqu'on continue à philosopher dans un âge avancé, la chose devient ridicule, Socrate, et, pour ma part, j'éprouve à l'égard de ceux qui cultivent la philosophie un sentiment très voisin de celui que m'inspirent les gens qui balbutient et font les enfants. Quand je vois un petit enfant, à qui cela convient encore, balbutier et jouer, cela m'amuse et me paraît charmant, digne d'un homme libre et séant à cet âge, tandis que, si j'entends un bambin causer avec netteté, cela me paraît choquant, me blesse l'oreille et j'y vois quelque chose de servile. Mais si c'est un homme fait qu'on entend ainsi balbutier et qu'on voit jouer, cela semble ridicule, indigne d'un homme, et mérite le fouet. C'est juste le même sentiment que j'éprouve à l'égard de ceux qui s'adonnent à la philosophie. J'aime la philosophie chez un adolescent, cela me paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d'une action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu'il mérite le fouet. Comme je le disais; tout à l'heure, un tel homme, si parfaitement doué qu'il soit, se condamne à n'être plus un homme, en fuyant le coeur de la cité et les assemblées où, comme dit le poète, les hommes se distinguent, et passant toute sa vie dans la retraite à chuchoter dans un coin avec trois ou quatre jeunes garçons sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours libre, grand et généreux. »
PLATON, Gorgias, 484c.485e

Non, on se trouve ici, texte écrit en 1957, en pleine éclosion de ce que l'on appellera structuralisme qui fut quand même d'abord un scientisme … Comment ne pas songer en lisant la référence à cet objet particulier artificiellement isolé, au réel scientifique tel que Bachelard l'entendit ; à cet objet rationnellement construit dans un réel de laboratoire en sorte qu'il puisse répondre à celles des questions que nous lui posons, écartant toute autre dimension qui fausserait notre représentation ou notre modèle. (1)

Voici sujet, de dissertation presque, pour classe terminale, que celui de la distinction d'entre sciences et philosophie mais encore de leur relation. Que je ne traiterai pas ici. Qu'y rajouter qui ne soit ni superfétatoire, ni cuistre ?

Ceci que j'ai appris de Comte, à son détriment pour être juste, autrefois fréquenté pour son scientisme même : il est un dogmatisme même où on ne l'eût pas attendu. Les sciences ne sont ni unes ni unifiées et malaisément destinées à le devenir un jour ; les connaissances qu'elles produisent l'auront été au prix d'un lourd protocole expérimental au point d'échapper à l'évidence, demeurer peu accessibles et s'éloigner toujours plus du savoir étriqué du sens commun. Partielles et provisoires, abstruses mais si rassurantes pour la rigueur et le sérieux qu'elles suggèrent. Mais il s'y incruste également un attachement presque religieux où se nourrit le dogmatisme : cette foi dans le progrès ; cette soumission.

Oui, Comte avait raison : il n'est pas de liberté d'examen et de conscience dans les sciences. Quelle aubaine pour les pleutres, les paresseux et les idolâtres ! Pour les faibles, dirait Nietzsche Leur piété est la même que dans les officines cléricales … aussi spontanément ravageuse mais plus confortable de n'exiger ni conversion, ni renoncement ni non plus efforts.

Je crois bien que réside ici la grande différence où Bataille a raison : tout point de vue global, trop immédiatement généralisé est suspect aux yeux d'un scientfique :

Si l’on développait dans tous leurs détails, les pensées qui trouvent leur résumé dans le déterminisme philosophique on reculerait devant d’incroyables affirmations et finalement on n’oserait plus assumer le caractère monstrueux de l’hypothèse du déterminisme universel. Mais si l’on veut prendre des exemples précis, on donne l’impression s’être impoli à l’égard des métaphysiciens ; il faudrait en effet leur demander: «croyez-vous sincèrement que la ruade d’un cheval dans la campagne française dérange le vol d’un papillon dans les Iles de la Sonde?» Et l’on trouverait des philosophes entêtés pour dire oui en ajoutant que, sans doute, l’effet de la cause lointaine ne peut être perçu mais qu’il existe. Ils pensent ainsi philosophiquement, bien qu’ils observent comme tout le monde, tout autre chose. Bachelard

Mais en ceci surtout, qui est sous-tendu par cela, mais rarement explicité : les sciences sont un discours sur l'objet et de surcroît un discours probatoire ; or, tout l'effort expérimental vise à expurger le réel de tout parasitage notamment du sujet. Les sciences ne parlent jamais du sujet.

La philosophie envisage peut-être une perspective globale mais cette dernière ne l'est que parce qu'elle embrasse surtout le rapport que le sujet entretient avec le monde.

On a glosé interminablement dans les années 70, joliment sottes et naïves à leur manière, sur la fin prochaine de la philosophie, rejetée avec empressement dans l'obscurantisme de l'idéologie. Elle ne s'est pas épuisée pour autant.

Je crains bien que ce soit sa faiblesse qui aujourd'hui fasse défaut ; nous fasse cruellement défaut.

Je peux comprendre qu'on n'incline pas aisément vers la philosophie ; je devine assez aisément ce qui peut inciter tel ou tel d'aller baguenauder dans les allées des sciences et de s'attarder en ses laboratoires. Je n'y mets aucun mépris, aucun jugement : les idolâtres et les dogmatiques se recrutent moins chez les scientifiques eux-mêmes que chez leurs zélotes empressés. Les théories scientifiques ne tuent pas ; seulement leurs manipulations partisanes. (1) J'ai plus de difficulté à mesurer cette horreur. Qui ne concerne, ne peut concerner seulement méthode et point de vue.

Je conçois qu'on se satisfasse d'un beau raisonnement ; que telle ou telle démonstration vous emplisse de joie et de fierté ! mais a-t-on déjà vu une loi scientifique changer votre vie, détourner votre chemin. Les sciences n'engagent pas !

La philosophie si !

Il n'est de philosophe qu'engagé ! C'est cet engagement qui en fait le prix, le poids et la difficulté. On y devient pas nécessairement sage au sens où les grecs l'entendaient. Mais on en revient changé ! Sans conteste. Ou, très exactement, on n'en revient jamais.

On n'est philosophe que par ce remuement constant de l'être qui autorise ces précieux instants où la pensée s'unit au corps.

`Tel est l'honneur de la philosophie. Il n'en est pas d'autre.

 


 


1) Car ce n'est pas seulement l'intérêt qui fait s'entre-tuer les hommes. C'est aussi le dogmatisme. Rien n'est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison. Rien ne cause autant de destruction que l'obsession d'une vérité considérée comme absolue. Tous les crimes de l'histoire sont des conséquences de quelque fanatisme. Tous les massacres ont été accomplis par vertu, au nom de la religion vraie, du nationalisme légitime, de la politique idoine, de l'idéologie juste ; bref au nom du combat contre la vérité de l'autre, du combat contre Satan. Cette froideur et cette objectivité qu'on reproche si souvent aux scientifiques, peut-être conviennent-elles mieux que la fièvre et la subjectivité pour traiter certaines affaires humaines. Car ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions. Ce sont les passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause. La science ne conduit pas au racisme et à la haine. C'est la haine qui en appelle à la science pour justifier son racisme. On peut reprocher à certains scientifiques la fougue qu'ils apportent parfois à défendre leurs idées. Mais aucun génocide n'a encore été perpétré pour faire triompher une théorie scientifique. A la fin de ce XXe siècle devrait être clair pour chacun qu'aucun système n'expliquera le monde dans tous ses aspects et tous ses détails. Avoir contribué à casser l'idée d'une vérité intangible et éternelle n'est peut-être pas l'un des moindres titres de gloire de la démarche scientifique
François Jacob, Le Jeu des possibles, Avant-propos, pp. 11-12, Éd. Fayard, 1982.