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Introuvable démocratisation de la philosophie
Serge Cospérec & Frédéric Le Plaine 
Le Monde diplomatique septembre 2019

 

Trente ans après le rapport Bourdieu, l’immobilisme

 

La philosophie se présente volontiers comme l’emblème par excellence de la démocratie. Elle se veut sans frontières, universellement émancipatrice, championne tout-terrain de l’esprit critique. Jamais abrogées, les « Instructions » du ministre de l’instruction publique et des beaux-arts Anatole de Monzie datant de 1925 proclament que « c’est dans la classe de Philosophie que les élèves font l’apprentissage de la liberté par l’exercice de la réflexion, et l’on pourrait même dire que c’est là l’objet propre et essentiel de cet enseignement (1) ». Quand il s’agit de l’enseigner, pourtant, force est de reconnaître qu’on est loin du compte.

L’initiation à la philosophie concerne plus d’élèves que jamais : la moitié d’une classe d’âge en France — la moitié seulement, car les élèves de lycées professionnels, qui représentent 28 % des bacheliers, en sont exclus (2), de même que ceux qui sont sortis de l’institution scolaire avant l’année où on l’enseigne. La moitié d’une classe d’âge, malgré tout, ce n’est pas rien, et des cohortes de lycéens ont ainsi l’occasion de découvrir pendant leur année de terminale des manières de voir souvent inédites pour eux, qui suscitent l’appréhension ou la curiosité, et qui seront, pour la plupart, leur première et dernière rencontre avec la philosophie.

Qu’en retirent-ils ? Rédigé il y a plus de dix ans, le dernier rapport de l’inspection générale de philosophie frappe par sa lucidité, dans un registre où les figures imposées consistent plutôt à se satisfaire de l’existant (3). Ainsi, tout en soulignant la qualité des enseignants, leur engagement et leurs efforts pour s’adapter à des conditions parfois très difficiles, il constate qu’« une masse assez importante d’élèves, surtout dans certaines séries, manifeste une indifférence totale et sans nuances à l’aspect libérateur de la philosophie, et considère, à tous égards, qu’elle perd son temps en classe de philosophie ». Les filières technologiques sont les premières citées. On continue d’y demander d’écrire des dissertations — épreuve reine depuis plus d’un siècle — à des élèves souvent en difficulté scolaire, dont l’orientation s’est faite par défaut, et qui sont dépourvus du capital culturel, notamment linguistique, qui leur permettrait de réussir ce type d’exercice.

Largement passé inaperçu dans la profession, ce rapport concluait : « L’enseignement philosophique se trouve ainsi à la croisée des chemins. Vraisemblablement il se perdra si, en son attachement à une image de lui-même, il refuse de changer sa manière d’être, c’est-à-dire sa manière d’enseigner. » Une décennie plus tard, rien n’a changé.

Comment en est-on arrivé là ? Un coup d’œil rétrospectif s’impose : si l’enseignement de la philosophie met aujourd’hui en difficulté les professeurs et les élèves, exigeant des uns qu’ils exigent des autres d’acquérir en une seule année d’examen une culture philosophique et une méthode de réflexion gravées dans le marbre, c’est parce que toutes les tentatives de transformation furent invariablement rejetées. En 1988, le ministre de l’éducation Lionel Jospin demandait à un groupe coordonné par le sociologue Pierre Bourdieu et le scientifique François Gros de réfléchir aux contenus de l’enseignement. La commission de philosophie et d’épistémologie, présidée par Jacques Bouveresse et Jacques Derrida, rendit son rapport en juin 1989 (4). Ce texte décisif, dont le diagnostic et les propositions n’ont pas pris une ride en trente ans, n’a jamais fait l’objet d’un débat sérieux et argumenté dans la profession : le ministère renonça à le publier, sous la pression d’une partie d’entre elle (5). Aujourd’hui, l’immense majorité des enseignants en ignore l’existence.

Que disait ce rapport ? Il s’agissait de faire descendre l’enseignement de la philosophie du piédestal où l’avait hissé sa sacralisation. Il fallait assumer son caractère scolaire, progressif, moins élitiste et plus soucieux de la formation réelle des élèves. Deux propositions, entre autres, étaient offertes au débat. La première était de sortir cette matière de son isolement dans la seule année de terminale en instaurant un cycle obligatoire : initiation en première, formation en terminale, approfondissement dans le supérieur. La philosophie n’était plus pensée comme couronnement, mais comme accompagnement et mise en relation des autres disciplines, devant aider l’élève à donner une unité et une dimension critique à sa culture à mesure qu’il l’acquiert.

La seconde proposition était de préciser et de délimiter les programmes de façon à être certain que l’élève, à l’examen, ne serait évalué qu’à partir de ce qu’il a pu effectivement apprendre en classe ; faute de quoi ce sont les capacités acquises à l’extérieur de l’école qui deviennent déterminantes, capacités dont on sait qu’elles ne sont pas les mieux partagées socialement. Depuis 1973, les programmes concernent des notions : la liberté, le bonheur, l’État, l’art, etc. Or une même notion peut être abordée sous de multiples angles. Les professeurs ont, en théorie, toute latitude pour choisir ces thèmes et construire leurs cours avec les auteurs de leur choix. Mais, en pratique, ils n’ont pas le temps d’approfondir toutes les facettes d’une notion, et leurs élèves pourront tomber sur un sujet de baccalauréat qu’ils n’auront pas, ou très peu, étudié pendant l’année.

La liberté, par exemple, peut donner lieu à des questionnements sur l’existence du libre-arbitre (liberté opposée au déterminisme) ou sur les libertés politiques. Autre exemple : un inventaire non exhaustif des sujets du baccalauréat concernant l’art donnés depuis trente ans fait apparaître que les candidats sont censés maîtriser près d’une quinzaine de problématiques. Parmi ces sujets : la nature de l’œuvre d’art (« Qu’est-ce qui distingue une œuvre d’art d’un objet quelconque ? »), les rapports de l’art et de la vérité (« L’œuvre d’art nous met-elle en présence d’une vérité impossible à atteindre par d’autres voies ? »), ou encore les rapports de l’art et de l’histoire (« L’œuvre d’art dépend-elle de son temps ? »).

Le programme existant prétend garantir la liberté des professeurs, mais accomplit en réalité l’inverse : ce n’est pas parce qu’un programme est indéterminé qu’il offre davantage de liberté. Au contraire : plus il est centré sur quelques problèmes précis à étudier, sur lesquels les candidats à l’examen pourront être évalués, plus les professeurs ont de temps et de latitude pour approfondir et diversifier les approches philosophiques avec leurs élèves.

Cet épisode du rapport Derrida-Bouveresse fonde les trois décennies suivantes. À chaque tentative pour réformer les programmes et les épreuves du baccalauréat dans le sens d’une plus grande délimitation des notions à étudier et d’une meilleure explicitation des attendus, un camp conservateur se forme ou se reforme, arc-bouté sur la mythologie de la profession. Le résultat de cette guerre des programmes est de perpétuer le statu quo : l’introduction de la philosophie en première, dans les lycées professionnels et dans l’enseignement supérieur n’a toujours pas été sérieusement débattue, et les épreuves du baccalauréat demeurent inchangées.

Au nom de l’authenticité philosophique, les réflexions et les pratiques réellement pédagogiques se voient reléguées au rang de « petite cuisine » propre à chaque professeur, quand elles ne sont pas accueillies avec méfiance ou mépris. Comme le remarquait déjà le sociologue Louis Pinto en 1983, « un travail qui prend pour objet la dimension scolaire de la compétence philosophique ne peut être que ressenti et dénoncé comme agression par tous ceux qui se font un monopole professionnel de la pensée ultime, pensée qui se définit elle-même (6) ». Ainsi, cette dimension centrale de tout enseignement — sa didactique — est exclue depuis toujours de la formation initiale et continue des professeurs, presque exclusivement érudite. « Les concours, et tout particulièrement l’agrégation, sont conçus et vécus comme des “brevets d’excellence philosophique” et des moyens de continuer d’“être philosophe” plutôt que comme la voie d’entrée dans le métier de professeur de philosophie », dénonçait, il y a bientôt vingt ans, le Manifeste pour l’enseignement de la philosophie, texte fondateur de l’Association pour la création d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie (Acireph).

Pourtant, les idées ne manquent pas pour démocratiser l’enseignement de la philosophie (7). En commençant par le sortir de son enfermement dans la seule année de terminale, pour introduire un cursus progressif et cohérent sur les trois années de lycée. Il faudrait que de nouveaux programmes, conçus pour ces trois ans, permettent d’éduquer à l’analyse, à l’enquête et à la discussion rationnelle. S’agissant des contenus et des pratiques, l’accent devrait être mis sur l’acquisition par les élèves des connaissances fondamentales de logique et d’argumentation (condition nécessaire et condition suffisante ; argument et sophisme ; raisonnements inductif et déductif ; etc.), des repères lexicaux et conceptuels attachés à chaque notion ou problème, des repères culturels concernant les grands courants philosophiques s’opposant sur un problème donné et, enfin, des grandes questions reliées au monde contemporain.

On pourrait imaginer un horaire commun pour cette formation commune de la classe de seconde jusqu’au baccalauréat. Rien ne justifie en effet la distribution horaire actuelle, avec quatre heures de philosophie dans la voie générale, contre seulement deux en séries technologiques et aucune en lycées professionnels. Cette situation est insensée : là où les élèves sont les plus faibles du point de vue de la formation générale en raison de leur parcours, là où ils auraient donc besoin d’une formation plus solide, ils ont le moins d’heures.

La réforme engagée aujourd’hui, essentiellement mue par des préoccupations d’ordre budgétaire, ne prend malheureusement pas cette direction. Outre la question des horaires et des moyens, au mieux constants, si ce n’est décroissants dans un contexte d’austérité, le ministre de l’éducation, M. Jean-Michel Blanquer, a nommé une femme qui revendique son conservatisme (8) à la tête du Conseil supérieur des programmes (CSP). Mme Souâd Ayada a ainsi exercé un contrôle sur les groupes d’élaboration de projet de programmes (GEPP) en leur interdisant de rencontrer les associations, syndicats et autres spécialistes de l’enseignement, en contradiction avec la charte encadrant pourtant le CSP, selon laquelle, « conformément au décret du 24 juillet 2013, les GEPP (…) consultent les spécialistes et partenaires dont l’expertise leur paraît utile ». Les futurs programmes, sans surprise, conserveront le flou des précédents.

À rebours à la fois d’une contre-réforme conservatrice et du « dénivelé des exigences » qui consiste, souvent avec les meilleures intentions, à en demander moins aux élèves les plus fragiles — et ce faisant à leur apprendre moins (9) —, il est plus que jamais nécessaire de renouveler les modalités pratiques de la formation et de l’évaluation des élèves en philosophie, pour leur donner les moyens d’un réel apprentissage des outils de la réflexion critique. Cela permettrait de transformer les épreuves du baccalauréat pour préciser, clarifier et augmenter les exigences. Un chantier particulièrement urgent en séries technologiques, où une part significative des candidats, dépassée par le flou des attendus, termine en une heure une épreuve censée en durer quatre.

Serge Cospérec & Frédéric Le Plaine

Respectivement professeur de philosophie à l’école supérieure du professorat et de l’éducation de Créteil, auteur de La Guerre des programmes (1975-2020). L’enseignement de la philosophie, une réforme impossible ?, à paraître cet automne aux éditions Lambert-Lucas ; et professeur de philosophie, président de l’Association pour la création d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie (Acireph).

 


 


(1) Les « Instructions » de 1925 sont reproduites dans l’ouvrage majeur de Bruno Poucet Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire, 1860-1990, CNRS Éditions, Paris, 1999.

(2Cf. Pierre Bourdieu et Patrick Champagne, « Les exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, no 91-92, Paris, mars 1992.

(3) Jean-Louis Poirier, « État de l’enseignement de la philosophie en 2007-2008 » (PDF), inspection générale de l’éducation nationale (IGEN), ministère de l’éducation nationale, Paris, septembre 2008.

(5) Supplément au numéro de septembre-octobre 1989 de la revue L’Enseignement philosophique, organe de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (Appep).

(6) Louis Pinto, « L’école des philosophes. La dissertation de philosophie au baccalauréat », Actes de la recherche en sciences sociales, no 47-48, juin 1983.

(7Cf. Sébastien Charbonnier, Que peut la philosophie ? Être le plus nombreux possible à penser le plus possible, Seuil, Paris, 2013.

(9Cf. Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », Paris, 2016 ; Groupe de recherche sur la démocratisation scolaire (GRDS), L’École commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire, 2012