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Exceptions

 

Le Monde propose une collection de biographies : dix femmes d'exception sont ainsi à l'honneur.

Une telle série est évidemment arbitraire et a, de toute manière, vocation à l'être. Il y a des présences surprenantes ; des absences regrettables. Et des rapprochements croustillants : je ne suis pas certain que S de Beauvoir - dont le sens de l'humour n'était pas la qualité première - eût apprécié qu'on la rangeât dans la même liste que J Baker ou A Christie ! Et, malgré la volonté de B Cassin à dénicher un lien entre ces femmes, je vois plus de traits qui les distinguent que de ressemblances. Remarquons simplement deux politiques, une seule scientifique pour sept artistes dont quatre femmes de lettres. Autre manière de suggérer que le politique n'est assurément pas l'espace où le mieux marquer l'histoire !

Je me demande néanmoins si la question n'est pas biaisée - au moins en partie. Que signifie, après tout, être d'exception ? est-ce si différent au reste pour une femme que pour un homme ? Et, surtout, n'est-ce pas exceptionnel déjà pour une femme que d'être remarquée tant l'histoire est d'abord celle des hommes ; les femmes ayant surtout été des faire-valoir réduites au silence. Exceptionnel qu'elles aient pu parler et que leur parole finît par être entendue, retenue ; reconnue ? Oui nos cultures ont dressé un incroyable mur de silence autour des femmes. Il fallait bien être d'exception pour parvenir à le briser

Marie Curie est un parfait exemple de ceci : la voici, d'abord, intervenant dans un domaine - la raison scientifique - dont les hommes avaient eu tôt fait de se réserver les prérogatives et la gloire. Intruse mais tolérée, elle est la première femme à recevoir un Nobel (avec son mari et Becquerel) et la seule, à ce jour, à l'avoir reçu deux fois et dans des disciplines différentes. La petite histoire veut que la proposition de candidature de l'Académie des sciences ne portât pas initialement son nom mais y fut rajouté sur la demande pressante de Pierre Curie.

La notoriété qui est la marque de l'exception consacre la réussite, comme pour les hommes, mais signale aussi une persévérance, une rage d'aboutir qui aura du préalablement vaincre préjugés et ostracismes. Est-ce à dire que leur mérite fût d'avoir combattu - et vaincu - deux fois ? Superbe injustice des préjugés : il faudra toujours que les femmes excellent pour qu'on daignât seulement considérer leur présence et leurs réalisations : la médiocrité leur est interdite. S'imposer contre les clichés absurdes mais être à la première place : deux raisons d'encourir l'ire des imbéciles.

L'éditeur utilise par deux fois - pour S de Beauvoir et pour J Baker le qualificatif d'iconoclaste. Le terme n'est pas très heureux car il n'est question d'aucune destruction ici. En revanche il y a bien chez ces deux-là, mais chez toutes en réalité, un refus de se conformer à la norme, et de rester à la place qu'on leur avait assignée. Ces femmes-là ne sont pas des guerrières ; des battantes, à coup sûr. Elles savent dire non et commencent même par cela puisque l'affirmation de soi passera inéluctablement pour elles par une négation initiale des stéréotypes. Quand on lit les morales édificatrices d'autrefois, mais parfois il suffit de lire attentivement Freud - plus souvent qu'à son tour prisonnier de son temps, lui aussi - on comprend que la doxa masculine s'est réservée la révolte ainsi que le rapport au monde extérieur ; la soumission, le monde intime du foyer ainsi que les émotions aux femmes. Il suffit de relire cet ITV de G Halimi pour le comprendre. J'aime l'exemple de J Baker qui loin de se cantonner à son image de meneuse de revue, superficielle et demi-mondaine si caractéristique de la période de ces années folles, s'engagea et fut une résistante de haut vol sans même compter l'engagement qu'elle prit plus tard auprès d'enfants. Pourquoi ne pas l'avouer : je préfère ce courage-ci aux intrigues veules d'une Coco Chanel. J'aime que le courage soit affaire de cœur et pas seulement de témérité. Je ne le crois ni plus le propre des hommes que qualité exclusivement féminine. Sous le courage il y a toujours un souci de rester fidèle à ses propres engagements, à ses croyances, à ses attaches. Tous n'en sont pas capables et on ne peut le reprocher à personne : nous ne sommes pas tous taillés pour l'exception. En revanche il fait indéniablement partie de ces ingrédients entrant dans la composition de héros. Et celles-là le furent. Comme le dira Arendt, nul ne peut reprocher à personne de n'avoir pu résister au nazisme ; mais point n'était besoin de hurler avec les loups. Ici est la responsabilité des couards ou des intrigants. Chanel en fut. Dommage !

Baker comme Beauvoir récusent toute naturalisation de leur être, toute réification ou mauvaise foi comme l'eût écrit Sartre. Oui, s'il est bien quelque chose qui les sort du lot - ce qui est après tout le sens premier d'exception - c'est bien cette capacité à n'être jamais là où l'on croit et veut, à ne pas se laisser réduire à l'image ou au rôle que l'idéologie vous aura affecté. On remarquera néanmoins combien les lettres - bien plus que tous les autres domaines, et notamment politique - auront offert à ces femmes le promontoire d'où s'exhausser.

Il y a sans doute ironie à glisser entre J Austen, de Beauvoir et G Sand une A Christie : non que son activité relevât d'un genre mineur mais il serait exagéré d'y relever la moindre once d'anticonformisme. Celle que l'on a parfois appelé duchesse de la mort ou reine du crime excella dans ce genre si particulier du roman policier : elle lui donna assurément ses lettres de noblesse mais je ne suis pourtant pas certain qu'y jouât en rien le fait qu'elle fut une femme. On y trouve - mais tellement caricatural - le portrait d'un monde très convenu et l'éloge implicite de l'intelligence et de la sagacité : ses deux héros - Marple et Poirot - faisant surtout preuve d'une sagacité à toute épreuve leur permettant de voir ce dont les autres n'imagineraient pas même l'existence.

On pourrait insister sur de grandes absentes mais de telles listes n'ont-elles pas vocation précisément à être subjectives et donc fautives. Oui, manque H Arendt à plus d'un titre : autant pour la qualité de son œuvre que pour son courage : affronter son propre milieu et ses amis quand parut son Eichmann relevait d'une détermination et d'une honnêteté dont tous ses collègues intellectuels ne firent pas toujours preuve !

Reste qu'Arendt n'a jamais mis en avant son genre et eut même plutôt tendance à se déclarer vieux-jeu - altmodisch :

Avec prudence - elle ne généralise pas - elle suggère que certaines activités seraient inappropriées, notamment donner des ordres. Mais au delà de cette position dont elle reconnaît elle-même qu'elle est discutable, Arendt affirme néanmoins l'autonomie comme le fait de pouvoir faire ce que l'on veut sans tenir compte des contraintes, idéologies, normes que le siècle opposerait aux femmes. Qu'en son histoire personnelle - elle est issue d'une famille juive plutôt libérale - elle n'ait pas connu d'entraves, ne fait que confirmer combien c'est en terme de liberté que la question se pose pour elle ; pour tous en réalité ! Pouvoir conjuguer l'affirmation de soi, de son être, de ses prédispositions et de ses projets avec la réalité sociale, politique et idéologique - ma liberté s'arrête où commence celle des autres - est après tout le destin de chacun, pas si aisé que cela, même s'il est évident que traditionnellement les hommes se furent attribué les postures qui leur en facilitèrent les augures. Quoi dans l'ordre serait hostile aux qualités féminines ? La soumission ? mais nous savons depuis Rousseau qu'obéir peut dans certains cas être synonyme de liberté !

L'exception c'est peut-être cela : aller jusqu'au bout de sa volonté et pouvoir le faire parce qu'on la sait n'être jamais attentatoire à la dignité de l'autre et ne tenir compte de la règle que pour autant qu'elle soit légitime et que l'on puisse y consentir non seulement sans lâcheté mais avec sincérité. Morale, ici encore, de l'intention, sans doute : mais s'il est un point commun entre toutes ces femmes, il doit bien tenir à cette détermination sans faille ; à ce courage qui leur permet d'affronter autant le mépris que l'adversité ; autant les préjugés que les intérêts.

Mais l'exception, dans tous les cas, tient dans ce qu'il faut bien appeler générosité : dans une œuvre, une action, une pensée dirigée vers l'autre ; qui ne vise jamais son intérêt propre. Regrettable sans doute que cette générosité paraisse d'exception : un siècle de cynisme pragmatique et de logorhée utilitariste nous a tellement accoutumé au contraire. Mais soyons en certain : il n'est pas d'œuvre sans générosité.

Cette détermination sans faille est-elle le propre des femmes ? Je crois que non : comprendre le rôle de certains de nos héros, de nos grands hommes comme on les nomme, de ces grands acteurs comme les appelle Hegel, c'est d'abord y repérer le même acharnement, y reconnaître la même volonté ? Il dut bien lui en falloir à de Gaulle ou à Churchill au point que la volonté finît par devenir leur marque de fabrique ! Mais à Jaurès aussi pour braver ainsi son temps et en appeler à la paix quand la soldatesque exigeait déjà son contingent de sacrifiés !

Simplement pour ces femmes, la détermination dut elle avoir été plus puissante encore d'avoir préalablement combattu une morale qui n'a jamais été faite pour elles.

Il m'arrive de songer que l'on aura fait un grand progrès le jour où, faisant le bilan de l'une ou de l'autre, on pointera l'œuvre, les réalisations et non d'abord le genre. Le jour où l'on pourra sans trop se poser des question dresser une liste de dix exceptionnels, indépendamment de leur genre. Et si on la tentait ?

M'avait en son temps agacé que la presse saluât la victoire d'Obama non pour son programme mais pour la couleur de sa peau. Même si la question ne se pose pas tout-à-fait de la même manière pour les préjugés de race et de genre ou que ostracismes et ségrégations s'y organisent et perpétuent de manière différente, demeure néanmoins, dans les deux cas un point commun : dès lors que l'on regarde et apprécie d'abord non pas l'être et ses réalisations mais le groupe auquel il appartient, il y a ségrégation et la faute est lourde. M Serres avait raison d'y suspecter une faute logique de confusion entre être et appartenir. Ce que ces femmes nous apprennent c'est la loi de la vie : nul n'est plus besoin pour le fils de tuer le père ; nul pour les filles de remplacer leurs mères à l'identique ; mais l'impérieuse nécessité d'être soi et d'aller jusqu'au terme de cette exigence

Il n'y a plus ni juifs ni grecs … Il serait temps enfin, deux millénaires plus tard, que l'on cessât de réduire les individus aux groupes.

Pourquoi donc est-ce si difficile ?

 

 

 

 

 


 

Barbara Cassin : « Un invisible lien unit les femmes d’exception dans leur diversité »

La philologue et philosophe, récemment élue à l’Académie française et distinguée de la médaille d’or du CNRS, porte son regard sur ce qui caractérise les femmes d’exception, dans le cadre d’une collection de livres éponymes publiée par « Le Monde ».

Si on y pense un instant, immédiatement surgit un visage ou un nom. Les femmes d’exception traversent les âges en gravant la mémoire collective. Elles incarnent une idée, une œuvre, un combat portant jusqu’à nous le parfum, la couleur ou le goût de l’époque qu’elles ont bravée, souvent défiée.

Se prêtant au jeu d’évoquer les personnalités hors du commun qui l’ont touchée ou inspirée, Barbara Cassin saisit l’occasion pour approfondir la notion de femme d’exception, explorer ses nuances, dévoiler certains paradoxes. Car, venu du latin excipere (« prendre de », « tirer de »), le terme « exception », historiquement adossé au vocabulaire juridique et à la loi, cultive une dualité.

S’il souligne en effet un caractère hors du commun, il induit aussi sa distance, voire son retrait, vis-à-vis d’un groupe, d’une communauté, d’une règle. Le propre d’une femme d’exception sera donc d’émerger, de « sortir du lot », de s’extraire du banal ou de se distinguer… mais aussi et surtout d’échapper à la norme en la bousculant.

 

Pour Barbara Cassin, Jeanne d’Arc est l’une des figures historiques et emblématiques du dépassement de soi et de sa condition. « C’est une guerrière qui prend l’allure et le rôle d’un homme, s’affranchissant sans hésiter du statut dans lequel on la confinait.. », souligne la philosophe. Par le courage, l’énergie, une détermination à toute épreuve, « une femme s’extirpant d’un rôle socialement, sociologiquement et temporellement normé, fait mentir les assignations », ajoute-t-elle.

S’émancipant d’une vie et d’un anonymat domestiques, des pionnières n’auront cessé d’ouvrir la voie aux générations suivantes pour des carrières jadis interdites, des mathématiques à la littérature. C’est le cas, dans le champ politique, d’Indira Gandhi et, dans celui des idées, d’Hannah Arendt, l’une des premières femmes émergentes de la philosophie, qui érige sa pensée dans un monde d’hommes, sans décalage avec ses pairs.

Opiniâtreté et pouvoir de conviction

Mais si la notoriété donne une tonalité à l’exception, la directrice de recherche au CNRS rappelle que d’autres personnalités hors norme, audacieuses, mais peu visibles, sont à l’œuvre. « J’ai travaillé avec les professeures des anciennes classes d’accueil pour élèves étrangers aujourd’hui appelées Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UPEAA). Cherchant moins la vérité et la maîtrise que l’énergie de recommencer, elles inventent sans cesse, proposent encore et encore de nouvelles solutions pour que l’autre, le nouvel arrivant, trouve place dans le langage et l’urbanité de nos régions. 

C’est aussi, je crois, un caractère propre aux femmes d’exception : chercher sans relâche comment faire autrement et tenter toujours une approche nouvelle. 

Ici encore, les règles semblent perdre de leur universalité. Ainsi, il semblerait qu’un invisible lien unisse les femmes d’exception dans leur diversité. Qu’elles soient mystiques ou scandaleuses, intellectuelles ou militantes, elles portent une même énergie dans laquelle opiniâtreté et pouvoir de conviction vont de pair. « La jeune Greta Thunberg, qui exprime le courage d’une rare persévérance, illustre une résistance dont les jeunes se sont emparés. » La nature de cette force et son impact sur le plus grand nombre échappent au principe de raison : on ne peut leur donner une explication instantanée. « Car, ce qui fait exception, c’est ce dont il n’est pas facile de rendre raison immédiatement, donc ce qui est rare, et, dans un monde de globalisation, ce qui échappe à la compréhension immédiate », résume Barbara Cassin. A ce titre, l’art constitue depuis longtemps une possibilité pour les femmes de se rendre visibles. De Louise Labé à Emily Dickinson, de Charlotte Brontë à Virginia Woolf, les femmes de lettres, poètes ou romancières, perpétuent, à travers les siècles, l’exception et l’énergie d’une résistance, comme un témoin passé des unes aux autres.

Un creuset de singularités

Comme couronnant ce florilège par deux exceptions, l’Académie française accueille désormais Barbara Cassin sous sa coupole, alors que, simultanément, la philosophe a reçu, en novembre dernier, la médaille d’or du CNRS. Femme d’exception parmi les cinq éminents membres féminins de l’Académie, l’auteure de l’ouvrage Homme, femme, philosophie (Fayard, 240 p., 18 euros), cosigné avec Alain Badiou, ne peut que constater que, depuis Richelieu, seules neuf femmes se sont succédé sur les fauteuils d’Immortels.

« J’ai eu une carrière très marginale au CNRS, avec la chance de pouvoir réaliser en dix ans et avec quelque cent cinquante contributeurs Le Dictionnaire des intraduisibles (Seuil, 1 600 p., 49 euros). Je voulais contribuer à une Europe moins décevante, mais l’ouvrage est passé inaperçu. Aujourd’hui, la double distinction dont on m’honore est pour moi une réelle reconnaissance. Et je trouve très intéressant d’avoir à l’Académie un devoir de réserve, mais pas d’obéissance », conclut l’académicienne.

Un retour aux sources, ou plutôt une belle continuité, pour cette passionnée du langage, helléniste et latiniste, qui n’a cessé de réfléchir à la langue comme flux en perpétuelle évolution, se penchant avec soin sur le problème de l’exception et de la règle, de la norme et de l’usage…