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Révolte ?

Ceux qui n'ont pas exigé la virginité absolue des êtres et du monde, et hurlé de nostalgie et d'impuissance devant son impossibilité, ceux qui ne se sont pas détruits à essayer d'aimer, à mi hauteur, un visage qui ne peut inventer l'amour et ne fait que le répéter, ceux-là ne peuvent comprendre la réalité de la révolte et sa fureur de destruction Camus Carnet II

Curieux livre que celui-ci que je n'avais pas relu depuis quarante ans et que je redécouvre plus troublant que je n'imaginais. Curieuse formule, trouvée ici dans les Carnets mais qui figure aussi dans l'Homme Révolté (§ Roman et Révolte)

Il fallait pouvoir écrire sur la révolte en 1951 : c'était être assuré d'être mal compris ! par les uns pour en faire trop ; par les autres pour n'en faire pas assez ! Il fallait bien du courage - qu'un Sartre n'eut pas - pour subodorer que sous la révolte marxiste se cachaient d'autres chaînes qu'on ne tarderait pas à vanter ; qu'on ne manquerait pas de passer à vos poignets. Qu'on aura eu la sottise de vanter, de louer ; parfois même de justifier. L'histoire n'est jamais tendre : elle pointera bientôt ceux qui furent aveugles. A quoi bon, ils furent si nombreux.

Pas Camus précisément.

J'ai assez dit, en citant à de multiples reprises G Bataille, combien l'homme était un être qui disait non mais assez suggéré aussi que derrière cette négation il y avait une métaphysique implicite, pour ne pas savoir que l'homme était ainsi être à dire oui. Camus a raison : nous avons beau pester, nous insurger, vouloir tout changer, en réalité de ce monde que nous feignons de ne pas aimer nous ne saurions nous passer.

Ce non peut n'être que de méthode - Descartes nous en fit l'enseignement. Un non pour rire, comme dirait un enfant - un simulacre. Celui-ci sera vite abandonné car il ne servait que de truchement ; que de filtre. Il laissait passer ou non telle ou telle proposition. C'était un critère car il permettait la critique. Mais ce n'était qu'un moyen. Un raisonnement a contrario - par l'absurde dit-on parfois.

Mais ce non relève aussi de l'être : il n'est pas impossible que l'homme, ontologiquement, soit celui de la négation. Toujours il s'oppose aux commandements du divin comme à l'ordre des choses. La Genèse cite la désobéissance devant l'arbre de la connaissance. Hésiode, la tricherie de Prométhée. Ce ne saurait être un hasard : la technique - les arts et le feux ainsi que l'énonce Platon - est justement ce qui met l'homme en cette position particulière face au monde ; à l'autre comme aux dieux.

Il y a dans révolte comme dans révolution quelque chose du retournement qui mérite d'être entendu : on entend bien qu'en astronomie le terme désigne le mouvement orbital d'une planète et donc le cercle décrit autour d'un point qui la ramène à son point de départ. On devine bien combien, ceci, politiquement, pourrait surprendre tant la révolution se pose plutôt comme rupture que comme retour en arrière. Voudrait-on insinuer que toute révolution fût en vérité impossible qui ne consistera jamais qu'en la substitution d'un ordre à un autre, ordre qu'on vantera nouveau mais ne l'est en rien ou ne le demeurera pas longtemps, ordre qui se sclérosera à son tour et ne pourra se maintenir qu'à coups d'injustices aussi marquées que l'ordre précédent ? Voudrait-on suggérer ce poids si lourd qu'évoquait Nietzsche - cet éternel retour du même - ou ce temps grec si désespérant qui fait de l'ordre une simple exception du désordre et la tentative humaine de se ménager un îlot vivable, le risque incontournable de la démesure.

L'originalité de Camus est de partir de l'absurdité du monde - entendons par là qu'il n'a aucun sens humain assignable - et de trouver ainsi non seulement justifiée mais nécessaire la révolte. Sauf à considérer que derrière toute révolte, et donc négation, il y a une affirmation, on l'a dit et que c'est cette affirmation qui doit l'emporter. Une conception de la vie, du monde, de l'homme. Une idéologie ou une métaphysique. Ce que Comte appelait une théorie quelconque. Indéniablement c'est cette affirmation qui prime chez Camus qui n'oublie pas que le monde est un fait qu'on ne peut pas ne pas aimer en fin de compte en dépit de ses injustices ou peut-être même à cause d'elles que l'on combat ; que l'homme est la fin de toutes choses, de toute action. L'oublier c'est verser dans le nihilisme le plus atroce ; c'est vouloir défier les dieux et se dire que puisque même lui n'empêche pas les enfants de mourir alors tout est permis et que s'il n'est pas possible de les sauver tous qu'importe alors … C'est verser dans le mythe du révolutionnaire intransigeant qui pousse son intransigeance jusqu'à la radicalité, jusqu'au massacre, jusqu'à l'indifférence à l'égard d'une humanité qui ne saurait jamais être à la hauteur de la pureté dont il rêve. Indifférence au mieux, misanthropie assurément ; haine parfois.

Ni ce fantôme, Nietzsche, que, pendant douze ans après son effondrement, l'Occident allait visiter comme l'image foudroyée de sa plus haute conscience et de son nihilisme ; ni ce prophète de la justice sans tendresse qui repose, par erreur, dans le carré des incroyants au cimetière de Highgate ; ni la momie déifiée de l'homme d'action dans son cercueil de verre ; ni rien de ce que l'intelligence et l'énergie de l'Europe ont fourni sans trêve à l'orgueil d'un temps misérable. Tous peuvent revivre, en effet, auprès des sacrifiés de 1905, mais à la condition de comprendre qu'ils se corrigent les uns les autres et qu'une limite, dans le soleil, les arrête tous. Chacun dit à l'autre qu'il n'est pas Dieu ; ici s'achève le romantisme. À cette heure où chacun d'entre nous doit tendre l'arc pour refaire ses preuves, conquérir, dans et contre l'histoire, ce qu'il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre, à l'heure où naît enfin un homme, il faut laisser l'époque et ses fureurs adolescentes. L'arc se tord, le bois crie. Au sommet de là plus haute tension va jaillir l'élan d'une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre.
Camus, dernières lignes

Scrutant toutes les formes de révolte, Camus voit bien que dans la démesure parfois romantique du révolutionnaire il y a une course poursuite bien trop folle où de s'imaginer pouvoir toiser le divin l'on finit par perdre toute humanité. Pensée de midi, énonce-t-il, parce que c'est alors que l'ombre est la plus courte, si courte qu'on pourrait presque croire qu'il n'y en eût plus : pensée paradoxale que cette d'une révolte qui connût une mesure mais souci qui vient de très loin, du fonds grec, que cette défiance absolue à l'égard de ὕϐρις .

Comment comprendre autrement ce hurlé de nostalgie et d'impuissance devant son impossibilité : qui nous ramène à cet étrange moment inaugural - celui de l'adolescence assurément à moins que ce ne fût seulement celui de la sortie de l'enfance - où jaillirent les prémices de la première révolte avec les signes les plus purs de la volonté belle de justice … avec les ombres les plus menaçantes de la raideur.

Voici bien curieuse alchimie car, au moins autant que dans la fête où Caillois voyait nécessairement excès et de bombance, gaspillage et destruction, on imagine malaisément une révolte qui pût demeurer sage, mesurée, soucieuse de la vie. Les beaux moments du printemps 89 - serment du Jeu de Paume, abolition des privilèges … - n'empêcheront ni les massacres de Septembre ni la Terreur. La Révolution est un bloc disait Clemenceau … il n'avait pas tort. A vouloir n'envisager que les destins collectifs, ou à ne le pouvoir, les desseins si rationnels si dialectiquement sophistiqués du matérialisme historique n'empêchèrent ni l'entêtement léniniste ni la furie obsessionnelle de Staline ni même l'aveuglement de ses séides.

Entre la vérité et la justice, entre la pureté de l'idée et le réel toujours un peu plus sordide, entre la vertu de l'Homme et les affairements d'hommes écrasés par le quotidien, la faim et la souffrance, n'est-il donc pas de chemin mitoyen ?

Combien, décidément, nous sommes peu constitués pour affronter l'absolu : ni celui, aveuglant de la Lumière divine ; ni celui terriblement intolérant de la Vérité absolue ; ni sans doute même, et c'est un comble, celui du mal absolu. Nous nous engageons sans cesser toujours de regarder en arrière et parvenons malaisément à incliner ici sans regretter là. Indécis, trop lâches souvent pour combattre quand il le faudrait, trop faibles pour ne verser dans la cruauté moins par méchanceté souvent que par sottise.

Terribles années de plomb que ces années-là où il sembla qu'il n'y eût à choisir qu'entre les cruautés de la bonne conscience ou les fols emportements de la nouvelle dogmatique. Où les injonctions d'un Jeanson, dans les Temps modernes, téléguidé par Sartre, ne laissaient d'autre choix que la soumission ou la relégation dans les limbes atroces de la trahison.

Il en fallut bien du courage pour affronter alors le mépris sidéral d'un Sartre où les colères assassines d'un Eluard. C'était un temps où on ne lui reprochait pas encore son Ode à Staline ! où, pour reprendre l'expression consacrée, il valait mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron.

Il est un lieu - je n'en connais pas de plus périlleux - il est un moment - je n'en connais pas de plus enivrant - il est une ligne - elle est redoutable. S Wahnich la nomme bordure politique du sacré mais on pourrait tout aussi bien la nommer bordure sacrée du politique. Tout à l'air de se passer, là, à ce moment précis, comme si, pour fonder les valeurs, pour donner quelque assise à ce monument encore si fragile, il fallait les tremper dans le sang des ennemis, des suppliciés … ou de n'importe quelle victime. Ce moment c'est celui, si troublant, où pour justifier l'alliance qui intime de ne pas être violent, Moïse fait tuer tous ceux qui, par sottise, faiblesse ou ignorance, versèrent du côté du Veau d'or. C'est celui où, pour se prémunir d'hommes devenus trop entreprenants, Dieu fait abattre la tour de Babel et disperse une humanité qui plus jamais ne s'entendra. Bruit et fureur.

On touche ici à cette ligne des fondation où foisonnent les cadavres que l'on y aura ensevelis parce qu'il n'est pas d'institutions sans sacrifices sous les remparts. Ici Rhéa Silvia … et là ?

Le long silence de Prométhée devant les forces qui l'accablent crie toujours. Mais Prométhée a vu, entre temps, les hommes se tourner aussi contre lui et le railler. Coincé entre le mal humain et le destin, la terreur et l'arbitraire, il ne lui teste que sa force de révolte pour sauver du meurtre ce qui peut l'être encore, sans céder à l'orgueil du blasphème. ibid

Tel est pourtant l'enjeu où Sartre semble avoir terriblement vieilli, lui qui s'est beaucoup renié, et Camus, sinon visionnaire en tout cas plus philosophe et moins dogmatique. Non décidément on ne tutoie jamais impunément les étoiles et de vouloir toiser les dieux non seulement on se brûle les ailes mais on manque de consumer le monde avec soi. Le récit qu'Ovide fait de l'intrépide intempérance de Phaéton n'a pas d'autre sens ; non plus que l'injonction biblique de détourner son regard au passage de Dieu ; ni plus enfin que la soumission de Prométhée endurant avec patience son supplice.

Se révolter, presque synonyme d'exister ici, ne serait-il qu'ironique oxymore ?

Il en faut de la patience, et de cet amour pour l'humain qui va au-delà de l'humanisme, pour tendre la main par delà les charniers, les hurlements imbéciles de la foule, les anathèmes et autre mise en quarantaine. Il en faut de la générosité pour se battre, nonobstant … quand tout s'oppose ; quand tout vous en éloigne.

On se situe pourtant, ici, aux antipodes du renoncement ; au point Némo de l'impuissance. Au périgée de l'engagement.

Je ne m'étonne en rien que Camus conjuguât révolte avec générosité ni que le terme ne figure qu'en cet ultime chapitre de la pensée de Midi.

La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent.

Je vois les deux bornes du péril : je trace mal le sentier sinueux d'entre les deux.

Je devine parfaitement les hauteurs sublimes de l'abstraction où l'on peut, sans barguigner, pérorer, biffer, menacer et condamner au nom de l'Idée, de l'Humanité abstraite ; de la Justice et où vaut mieux la fidélité à l'idée que la transaction indigne du moment. Ce moment c'est celui que Guesde reprocha tant à Jaurès : laisser à un Dreyfus épuisé le bénéfice de l'amnistie plutôt que de combattre encore pour la beauté de la cause. Ce moment c'est celui où en 36 on soutient sans participation parce que la cause n'est pas assez pure, assez belle ; qu'inévitablement elle impliquera qu'on se salisse les mains. C'est vrai qu'à être philosophe on ne vous confiera jamais rien et on ne risquera pas grand chose ! On pourra toujours jouer les Socrate objectant qu'il ne sait qu'une chose c'est de ne rien savoir … après avoir démoli toutes les thèses adverses aux siennes. On pourra toujours se calfeutrer derrière la lucidité d'un de Gaulle disant à propos de Sartre : on n'embastille pas Voltaire.

Je vois bien de l'autre côté l'entricotage fatal de l'action où par soucis d'efficacité et parfois même d'humanité, on négocie, transige, s'adapte et finalement perd le fil de l'histoire et … parfois l'honneur. Pour un Mendès France combien de Guy Mollet ? Agir c'est toujours se salir les mains, ce qui n'est pas grave ; c'est risquer surtout, écrasé par l'engrenage, d'y perdre son âme. S'adapter aux circonstances c'est tournoyer autour, c'est en réalité renoncer à toute idée de principe ou de valeur. L'action est le contraire de l'action : la plus sotte des passions qui donne seulement l'illusion d'être maître mais ne fait qu'enivrer en flattant les délires de mégalomanies.

J'aime et déteste le politique pour cette raison même. Et s'il est atermoiement qui ronge l'être : il doit bien résider en cette nécessité d'une action impossible. Où la grâce si l'œuvre est impossible ? Où l'œuvre si la grâce est interdite ?

Oui sans doute faut-il chercher d'entre deux, à midi : sur la ligne. Mais les lignes ne sont-elles pas comme tout point en géométrie ? une abstraction qui n'occupe nul espace.

J'avais en son temps commencé ma morale par cet amusant soupir Ah si jeunesse savait si vieillesse pouvait ! présumant qu'il devait bien être un point - un âge - où es deux lignes se croisant l'homme eût été au maximum des deux ! Je ne suis plus si certain de cela mais peut-être n'est-ce que désolation de vieillard. Si révolte il y a elle tient dans l'impossibilité de la révolte. Si sagesse il y a, elle ne peut tenir que dans l'obsession d'aller jusqu'au bout de ses rêves, de ses volontés de ses principes - obsession qui se sait n'être comme toute obsession que simagrées délirantes. Car aller jusqu'au bout passe par l'autre, la rencontre de l'autre et l'approche du désir de l'autre - où commence sans doute notre humanité ; où s'épuise l'absolu de nos rêves.

Etre capable à la fois de dire c'est ça et œuvrer simplement pour qu'on s'en approche ; tenir à la vérité des choses mais tout autant à l'épaisseur des choses et la sincérité des êtres. N'est-ce pas cela que l'on nomme transiger ?

Réussir son chemin, accomplir ses rêves doit bien alors passer par cette générosité où j'ai vu un des piliers de la moralité : c'est oui, Camus a raison, préparer l'avenir en se souciant, au présent, de l'autre et de la pr"ésence de l'autre.

Réussir c'est peut-être simplement s'entendre dire : il n'a pas réalisé grand chose ni pensé rien de bien original. Mais il n'a pas empesé le monde.

Non Péguy, tu t'es trompé : Kant a bien les mains pures et elles le sont restées d'avoir saisi l'humilité des choses.


 


1) Camus L'homme révolté, Roman et Révolte

La contradiction est celle-ci : l'homme refuse le monde tel qu'il est, sans accepter de lui échapper En fait, les hommes tiennent au monde et, dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir toujours l'oublier, ils souffrent au contraire de ne point le posséder assez, étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre patrie. Sauf aux instants fulgurants de la plénitude, toute réalité est pour eux inachevée. Leurs actes leur échappent dans d'autres actes, reviennent les juger sous des visages inattendus, fuient comme l'eau de Tantale vers une embouchure encore ignorée. Connaître l'embouchure, dominer le cours du fleuve, saisir enfin la vie comme destin, voilà leur vraie nostalgie, au plus épais de leur patrie. Mais cette vision qui, dans la connaissance au moins, les réconcilierait enfin avec eux-mêmes, ne peut apparaître, si elle apparaît, qu'à ce moment fugitif qu'est la mort : tout s'y achève. Pour être, une fois, au monde, il faut à jamais ne plus être.

Ici naît cette malheureuse envie que tant d'hommes portent à la vie des autres. Apercevant ces existences du dehors, on leur prête une cohérence et une unité qu'elles ne peuvent avoir, en vérité, mais qui paraissent évidentes à l'observateur. Il ne voit que la ligne de faîte de ces vies, sans prendre conscience du détail qui les ronge. Nous faisons alors de l'art sur ces existences. De façon élémentaire, nous les romançons. Chacun, dans ce sens, cherche à faire de sa vie une œuvre d'art. Nous désirons que l'amour dure et nous savons qu'il ne dure pas ; si même, par miracle, il devait durer toute une vie, il serait encore inachevé. Peut-être, dans cet insatiable besoin de durer, comprendrions-nous mieux la souffrance terrestre, si nous la savions éternelle. Il semble que les grandes âmes, parfois, soient moins épouvantées par la douleur que par le fait qu'elle ne dure pas. À défaut d'un bonheur inlassable, une longue souffrance ferait au moins un destin. Mais non, et nos pires tortures cesseront un jour. Un matin, après tant de désespoirs, une irrépressible envie de vivre nous annoncera que tout est fini et que la souffrance n'a pas plus de sens que le bonheur.

Le goût de la possession n'est qu'une autre forme du désir de durer ; c'est lui qui fait le délire impuissant de l'amour. Aucun être, même le plus aimé, et qui nous le rende le mieux, n'est jamais en notre possession. Sur la terre cruelle où les amants meurent parfois séparés, naissent toujours divisés, la possession totale d'un être, la communion absolue dans le temps entier de la vie est une impossible exigence. Le goût de la possession est à ce point insatiable qu'il peut survivre à l'amour même. Aimer, alors, c'est stériliser l'aimé. La honteuse souffrance de l'amant, désormais solitaire, n'est point tant de ne plus être aimé que de savoir que l'autre peut et doit aimer encore. À la limite, tout homme dévoré par le désir éperdu de durer et de posséder souhaite aux êtres qu'il a aimés la stérilité ou la mort. Ceci est la vraie révolte. Ceux qui n'ont pas exigé, un jour au moins, la virginité absolue des êtres et du monde, tremblé de nostalgie et d'impuissance devant son impossibilité, ceux qui, alors, sans cesse renvoyés à leur nostalgie d'absolu, ne se sont pas détruits à essayer d'aimer à mi-hauteur, ceux-là ne peuvent comprendre la réalité de la révolte et sa fureur de destruction. Mais les êtres s'échappent toujours et nous leur échappons aussi ; ils sont sans contours fermes. La vie de ce point de vue est sans style. Elle n'est qu'un mouvement qui court après sa forme sans la trouver jamais. L'homme, ainsi déchiré, cherche en vain cette forme qui lui donnerait les limites entre lesquelles il serait roi. Qu'une seule chose vivante ait sa forme en ce monde et il sera réconcilié !

Il n'est pas d'être enfin qui, à partir d'un niveau élémentaire de conscience, ne s'épuise à chercher les formules ou les attitudes qui donneraient à son existence l'unité qui lui manque. Paraître ou faire, le dandy ou le révolutionnaire exigent l'unité, pour être, et pour être dans ce monde. Comme dans ces pathétiques et misérables liaisons qui se survivent quelquefois longtemps parce que l'un des partenaires attend de trouver le mot, le geste ou la situation qui feront de son aventure une histoire terminée, et formulée, dans le ton juste, chacun se crée ou se propose le mot de la fin. Il ne suffit pas de vivre, il faut une destinée, et sans attendre la mort. Il est donc juste de dire que l'homme a l'idée d'un monde meilleur que celui-ci. Mais meilleur ne veut Pas dire alors différent, meilleur veut dire unifié. Cette fièvre qui soulève le cœur au-dessus d'un monde éparpillé, dont il ne peut cependant se déprendre, est la fièvre de l'unité. Elle ne débouche pas dans une médiocre évasion, mais dans la revendication la plus obstinée. Religion ou crime, tout effort humain obéit, finalement, à ce désir déraisonnable et prétend donner à la vie la forme qu'elle n'a pas. Le même mouvement, qui peut porter à l'adoration du ciel ou à la destruction de l'homme, mène aussi bien à la création romanesque, qui en reçoit alors son sérieux.

2) Que voici :

Ode à Staline (1950)

Staline dans le coeur des hommes
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d'un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir sur la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes.

Et Staline pour nous est présent pour demain
Et Staline dissipe aujourd'hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d'amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite

Staline dans le cœur des hommes est un homme
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir pour la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leur espoir sans bornes.

qui à côté de ce qu'aura pu écrire O Mandelstam dit beaucoup sur l'aveuglement et la veulerie :

Le Montagnard du Kremlin (novembre 1933)

“Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds/ A dix pas personne ne discerne nos paroles.

On entend seulement le montagnard du Kremlin,/ Le bourreau et l’assassin de moujiks.

Ses doigts sont gras comme des vers,/ Des mots de plomb tombent de ses lèvres.

Sa moustache de cafard nargue,/ Et la peau de ses bottes luit.

Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,/ Les sous-hommes zélés dont il joue.

Ils hennissent, miaulent, gémissent,/ Lui seul tempête et désigne.

Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,/ Qu’il jette à la tête, à l’oeil, à l’aine.

Chaque mise à mort est une fête,/ Et vaste est l’appétit de l’Ossète.”