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Métamorphoses ou
des histoires en boucle

 

Histoires en boucle Croisées Intrusion Don Juan Feux, grâce et métamorphose Pythagore              

 

J’entreprends de chanter les métamorphoses qui ont revêtu les corps de formes nouvelles. Dieux, qui les avez transformés, favorisez mon dessein et conduisez mes chants d’âge en âge, depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours.
Ovide

J'aime les métamorphoses ne serait ce que pour les très belles histoires (Ovide, Apulée) à quoi elles donnent lieu. Mais en réalité il n’est d’histoire que de ceci, d’histoire possible que de ce qui change.

Nous avons toujours sottement cru que nous étions seuls à introduire du changement dans l’ordre étal des choses ; stupidement présumé que nous plaquions un tant soit peu d'histoire dans la nature et que cette histoire fût celle de notre grandeur parfois de notre malignité ; souvent de notre culpabilité. Nous savons depuis peu que notre présomption a produit l'intrusion inverse : désormais c'est la nature qui bouscule l'histoire au point de laisser l'horizon dangereusement se rapprocher.

Que serait un récit où rien ni personne ne changerait en rien ? mais à l'inverse que vaudrait, sinon l'incohérence d'un mauvais rêve, un récit où nul personnage ne subsisterait sans s'altérer si radicalement que nul ne le reconnaîtrait plus ? Ainsi le fantastique qui ne sollicite et conquiert notre attention que parce que l'insolite, d'abord méconnaissance, que l'inquiétante étrangeté dans un premier temps si ordinaire que nul ne le remarque, se met à enfler lentement puis de plus en plus vite et grandement, avant d'occuper tout l'espace. Comment oublier cette paix qui cache le plus terrible des massacres dans Douce Nuit de Buzzati ?

En définitive, tout change sur une cadence plus ou moins visible, dans des proportions plus ou moins audibles. Eût-on possédé oreilles suffisamment affûtées, sans doute aurait-on pu anticiper les prémices du tonitruant Que la lumière soit originel. Peut-être est-ce même ici que réside notre impuissance la plus lourde : notre incapacité à rien saisir avant qu'il ne soit trop tard, rien deviner avant que les événements ne se produisissent ou qu'elles eussent pris de telles proportions qu'elles nous abasourdissent. Nous ne sommes guère finauds, encore moins subtils. Trop balourds sans doute.

Nous n'entendons rien ou si tard et presque toujours il faut nous mettre les points sur les i ; nous ne voyons rien - pas même ce qui devant nous saute aux yeux.

C'est pour ceci que nous avons besoin d'histoires.

Avant la création de la mer, de la terre et du ciel, voûte de l’univers, la nature entière ne présentait qu’un aspect uniforme ; on a donné le nom de chaos à cette masse informe et grossière, bloc inerte et sans vie, assemblage confus d’éléments discordants et mal unis entre eux. Le soleil ne prêtait point encore sa lumière au monde ; la lune renaissante ne faisait pas briller son croissant : la terre, que l’air environne, n’était point suspendue et balancée sur son propre poids ; et la mer n’avait point encore étendu autour d’elle ses bras immenses ; l’air, la mer et la terre étaient confondus ensemble : ainsi la terre n’avait pas de solidité, l’eau n’était point navigable, l’air manquait de lumière ; rien n’avait encore reçu sa forme distincte et propre. Ennemis les uns des autres, tous ces éléments rassemblés en désordre, le froid et le chaud, le sec et l’humide, les corps mous et les corps durs, les corps pesants et les corps légers, se livraient une éternelle guerre.
Ovide

Ovide dit l'essentiel : serait-il possible qu'il fût seul à l'avoir compris ? Ces changements qui sont au cœur de l'être, qu'ils soient brusques et violents ou si faibles que presque imperceptibles, ces changements sont affaire de dieux ou de hasards provoqués, qu'importe finalement, mais de distinction toujours. Un magma informe d'où rien ne sort ; ni ombre ni lumière tant ils sont encore entremêlés - masse informe et grossière, écrit-il. Ce chaos initial vaut bien le tohu-bohu biblique. Au commencement n'est pas le Verbe mais la différence ou plus exactement la différenciation mais bigre que le mot est laid.

Soyons plus précis c'est commencer précisément que de se différencier.

Soyons clair : métamorphose est l'autre nom pour dire Genèse.

Bien sûr rien n'égalera jamais la radicale transformation d'une chenille peu ragoutante, certes, en papillon symbole de toutes les légèretés printanières … Pour autant comment nommer ce processus, plus lent, semé d'embûches évidemment, qui, d'un nourrisson joufflu mais passablement difforme, fait un adulte vigoureux et pétri de charmes ?

Un enfant s'élève ou éduque dit-on ; ne se métamorphose pas. Voire. Est-il d'ailleurs tant de différences que cela ? Les premiers termes relèvent du dressage ou de l'horticulture. Comme s'il suffisait d'un tuteur pour que la jeune pousse demeure dans la droite et rigide ligne … ce que nous savons tous être faux. Le second, bien plus juste, trace l'idée de la sortie, sinon de départ en tout cas d'excursion. Celui-là qui ne parlait pas, désormais se perd en de trop longues confessions ; parfois même commande, ordonne et se pique de se croire grand. Quoi dans cette petite bouille si craquante, quoi dans cette maladresse nymphale, annoncerait véritablement l'image finale de l'être. Est-ce pour cela que l'enfant, toujours m'émeut, parce qu'à la fois rien mais tout, y préfigure l'adulte qu'il s'essayera à demeurer. Le moteur de la métamorphose n'est ni totalement le programme contraignant d'une quelconque configuration génétique ni simplement le fait d'une volonté puissante qu'elle fût capable de se camoufler sous d'anodines frasques.

 

Nous ne savons pas éduquer nos petits même si nous y réussissons parfois : il n'est pas de recette, de solutions toutes prêtes, pas même de conseils qui vaillent. Des intuitions parfois. Nous transmettons plus que nous ne l'imaginons ; moins savamment que nous ne l'espérons ; moins par la parole que les regards ; plus par les silences que les gestes. Si les crises nous font parfois redouter avoir raté notre affaire, il n'en est pourtant rien, qui ne sont jamais que des passages, souvent étroits, fréquemment injustes où précisément les chemins après s'être croisés, désormais s'écartent, qui se longeront encore longtemps mais ne coïncideront plus. Ce prodigieux sas, ce tamis si fin qu'il ne laisse jamais transiter l'intrus n'est-ce pas ce que le grec appelait crise - Κρίσις ? Sans doute ne revient-on jamais en arrière du point de séparation mais avons-nous vraiment besoin (envie) que les choses en restassent toujours au même point ? Nous ne le supporterions point : nous jouons toujours nos ruptures, nos bifurcations comme si elles étaient des origines : et elles le sont sans doute à leur manière puisque origine dit simplement la naissance. Vivre est affaire de résurrections.

Aux aurores, tout semble possible ; l'est peut-être même si déjà les sentiers se tracent qui en effacent d'autres. C'est au crépuscule que nous pourrons peser ce qui a été accompli. Nous n'aurons pas changé le monde ; à peine notre entourage … et si désespérément peu, nous mêmes. Nous marchons, croyons aller de l'avant - et sans doute le faisons nous effectivement mais cet avant a peu de la ligne droite. Nous croyons anticiper l'avenir et nourrir de savants projets mais, subrepticement remonte l'enfance et cette suave pesanteur de la nostalgie. Je ne suis pas certain que nous changions jamais - en tout cas pas radicalement. Etre est une aventure dont nous ne maîtrisons ni le début ni le terme ; et si peu le parcours même si nous n'y cheminons pas sans équipage que nous devons tant à notre présomption qu'à la sollicitude nourrie par nos proches.

Redevenez comme des enfants ! Sans doute Nietzsche a-t-il raison d'y soupçonner un sérieux dont les adultes sont incapables. Mais ici n'est pas l'essentiel. Dans cette candeur, qui est loin de la naïveté, qui est malaisément synonyme d'innocence : dans l'éclat de cette spontanéité qui s'engage, sans retenue ni calcul ; sans arrière-pensée pour la simple beauté du geste. Mais non le retour en arrière est impossible.

Mais, si, la conquête de l'éclat demeure le seul engagement à prendre.

Je juge parfois car même si la chose est détestable comment l'éviter ? on nomme ceci critique. Je sépare ou trie quelquefois : c'est le même mot. Assaut de la nature ou acte intellectuel, toujours on passe au crible, distingue et sépare. Derechef c'est créer ou naître. Le petit d'homme met peut-être plus d'impatience mais tant de lenteur à se construire, lui, l'atome, lui, l'individu, mimera toujours le principe et voudra nous faire accroire qu'il est à l'origine, toujours déjà/là ! Parfois mon cœur cède et souffre : crise, encore mais cardiaque, cette fois. Derechef la croisée : je survivrai mais plus rien ne sera plus comme avant. Les crises sont des passages angoissants parce qu'étroits qui n'autorisent nul bégaiement mais prometteurs souvent si on sait repérer la direction qu'elles offrent.

 

Ovide ne dit ni ne raconte autre chose. Le grec en nommant ceci atome - qui ne peut pas être divisé - le latin en le nommant individu - celui-là même dont Paul consacre l'avènement - disent en réalité la même chose : être participe de l'insécable, de cet effort constant à recoller les morceaux épars qui revêtent ou protègent cette origine insaisissable mais tellement obsédante. Le latin dit substance pour dire le sujet de nos métamorphoses comme si le changement n'était concevable que si supporté par architectonique qui, elle, ne changerait pas - sub-stare. Le grec n'envisage ni la position ni la posture mais seulement l'être - εἶναι - dont il substantive le participe ce qui est autre manière de suggérer que être est continuer à être ce qu'on était. D'entre le tamis et ce qui glisse entre les interstices, il y a comme une connivence puisque aussi bien l'un se justifie par l'autre.

Raconter les métamorphoses de l'être est autre manière de dire ce qui subsiste. Il fallait bien pour que la chose soit audible, la prendre par ses péripéties. L'être ne se peut regarder en face, sans doute. Il faut tourner autour, ou le regarder dans ces circonvolutions. Tourner au risque de s'égarer.

Ceci se dit du beau mot de circonstance. Qui suggère en latin ce que épistémè - ἐπιστήμη - souligne.

Écoutons donc Ovide puisque, décidément, il ne saurait y avoir de métamorphoses sans que quelque chose d'invariant ne s'impose.