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Métamorphoses Pythagore

Histoires en boucle Croisées Intrusion Don Juan Feux, grâce et métamorphose Pythagore              

 

Curieux de trouver Pythagore dans les Métamorphoses … c'est en tout cas la réflexion que je me fis en un premier temps oublieux - ce que rappelle Diogène Laërce - que Pythagore était aussi le grand théoricien de la migration des âmes et qu'il prétendit être lui-même la réincarnation d' Aethalide, fils d’Hermès, Euphorbe, Hermotime puis Pyrrhos.

Il faut dire que le personnage est un mythe à soi seul tant récits incroyables, légendes et contes se sont rapidement entées sur l'histoire de sa vie par ailleurs piètrement connue.

Son nom d'abord qui signifie prédit par la Pythie comme s'il avait été un dieu ou que son avènement, prévu, organisé, n'avait d'autres fins que de bouleverser l'histoire des hommes. Et c'est bien ainsi que la postérité le conçut : mathématicien hors pair, réformateur religieux, philosophe, moraliste,théoricien de la musique …

Voici qui nous intéresse et concerne la manière dont on sort de sa condition, dont on s'extrait du lot commun des hommes ainsi que du quotidien. Une naissance, d'abord sinon exceptionnelle en ses circonstances en tout cas annoncée par les dieux ; une éducation - que d'ailleurs on nommera de préférence initiation - laissant entendre que ce ne sont pas tant des connaissances qui furent reçues que des mystères à quoi l'on fût initié. Une vie à l'écart, soit qu'on vécût en ermite en quelque caverne ou désert, soit qu'on s'isolât en quelque couvent, école ou lieu de prière ; l'enseignement qui semble plutôt ressembler à de la prédication où l'on dispense quelques conseils ou règles de vie ; la capacité de réunir autour de soi des disciples, éventuellement classés en ordre d'initiation. Des disciples surtout capables de prolonger la légende, l'enseignement et la connaissance après la mort du sage.

Pythagore c'est tout ceci à la fois. Est-ce pour cette transfiguration d'homme en prophète qu'Ovide en retint le récit ? Non assurément mais pour cette théorie de la transmigration des âmes qui sous-tend son appel à ne pas manger de la viande animale :

Eh ! nos corps ne sont-ils pas soumis de même à la loi d’une continuelle transformation ? Ce que nous étions hier, ce que nous sommes aujourd’hui, demain nous ne le serons plus. (…) Ce que nous appelons éléments n’est pas plus stable. (…) Non, rien ne peut subsister longtemps sous la même forme

Sommes-nous si loin du rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme de Lavoisier qui n'est au reste qu'une reformulation d'une formule d'Anaxagore Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau

Où - et je crois bien préférer cette rencontre à toute autre - philosophie, morale, métaphysique et poésie se rejoignent en ce point de croisée qui dit l’Être ou, peut-être, ce que les grecs entendaient par ἄπειρον. Sitôt que l'on touche aux choses essentielles, cruciales ou fondamentales - tous adjectifs pour dire ce qui est au principe et détermine tout le reste - sitôt qu'on envisage l'être - terme si pauvre en compréhension, si mégalomaniaque en extension - on bute à la fois sur les limites de ce qui est pensable, sur les incroyables faiblesses du langage. Mais sur l'invraisemblance aussi. J'aime cela.

Car s'y joue la chance de la poésie ; de la littérature ; de l'émotion.

Il n'y a rien de plus intelligent que cette approche grecque qui, aux antipodes de la suffisance occidentale, avait compris si tôt que l'ordre qui se présentait à nous n'était ni stable ni surtout le fondement de l'être mais, tout au plus, une combinaison fragile, instable de flux, de bouleversements, de transformations, bref d'un désordre qui est la marque de l'être. J'aime que ni désordre ni apeiron ne se puissent dire ou penser de manière positive. L'être est d'abord ce qui fuit ; s'échappe ; nous échappe.

Dès lors je regarde cet animal : y vois-je comme Pythagore un ami, un parent, un voisin ? non bien sûr mais pour autant je ne puis plus tout-à-fait considérer l'être comme une chose mise à ma disposition. Me voici écartelé entre un animisme évidemment douteux mais qui serait bien utile pour justifier la préservation de la planète et un matérialisme à quoi l'on doit pourtant toutes les avancées scientifiques … mais toutes les catastrophes à venir. Déchiré entre la certitude que cette réquisition du réel comme stock qu'avait repérée Heidegger comme définissant l'essence même de la technique et partant, de la modernité et la crainte, plus que corroborée par les circonstances, que cette attachement ne suscite cette émotivité trouble où tous les fascismes puisent leur force.

Pythagore à sa façon nous le dit : la ligne qui sépare la rigueur scientifique du délire païen est bien plus fragile qu'on ne l'imagine ; qu'on ne l'espère. Avec la fatuité des conquérants, les hommes des XVe et XVIe siècles n'hésitèrent pas à se proclamer hérauts de la Renaissance ni à rejeter tout un passé millénaire dans un âge supposé moyen - mais ils voulurent dire obscurantiste ! Nous paissons encore sur cette présomption-ci et tant nos embardées scientistes que nos illusions technocrates s'en déduisent. Nous n'avons, finalement, jamais cessé de croire ni en notre glorieuse puissance ni dans l'insipide platitude du monde. Nous y avons gagné, tel Pyrrhus, de bientôt tout perdre. Nous savons en tout cas désormais combien les prises de pouvoirs, toujours, se présentent comme des chosifications. On aura beau la nommer désenchantement du monde, ceci ne changera rien à cette impérieuse mise à disposition qui nous fait tout nous aliéner, et nous laisser aliéner à tout.

Tu connaîtras que les hommes sont eux-mêmes les artisans de leurs malheurs. Infortunés ! ils ne savent pas voir les biens qui sont sous leurs yeux ; leurs oreilles se ferment à la vérité qui leur parle. Combien peu connaissent les vrais remèdes de leurs maux ! C’est donc ainsi que la destinée blesse l’entendement des humains ! Semblables à des cylindres fragiles, ils roulent çà et là, se heurtant sans cesse, et se brisant les uns contre les autres.
Vers dorés

J'aime ces récits parce qu’ils font plonger aux tréfonds de l'enfance : tous, nous apprîmes cycles des saisons, des pluies, des astres et, joyeusement, nous crûmes en l'éternité de ces orbes qui invariablement dussent en repasser par leur point de départ. Au creux de nos âmes, cette foi inébranlable en l'avenir ; une impuissance à imaginer la catastrophe. Rien ne ressemble de plus près aux croyances religieuses que l'idée de progrès, écrivit Freud : oui, bien sûr ! Au point d'en être aveuglés ! Nous nous crûmes si solidement rivés à un monde éternel, si sottement répétitif de lui-même, que nous nous crûmes divins ; nous n'étions pas mêmes humains encore.

Je le revois, lui, courbé sur un écrit, lui qui n'en laissa aucun : il figure sur le portail de la cathédrale de Chartres juste en face d'Aristote mais à côté de la musique et de la grammaire. Il avait vu le lien secret qui unissait êtres et choses et compris qu'il s'exprimait par des nombres. Il avait entendu que mathématique, musique et morale étaient même écho que réverbéraient les nombres. Moi qui rêve d'un vers, seulement un, qui arrachât les larmes et fît vibrer et prier où souffle encore l'esprit, je peine à dénicher la poésie des nombres … Lui baguenauda en cet étroit et ronceux chemin, où tout se confond étrangement, où miraculeusement le nombre n'exprime plus mais en est vibration, souffle et écho

A Jérusalem on comprit très tôt que tout résonnait déjà en la Parole originaire qu'il n'y eût plus qu'à expliciter. Lui, fit la même découverte dans les nombres. Il suffisait de les déchiffrer. Comme si la nature n'était qu'un gigantesque code que patience et sagacité parviendraient bientôt à dépenailler. En notre délire de puissance, nous n'avons donné aucune chance à l'opacité des chose encore moins à la dureté des pierres. Nous les avons ensevelies puis parfois oubliées, parfois

C'est cet océan immense qui nous sépare d'eux tous qui comprirent que le monde était signe qu'il importait de déchiffrer. Il n'est plus, pour nous et notre malheur, que ressources à exploiter.

Lui avait compris que l'objet, jamais ne se donnait à nous ; empruntait seulement, pour quelques instants fugaces, les allures de la visibilité. Platon n'était pas loin de le comprendre avec ces ombres dans la caverne mais il aura été trop obsédé de vérité et de certitude ; de gloire et de pouvoir pour ne pas céder aux sirènes enchanteresses de cet impérial soleil. Pythagore avait deviné qu'il n'était ici question que de rencontres inopinées, d'œillades déplacées ; de perspectives. Que jamais ni l'objet ni le monde ne se donneraient à nous mais se prêteraient tout au mieux à quelques mises en scène qu'il ne tiendrait qu'à nous d'aimer et respecter. Oh peut-être même sollicitais-je un peu trop les textes mais même ceci n'a pas de réelle importance. Pythagore n'était sans doute qu'un vieux fou, pas même démocrate, râleur et maussade ; ou bien n'a-t-il existé que dans l'imaginaire de quelques gourous usurpateurs d'une gloire qu'ils ne surent pas même se conférer.

Qu'importe !

J'y veux retenir ceci : cette ombre qui s'étend au couchant ; ces rose-orange prometteurs comme les amours frémissantes sont forme parmi tant d'autre que l'être nous prête ou emprunte pour nous contraindre à lever les yeux ; à regarder au-delà de nos médiocres besognes … J'aime qu'il soit un espace où le sot progrès n'ait pas droit de cité : bien sûr Michel-Ange ne peint pas mieux ni plus mal que Matisse. Et nul, à moins d'être vantard complexé comme Rousseau ne s'écrira jamais Je fus meilleur que cet homme-là !

Cette femme-là qui passe et force le respect, ou cet autre qui parle et suscite l'intérêt ; cet enfant qui rit à pierre fendre ; cette femme qui regarde et force l'émotion ; cet homme qui s'écroule et suscite désespoir ou compassion ; cet enfant qui tombe qu'on aimerait relever tous, ensemble, disent les métamorphoses de l'être ; entonnent Noch lag die Schöpfung formlos da avec les tremblements de ceux qui ont deviné combien ces images, ces gestes ; ces regards et ces paroles balbutiées sont la forme sans cesse bousculée de l'être - ses métamorphoses qui constituent la respiration de la création continuée.

Ne jamais regarder l'autre pour ce qu'il est mais pour ce qui y bruisse

 

 

 

Ovide, Livre XV

Là, Numa rencontra Pythagore : le sage de Samos avait fui sa patrie esclave, et à la tyrannie il avait préféré un exil volontaire. À travers les espaces, jusque dans les régions du ciel, sa pensée allait trouver les dieux, et ce que la nature dérobe aux yeux du corps, il le découvrait avec les yeux de l’âme. Après avoir recueilli en lui-même, tout vu, tout pénétré, par une étude active et profonde, il mettait au jour ses trésors, et en faisait part à tous. La foule écoutait en silence et avec admiration sa parole : il expliquait l’origine du monde, et les principes de toutes choses, et la nature, et Dieu ; comment se forment et la neige et la foudre ; si c’est Jupiter qui tonne, ou les nuages entrechoqués par les vents ; d’où viennent les tremblements de terre, et quelle loi préside aux révolutions des astres ; son génie dévoilait tous les mystères.

Le premier, il fit un crime à l’homme de charger sa table de la chair des animaux ; le premier, il fit entendre ces sublimes mais inutiles leçons : « Cessez, mortels, de vous souiller de mets abominables ! Vous avez les moissons ; vous avez les fruits dont le poids incline les rameaux vers la terre, les raisins suspendus à la vigne, les plantes savoureuses et celles dont le feu peut adoucir les sucs et amollir le tissu ; vous avez le lait des troupeaux, et le miel parfumé de thym ; la terre vous prodigue ses  trésors, des mets innocents et purs, qui ne sont pas achetés par le meurtre et le sang. La chair apaise la faim des animaux ; et combien encore, le cheval, le bœuf, la brebis, vivent de l’herbe des prairies ! Mais ceux d’un instinct cruel et farouche, les tigres d’Arménie, les lions rugissants, les ours, les loups, aiment une nourriture sanglante. Chose horrible ! des entrailles engloutir des entrailles, un corps s’engraisser d’un autre corps, un être animé vivre de la mort d’un être animé comme lui ! Quoi ! au milieu des richesses que la terre, cette mère bienfaisante, produit pour nos besoins, tu n’aimes qu’à déchirer d’une dent cruelle des chairs palpitantes ; tu renouvelles les goûts barbares du Cyclope, et, sans la destruction d’un être, tu ne peux assouvir les appétits déréglés d’un estomac vorace ! Mais dans cet âge antique dont nous avons fait l’âge d’or, l’homme était riche et heureux avec les fruits des arbres et les plantes de la terre ; le sang ne souillait pas sa bouche. Alors l’oiseau pouvait, sans péril, se jouer dans les airs ; le lièvre courait hardiment dans la campagne ; le poisson crédule ne venait pas se suspendre à l’hameçon. Point d’ennemis, nuls pièges à redouter ; mais une sécurité profonde. Maudit soit celui qui, le premier, dédaigna la frugalité de cet âge, et dont le ventre avide engloutit des mets vivants ! il a ouvert le chemin au crime. C’est pour détruire les bêtes féroces, que le fer a dû d’abord se rougir de sang : jusque là, rien de trop : les animaux qui menacent notre vie, l’homme peut les tuer sans remords, mais seulement les tuer, et non pas s’en nourrir. On fit plus, et le porc parut mériter d’être la première victime immolée à Cérès, pour avoir fouillé les champs, déterré les semences et ruiné l’espoir de l’année ; le bouc, rongeur de la vigne, fut égorgé sur les autels de Bacchus : du moins ils avaient nui tous les deux. Mais quel est votre crime, douces brebis, qui portez, dans vos pleines mamelles, un nectar fait pour l’homme, et dont la toison lui fournit de chauds vêtements ; vous, dont la vie lui est plus utile que la mort ? Quel mal a fait le bœuf, bon et paisible animal, incapable de nuire, né pour les plus durs travaux ? Oui ! c’est un ingrat, indigne des présents de Cérès, celui qui peut tirer de la charrue, pour le tuer, son infatigable ouvrier ; qui frappe de la hache ce col usé par le travail, après qu’il a tant de fois retourné le sol, et préparé de riches moissons. Et ce n’est pas assez de commettre un tel crime ; l’homme y associe les dieux ; il ose croire que le sang des taureaux réjouit le cœur de Jupiter. Une victime sans tache, et d’une admirable beauté, beauté funeste ! les cornes dorées et  parées de bandelettes, est conduite aux autels. Là, sans rien comprendre, elle entend des prières, elle voit poser sur son front les fruits de la terre, qu’elle a cultivée ; le couteau qu’elle a peut-être aperçu dans un vase d’eau limpide la frappe ; le sang coule, et, dans les entrailles arrachées de son sein palpitant, on interroge la volonté des dieux. D’où viennent à l’homme ces horribles appétits ? Ô mortels, comment osez-vous ? Cessez, je vous en conjure ; écoutez mes conseils, et quand vous portez à votre bouche la chair de vos bœufs, sachez bien que vous dévorez vos laboureurs.

» Et puisqu’un dieu me presse de parler, j’obéis au dieu qui m’inspire : mon âme est un oracle ; devant moi les cieux s’ouvrent, et un esprit divin se révèle par ma voix. De grands mystères, que le génie n’a pas encore interrogés, je vais les dire : à travers les espaces, loin de cette terre, de ce séjour de boue, je veux voler sur les nuages, et fouler à mes pieds les puissantes épaules d’Atlas ; je veux d’en haut regarder la foule insensée qui s’agite ; je veux rassurer l’homme tremblant à l’idée du trépas, et lui dérouler le livre des destins.

» Ô race abusée, d’où te vient cette horreur de la mort ? Pourquoi redouter et le Styx, et la nuit infernale, et les châtiments d’un monde imaginaire, vains noms, vaines fictions des poètes ? Votre corps, que la flamme du bûcher ou la pourriture le détruise, ne peut souffrir aucun mal : l’âme ne peut mourir, et elle ne sort d’une première demeure que pour aller vivre dans une autre. Moi-même, il m’en souvient, j’étais au siège de Troie, je m’appelais Euphorbe, fils de Penthus et le plus jeune des Atrides me traversa la poitrine de sa lance. Naguère encore, dans Argos, j’ai reconnu mon bouclier, aux murs du temple de Junon. Tout change ; rien ne périt. L’esprit vagabond erre d’un lieu dans un autre, anime tous les corps ; l’animal après l’homme, l’homme après l’animal ; mais il ne meurt jamais. Comme la cire docile, qui reçoit mille empreintes nouvelles, et sous des formes toujours variées, demeure toujours la même, l’âme reste la même aussi, sous la diverse apparence des divers corps où elle émigre. Gardez-vous d’être impies, pour obéir au ventre ; gardez-vous, les dieux le veulent, de troubler dans leur asile, d’en chasser par le meurtre les âmes de vos proches : ne nourrissez pas de sang votre sang.

» Et puisque j’ai déployé toutes mes voiles aux vents qui m’ont porté en si haute mer, je poursuis. Rien dans l’univers n’est stable : tout passe ; toute forme est éphémère. Le temps lui-même ne cesse de couler comme un fleuve ; les eaux du fleuve ne s’arrêtent jamais, et jamais  les heures légères ; le flot pousse le flot ; chassé par celui qui arrive, il chasse celui qui le précède. Ainsi des heures ; elles fuient, se suivent, et sont toujours nouvelles ; celle qui fut naguère n’est plus, celle qui n’était pas commence, et tous les moments sont renouvelés. Voyez : la nuit, dès sa naissance, tend vers le jour, et la lumière vient après les ténèbres. L’aspect du ciel n’est pas le même, et quand les êtres fatigués se reposent au sein du sommeil, et quand Lucifer paraît sur son blanc coursier, et quand l’Aurore vient colorer le monde, que Phébus doit, après elle, inonder de ses rayons. Le disque du soleil lui-même, rouge le matin lorsqu’il se lève, rouge le soir lorsqu’il se couche, blanchit au plus haut point de sa course, où il nage dans un air pur et dégagé des lourdes émanations de la terre. La forme de l’astre de la nuit ne peut être jamais la même : la veille, son front est moindre que le lendemain pendant sa croissance, ou plus grand pendant son déclin.

» Ne voyez-vous pas l’année se présenter tour à tour sous quatre faces, image de la vie ? Le printemps, c’est l’enfant au berceau, faible, délicat, nourri de lait : alors la tige du blé verdoyant, flexible et tendre, se gonfle de sucs, et réjouit les yeux du laboureur ; alors tout fleurit ; la terre est comme une riante corbeille de fleurs, mais elle ne donne encore que des promesses. L’année grandit, l’été succède au printemps ; c’est l’âge de la force et de la jeunesse, c’est la saison la plus vigoureuse, la plus ardente, la plus féconde. Puis vient l’automne ; le feu de la jeunesse est tombé, la fougue se modère, l’âge mûrit entre les ardeurs du jeune homme et les glaces de la vieillesse, et déjà les tempes commencent à grisonner. Enfin le vieil hiver arrive d’un pas tremblant, triste, la tête chauve, ou entourée de cheveux blancs.

» Eh ! nos corps ne sont-ils pas soumis de même à la loi d’une continuelle transformation ? Ce que nous étions hier, ce que nous sommes aujourd’hui, demain nous ne le serons plus. Un temps a été, où germe confus, hommes en espérance, nous habitions le sein maternel ; la nature nous forma de ses mains savantes ; et quand notre corps se trouva gêné dans les entrailles fatiguées de la mère, elle le délivra de sa prison. Amené à la lumière, l’homme est d’abord un enfant étendu sans force ; puis il essaie de soulever ses membres, et comme les animaux, il se traîne sur ses pieds et sur ses mains ; peu à peu son corps tremblant se redresse sur ses jambes mal assurées ; mais sa faiblesse a besoin d’un appui. Enfin le voilà ferme et agile ; il traverse le temps de la jeunesse ; il laisse derrière lui les années de l’âge mûr, pour glisser enfin au penchant de  la vieillesse qui décline. L’âge mine et abat ses forces. Tu pleures, vieux Milon, en voyant ces bras jadis égaux à ceux d’Hercule par la vigueur de leurs muscles, pendre aujourd’hui si mous et si lâches ; tu pleures, fille de Tyndare, en voyant les rides de ton visage, et tu cherches la beauté qui a pu te faire enlever deux fois. Temps qui dévore, années jalouses, vous détruisez tout ; tout, rongé par la dent des siècles, se dissout peu à peu par une mort lente.

» Ce que nous appelons éléments n’est pas plus stable. Écoutez-moi ; je vais vous dire quelles sont leurs vicissitudes. Le monde éternel contient quatre corps, principes de tous ceux qui existent ; deux sont pesants, la terre et l’eau, et leur poids les entraîne et les fixe dans les régions inférieures ; les deux autres, l’air et le feu, plus pur que l’air, sont sans pesanteur, et tendent d’eux-mêmes à s’élever. Quoiqu’éloignés l’un de l’autre dans l’espace, tout vient de ces quatre éléments, et tout retourne en eux : la terre se dissout et devient liquide ; l’eau s’évapore et se confond avec l’air : l’air lui-même se subtilise, et il est ravi dans la région du feu. De même, mais dans un ordre inverse, le feu, moins pur, se change en air, l’air en eau, l’eau, fortement condensée, en terre. Nul être n’a un caractère fixe et immuable : la nature ne cesse de détruire et de réparer tout ensemble, et rien ne périt dans cet immense mouvement ; mais tout varie, tout change de forme. La naissance n’est que le commencement d’un nouvel état ; la mort n’en est que la fin. Les innombrables parties du Tout s’agitent, se déplacent ; mais la somme des êtres reste la même.

» Non, rien ne peut subsister longtemps sous la même forme : ainsi, du siècle d’or nous sommes passés au siècle de fer ; ainsi les lieux ont tant de fois changé de face. J’ai vu la mer où l’on avait marché jadis sur un terrain solide ; j’ai vu des terres sorties du sein des eaux. Loin de l’Océan, on découvre des couches de coquillages marins, et l’on a trouvé une ancre sur le sommet d’une montagne. La chute des torrents, d’une plaine fait une vallée ; le mouvement des eaux aplanit les monts ; les marais deviennent des sables arides ; les plaines sèches et brûlées, des lieux humides et fangeux. Ici la nature ouvre des sources inconnues, ailleurs elle en tarit d’anciennes. Que de fleuves les tremblements de terre ont fait jaillir ! Que de fleuves aussi ont disparu dans ces convulsions du vieux monde ! Le Lycus, absorbé dans les entrailles de la terre, reparaît beaucoup plus loin, comme s’il naissait d’une nouvelle source ; le sel qui boit l’Érasin cache longtemps son cours, et finit par le rendre aux  champs d’Argos. On dit que le Mysus, dégoûté de sa source et de son premier rivage, va cou1er dans un nouveau pays, sous le nom de Caïque. Tantôt l’Aménane roule ses eaux chargées de sable, et tantôt son lit demeure à sec. Jadis on pouvait boire les eaux de l’Anigre ; une fétide odeur souille aujourd’hui ce fleuve, où, s’il fallait en croire les poètes, les Centaures seraient venus laver les blessures que les flèches d’Hercule leur avaient faites. Les flots de l’Hypanis, qui sortent des montagnes de la Scythie, au milieu du jour, doux près de leur source, se chargent plus loin de sels amers. La mer entourait Pharos, Antissa, Tyr, la ville des Phéniciens ; elles tiennent aujourd’hui au continent. Leucade y tenait aussi dans les premiers âges ; de nos jours, c’est une île. L’Italie et la Sicile étaient, dit-on, réunies ; mais la mer s’ouvrit entre elles un passage, et entraîna le sol dans ses flots. Si vous cherchez en Arcadie les villes d’Hélice et de Suris, vous les trouverez sous la mer ; et le matelot montre encore leurs ruines submergées. Près de Trézène, la ville de Pitthée, s’élève une colline aux flancs nus, sans ombrage, où s’étendait jadis une longue plaine. Un jour, par un phénomène terrible, le vent impétueux, comprimé dans les entrailles de la terre, essaya de se frayer une issue ; et, dans ses prodigieux et inutiles efforts, pour jouir d’un plus libre espace, sa prison ne laissant pas le moindre passage à son souffle, il tendit et gonfla la surface de la terre, comme on gonfle une vessie ou une outre avec la bouche ; le sol conserva la forme d’une haute colline, et s’est affermi avec le temps.

» Je pourrais ajouter une foule d’exemples que vous connaissez par vous-mêmes ou par d’autres ; je me bornerai à en citer un petit nombre. L’eau produit et subit mille changements. La fontaine de Jupiter Ammon, froide au milieu du jour, devient brûlante au lever et au coucher du soleil ; le bois, jeté dans une source du pays d’Athamas, s’enflamme, dit-on, lorsque la lune est dans le dernier jour de son déclin ; en Thrace, chez les Cicones, l’eau d’un fleuve pétrifie les entrailles, et laisse une couche de pierre sur les objets qu’elle a touchés ; le Crathis, et, dans nos campagnes, une rivière voisine, le Sybaris, donnent aux cheveux la couleur de l’ambre et de l’or ; mais, chose encore plus étonnante, certaines eaux ont le pouvoir de changer, non le corps seulement, mais l’âme elle-même. Qui n’a entendu parler de l’obscène Salmacis, et de ces lacs d’Éthiopie qui rendent furieux, ou qui engourdissent les membres par un lourd sommeil ? Celui qui s’est désaltéré dans la fontaine de Clitorium abhorre le goût du vin, et n’aime plus que l’eau pure. Peut-être y a-t-il dans cette source une vertu contraire à la chaude vertu  du vin ; peut-être faut-il, suivant la tradition du pays, attribuer la cause de ce prodige à Mélampus, fils d’Amithaon, qui, après avoir, par des paroles et des herbes magiques, calmé la démence furieuse des filles de Prœtus, aurait jeté ses philtres dans la fontaine : l’horreur du vin s’y est conservée. Le Lynceste produit un effet tout contraire : celui qui boit avec excès de son eau chancelle comme s’il avait pris du vin pur. On voit, en Arcadie, un lac que les anciens habitants du pays ont appelé Phénéon, et dont les eaux, à la double nature, sont nuisibles la nuit, et peuvent se boire le jour sans danger. Ainsi, les lacs, les fleuves, les fontaines reçoivent tous mille propriétés diverses.

» Il fut un temps où Délos, maintenant immobile, voguait sur la mer ; le vaisseau des Argonautes eut à redouter le choc des Symplégades, qui se heurtaient au milieu des vagues écumantes ; aujourd’hui, solidement assises, elles soutiennent les assauts des vents. Les ardentes fournaises de l’Etna ne brûleront pas toujours, car elles n’ont pas toujours brûlé. Si la terre est un animal qui vit et qui respire par mille bouches enflammées, elle peut changer les canaux par où s’échappe son haleine, et dans les convulsions qu’elle éprouve, ouvrir les uns et refermer les autres. Si ce sont les vents comprimés dans les antres souterrains, qui lancent dans les airs rochers contre rochers, et des matières inflammables d’où le choc fait jaillir le feu, la furie des vents une fois calmée, ces antres resteront froids ; si c’est le bitume qui s’embrase, ou le soufre qui fume et brûle peu à peu, quand la terre ne pourra plus donner à la flamme ces aliments épuisés par plusieurs siècles, quand le feu ne trouvera plus rien à dévorer, il devra mourir d’épuisement, et laisser l’incendie tomber et s’éteindre.

» On raconte que, dans les régions hyperborées, non loin de Pallène, il y a des hommes dont le corps, neuf fois plongé dans le lac Triton, se revêt de plumes. Je ne puis le croire, et je ne crois pas davantage que les femmes de Scythie, en se frottant les membres de certains sucs, aient le pouvoir d’opérer le même prodige ; mais comment ne pas ajouter foi à ce qui est invinciblement prouvé ? Ne voyons-nous pas les corps, tombés par le temps ou par la chaleur, en putréfaction liquide, se changer en une multitude d’insectes ? Tuez un bœuf, et couvrez-le de terre ; par un phénomène que l’expérience atteste, de ses entrailles pourries naîtra un essaim d’abeilles, amies des champs et du travail, comme l’animal qui les produit, et animées par l’espoir de recueillir le fruit de leurs fatigues. Le cadavre du coursier belliqueux donne naissance aux frelons. Otez au cancre du rivage ses bras recourbés, et enterrez le corps, il en sortira un scorpion au dard menaçant. Cet   insecte, qui entoure les feuilles de filets blancs, dépouille sa forme, pour prendre celle du papillon funèbre, comme l’ont remarqué les cultivateurs. Le limon recèle les germes d’où naît la verte grenouille ; il l’engendre sans pieds : bientôt il lui donne des membres pour nager ; et ceux de derrière s’allongent plus que les autres, pour rendre les sauts de l’animal plus faciles. L’ours, en sortant du ventre de sa mère, n’est qu’une masse de chair à peine vivante : sa mère, en le léchant, façonne ses membres, et lui donne la forme qu’elle a elle-même reçue. Ne voyons-nous pas les abeilles, larves d’abord cachées sous une cellule de cire hexagone, n’avoir que le corps en naissant ; les pieds et les ailes viennent plus tard. L’oiseau de Junon, dont la queue est semée d’étoiles ; l’aigle, qui porte la foudre de Jupiter ; les colombes de Vénus, et tout le peuple des oiseaux, sortent du sein d’un œuf ; qui pourrait le croire, si nos yeux n’en étaient pas témoins ? On pense même que la moelle renfermée dans l’épine de notre dos, quand elle a pourri dans la tombe, se change en serpent. Mais tous ces changements se font d’une chose en une autre ; il n’y a qu’un oiseau qui retrouve la vie dans sa mort, et qui se recrée lui-même : les Assyriens le nomment phénix ; il ne vit ni d’herbes ni de fruits, mais des larmes de l’encens et des sucs de l’amome. Après avoir rempli le cours de cinq longs siècles sur la cime tremblante d’un palmier, il construit un nid avec son bec et ses ongles ; il y forme un lit de nard, de cannelle, de myrrhe dorée et de cinnamome, se couche sur ce bûcher, et finit sa vie au milieu des parfums ; alors, de ses cendres renaît, dit-on, un jeune phénix, destiné à vivre le même nombre de siècles. Dès que l’âge lui a donné la force de soutenir un fardeau, il enlève le nid qui fut à la fois son berceau et la tombe de son père ; et, d’une aile rapide, arrive dans la ville du soleil ; il le dépose à la porte sacrée du temple. Quelle chose non moins étrange que les continuels changements de l’hyène, tour à tour femelle et mâle ! et le caméléon, nourri d’air et de vent, dont le corps revêt la couleur de tous les objets qui le touchent ! et le lynx, présent de l’Inde vaincue au dieu couronné de pampres, animal dont l’urine se congèle et se durcit au contact de l’air, ainsi que le corail, plante molle et flexible sous les eaux !

» Le jour finirait, et Phébus plongerait ses coursiers fatigués dans la mer, avant que j’eusse énuméré tous les changements qui arrivent dans l’univers. Le temps change, et avec lui les nations : les unes s’élèvent et s’agrandissent, les autres tombent. Troie, jadis si puissante, si riche, si peuplée, et qui, pendant dix années, a  pu verser tant de sang, aujourd’hui couchée par terre, n’a plus à montrer, pour toutes richesses, que de vieilles ruines et des tombeaux. Sparte fut une cité glorieuse ; Mycènes, Thèbes, Athènes, furent grandes et redoutées : Sparte est un lieu obscur et misérable ; la puissante Mycènes est tombée ; la ville d’Œdipe n’est plus qu’un nom ; Athènes n’est plus qu’un fantôme. Et maintenant la renommée parle de Rome, fille d’Ilion, qui s’élève ; sur les bords du Tibre, elle pose les fondements d’un colossal empire. Elle change, mais en grandissant, et un jour, elle sera la tête de l’univers : ainsi l’annoncent les devins et les oracles. Si ma mémoire est fidèle, Hélénus disait à Énée, triste, abattu, sans espoir à la vue de Troie déjà chancelante : « Fils d’une déesse, si tu as quelque confiance en mes oracles, crois-moi, tu ne dois pas périr, et Ilion ne tombera pas tout entier. Le fer et la flamme te laisseront passer ; tu iras, tu emporteras Pergame sur tes vaisseaux, et tous deux, sous un ciel étranger, vous trouverez une terre plus heureuse. Je vois la ville promise à nos descendants par les destins : dans le passé, dans le présent et dans l’avenir, elle n’a pas d’égale ; ses chefs, de siècle en siècle, étendront sa puissance ; mais c’est un descendant d’Iule qui la fera maîtresse du monde. Quand la terre aura joui de lui, les dieux en jouiront à leur tour : le ciel sera sa dernière demeure ». Je me rappelle ces prophétiques paroles ; je suis heureux de voir renaître mon ancienne patrie, et la victoire des Grecs faire la grandeur des Troyens.

» Mais ne laissons pas nos coursiers oublier le but, et s’écarter plus longtemps. Le ciel et tout ce qu’on voit au-dessous de lui, la terre et tout ce qu’elle contient, changent de formes. Nous aussi, portion de ce monde, nous changeons ; et, comme nous avons une âme vagabonde qui peut, de notre corps, passer dans le corps des animaux, laissons en paix et respectons l’asile où vivent les âmes de nos parents, de nos frères, de ceux que nous aimions, des âmes d’hommes, enfin : prenons garde de faire des festins de Thyeste. Comme il se fait d’horribles goûts, comme il se prépare à verser un jour le sang humain, celui qui égorge de sang-froid un agneau, et qui prête une oreille insensible à ses bêlements plaintifs ; celui qui peut sans pitié tuer le jeune chevreau et l’entendre vagir comme un enfant ; celui qui peut manger l’oiseau qu’il a nourri de sa main ! Y a-t-il loin de ce crime au dernier des crimes, l’homicide ? N’en ouvre-t-il pas le chemin ? Laissez le bœuf labourer, et ne mourir que de vieillesse ; laissez les brebis nous munir contre le souffle glacial de Borée, et les chèvres présenter leurs  mamelles pleines à la main qui les presse. Plus de rêts et de lacs, plus d’inventions perfides ; n’attirez plus l’oiseau sur la glu, ne poussez plus le cerf épouvanté dans vos toiles, ne cachez plus, sous un appât trompeur, la pointe de l’hameçon. Détruisez les animaux nuisibles, mais contentez-vous de les détruire ; laissez leur chair, et ne prenez que des aliments dignes de l’homme ».