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L'intrus

Histoires en boucle Croisées Intrusion Don Juan Feux, grâce et métamorphose Pythagore              

 

 

 

À peine tous ces corps étaient-ils séparés, assujettis à des lois immuables, les astres, longtemps obscurcis dans la masse informe du chaos, commencèrent à briller dans les cieux. Les étoiles et les dieux y fixèrent leur séjour, afin qu'aucune région ne fût sans habitants. Les poissons peuplèrent l'onde; les quadrupèdes, la terre; les oiseaux, les plaines de l'air.
Un être plus noble et plus intelligent, fait pour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grand ouvrage. L'homme naquit : et soit que l'architecte suprême l'eût animé d'un souffle divin, soit que la terre conservât encore, dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l'éther dont elle venait d'être séparée, et que le fils de Japet, détrempant cette semence féconde, en eût formé l'homme à l'image des dieux, arbitres de l'univers; l'homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l'homme, jusqu'alors inconnue à l'univers.
Ovide I, 75-88

Puis Dieu dit: Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.
Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme.
Dieu les bénit, et Dieu leur dit: Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. Gen, 1, 26

S'il est un point commun aux récits des commencements, il tient bien à la place insolite de l'homme.

Créé en dernier, un peu comme la couronne de la création, il est perçu par la Bible comme celui qui doit dominer c'est-à-dire régir la création au nom de l’Éternel, mais aussi d'une certaine manière comme celui qui doit en parachever l'existence - notamment en nommant.

 

L’Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme. Et l'homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs; mais, pour l'homme, il ne trouva point d'aide semblable à lui.
Gen 2, 18

On retrouvera la même idée dans les textes grecs ou latins. Car ce fut bien le rôle attribué à Prométhée qu'il concéda à son frère Epiméthée - à en croire Platon.

Sauf qu’Épiméthée, imprévoyant, malhabile, distrait, eut tant distribué les diverses qualités qu'il avait dans sa besace que, parvenu à l'homme, il ne lui resta rien. Prométhée lui sauva la mise et lui attribua arts et feu, soit en fait ruse et intelligence - cette étonnante capacité à ne pas seulement réagir à des instincts mais bien plutôt à une volonté ajustée à une capacité d'anticiper.

Dès lors, voici que l'homme abuse de ses pouvoirs- ou tout simplement en use : il est vite celui par qui le scandale arrive ; celui qui trouble l'ordonnancement prévu par Zeus. Celui qui défie les dieux. Que les dieux l'emportent ou non à la fin qu'importe ! pire encore, dans les secrets bibliques se susurre que même des anges se révoltèrent. Certes, à la fin, tous seront enchaînés - Lucifer en premier.

Du diable

 

Quand même … nouvelle incroyable ! on peut défier le divin !

Se peut-il être métamorphose plus insolite, incompréhensible d'ailleurs, que celle-ci où l'ange se fait démon, le bien, mal, le transmetteur, parasite, le traducteur, traître ? La question n'est pas anodine et, sans doute, se trouve-t-elle à l'intersection de toutes nos angoisses métaphysiques et incertitudes morales. Vraisemblablement est-ce d'ailleurs ici que réside l'origine du projet d'Ovide : veut-on comprendre quelque chose au monde, à ce qui le fait - mal ou bien - tourner, c'est toujours du côté de l'homme qu'il faut regarder, du côté de cet être étrange, fascinant et terrifiant à la fois, le seul qui, debout, peut et sait regarder les étoiles …

Écoutons Zeus qui agacé par la constante dégradation au fil des âges s'en prend à l'homme perçu comme le grand coupable de la dépravation générale :

"L'empire du monde me causa de moins grandes alarmes, lorsque j’eus à le défendre contre l'audace de ces Géants, enfants de la Terre, dont les cent bras voulaient soumettre le ciel. C'étaient sans doute des ennemis redoutables; mais ils ne formaient qu'une race, et la guerre n'avait qu'un seul principe. Maintenant, sur le globe qu'entoure l’océan, je ne vois que des hommes pervers. Il faut perdre le genre humain."

Oui, c'est la même colère mais ici comme dans les textes biblique, toujours un moment d'arrêt : les dieux sont de l'être pas du néant. Ils réorganisent et parfois, cartésiens avant l'heure, pratiquent le on efface tout et on recommence. Mais jamais au risque de tout détruire. Zeus se ravise de consumer le monde : trop dangereux ! il préféra le déluge. Aux dieux qui s'inquiètent de la disparition de l'homme, répugnent à laisser le monde au gré des bêtes féroces, Zeus promet de créer une nouvelle race humaine.

Oui c'est la même ambivalence : l'ange, celui-là même qui est chargé de transmettre, celui qui porte la lumière, se révolte contre Dieu. Ils ne sont pas si nombreux les textes qui évoquent la révolte des anges ; un peu plus ceux qui évoquent leur chute. Mais nul n'est plus criant que ce préambule de Job :

Or, un jour les fils de Dieu vinrent se présenter devant l’Éternel, et le Satan, lui aussi, vint au milieu d'eux. 7 L’Éternel dit au Satan: "D'où viens-tu?" Le Satan répondit au Seigneur et dit: "J'ai visité la terre 'et l'ai parcourue en tous sens." 8 L’Éternel demanda au Satan: "As-tu porté ton attention sur mon serviteur Job? Certes, il n'a point son pareil sur la terre, tellement il est un homme intègre et droit, craignant Dieu et évitant le mal." 9 Le Satan répliqua au Seigneur et dit: "Est-ce donc gratuitement que Job craint Dieu? 10 N'as-tu pas élevé comme une haie tutélaire autour de lui, de sa maison et de tout ce qui lui appartient? Tu as béni l'œuvre de ses mains, et ses troupeaux se répandent dans le pays. 11 Or ça, étends une fois ta main et touche tout ce qui est à lui; tu verras s'il ne te reniera pas en face." 12 L’Éternel répondit au Satan: "Eh bien! Tout ce qui lui appartient est en ton pouvoir; seulement, tu ne le toucheras pas lui-même." Et le Satan se retira de devant la face de l’Éternel.

Autour de Dieu, des fils, des anges, des conseillers et celui que le texte, sous la forme de nom commun, appelle le Satan - l'Accusateur ? l'ennemi ? - des créatures célestes à quoi il semble appartenir. Il conseille Dieu, ou en tout cas le renseigne. Il est en tout cas celui qui observe, regarde, semble assurer le lien avec cette terre qu'il visite, les hommes qu'il fréquente en tout cas observe. L’Église, bien plus tard, développera une science savante pour distinguer d'entre anges, archanges et degrés divers : toujours est-il qu'entre Dieu et sa création, entre dieu et l'homme, une multitude d'êtres semblent œuvrer à son service.

Ce qui fait tout l'intérêt de ce prologue est qu'on y croit observer l'ange avant sa chute et sans doute comprendre en quoi elle réside.

Tout est dit ici : la provocation. Il est celui qui se méfie, qui soupçonne ; celui donc qui cherche le conflit pour révéler les dissentiments. Celui qui n'aime pas l'homme - supposé n'adorer Dieu que par intérêt. Le latin provocare le dit assez bien : il s'agit d'un défi, qui lui-même - diffido - traduit le manque de confiance. Celui qu'on défie est celui dont on se méfie, à qui on prête peu de foi, de fidélité. Satan cherche à produire une situation suffisamment douloureuse pour que Job cesse d'avoir confiance - c'est-à-dire foi - en Dieu : il attend - espère - le reniement.

Figure exactement antonyme du Paraclet - puisque, décidément, l'on se situe dans le registre de la justice - il est l'accusation face à l'avocat - παράκλητος, celui qui console et intercède ; παακαλεω c'est appeler auprès de soi, d'où mander, inviter, appeler à son secours - et l'on retrouve la même opposition entre de dia de Διάβολος et le sun (cum en latin que l'on retrouve dans convocation) de σύμβολον. Qu'importe de ce point de vue le conflit d'interprétation qui fait de son annonce tantôt la promesse d'un retour de Jésus ou d'un autre, le texte de Jean en tout cas annonce la fonction d'enseigneur des mondes et de consolateur. Le Satan est diable parce qu'il cherche à créer un fossé entre dieu et sa création ; le Messie est un symbole parce qu'il assurera une médiation entre les deux - ce pourquoi, dit Isaïe, on l'appellera Emmanuel.

On n'insistera jamais assez sur la justesse de ce point de vue de l'expression Antéchrist car d'entre les deux c'est même position, même fonction - simplement inversée. Il faut prendre à la lettre l'originalité de la révélation qui distingue ces religions de toutes celles qui les ont précédées : entendre un dieu qui parle, ordonne, commande c'est supposer un canal par où transite le message et des acteurs qui le portent, le transmettent. L'armée des anges ?

L'intrus c'est celui qui se fiche sur le canal de communication et le bloque ; qui parle fort et en son nom plutôt que transmettre la Parole surgie d'en-haut. A moins d'envisager un dualisme hérétique par définition puisqu'il contreviendrait au monothéisme, le diable ne peut pas être une puissance face à une autre. Autrement dit, il ne peut vouloir que ce que veut Dieu mais seulement en utilisant d'autres moyens. Or précisément la provocation ne fait pas partie des outils divins. Le sens de l'Alliance c'est au contraire l'interdiction de la violence qui divise, la reconnaissance de l'autre, l'enseignement, la Parole qui rassemblent. Le pari que soumet Satan s'entend de là : il est acceptable aux yeux de dieu à la condition qu'on ne porte pas atteinte à la vie de Job. On peut y lire tel Girard une des nombreuses illustrations du processus victimaire ; il est lui-même victime de la foule qui se retourne contre lui, se soude autour de sa déchéance mais surtout, il est celui que ses proches incitent à se retourner contre dieu, c'est-à-dire finalement, à reproduire le processus mimétique. Ce que précisément il ne fait pas. Pari de l'épreuve, pari cynique au fond, qui jette Job en la même position que celle, volontaire, de Diogène.

Il y a pourtant dans l'accusation quelque chose qui devrait retenir notre attention : Satan soupçonne l'homme de ne pas vouloir payer le prix, de chercher à se défausser des conséquences de ses actes. Mais c'est exactement ce que le serpent avait instillé comme tentation à Ève : il n'y aura pas mort, il n'y aura pas de conséquences. 

Au fond, Satan est un utilitariste avant la lettre : il n'imagine pas une seconde qu'on puisse se déterminer par autre chose que par intérêt et que n'importe quel acte devient possible, même la rébellion contre Dieu à condition que son auteur puisse légitimement espérer ne pas en subir les conséquences. Toute la modernité et ce depuis les Maximes de La Rochefoucauld, vise à étendre comme évidence les motivations égoïstes .

Entre cet égoïsme invétéré où l'on nous invite à voir le réalisme, et l'abnégation altruiste tout empreinte du sacrifice de soi où la tradition nous a habitué à lire un idéal de vertu d'autant plus scintillant que totalement inaccessible, il y a sans doute un moyen-terme - c'est en tout cas ce que suggère l'auteur. Ce qui semble en tout cas clair c'est que l'interdit originel porte justement sur ce désir qui tend à tout assimiler, à tout ramener à soi et que le péché porte précisément sur ces désirs qu'il s'agit non pas d'éradiquer mais de dominer. Ce qui est clair c'est que la vertu morale a partie liée avec le souci de l'autre. 

Or, le processus sacrificiel consiste précisément à n'envisager l'autre que comme objet sur quoi déplacer ses responsabilités : choisir, au hasard, la victime pour sortir de l'indifférenciation maximale qui constitue la crise fondatrice, c'est se décharger de toute conséquence en les faisant endosser par un tiers - c'est agir par intérêt et que ce dernier soit collectif ne change pas grand chose à l'affaire. 

Le mensonge que représente Satan, mensonge et père du mensonge, est ainsi triple : il fait croire à l'irresponsabilité ; il tait le cycle infernal de la violence ; il fait croire qu'il n'est pas d'autre solution que de se soumettre l'altérité. 

A l'inverse le médiateur externe qu'est Dieu, mais aussi le Paraclet, celui qui parle en son nom, ouvre par sa transcendance même l'opportunité d'une imitation qui ne soit jamais mortifère et il le fait par trois fois : 

- en offrant la toute puissance de l'arbitre et donc la plénitude de la responsabilité qui suppose le souci de l'autre 

- en récusant toute violence et en explicitant les mécanismes du processus victimaire 

- en offrant l'Alliance 

Autant dire que ce que représente Satan c'est à la fois l'immoralité, la violence et la division.

Mais il y a plus : ange déchu, dit la tradition, autrement dit messager qui joue son propre jeu, trahit au lieu de traduire, il fait partie si l'on en croit les textes (Job, 1,6 & 2,1 ) de l'entourage du divin : il est celui qui parcourt la terre et s'y promène. On peut supposer que son rôle est de servir d'intermédiaire entre le divin et l'homme : chérubin protecteur dit Ézéchiel. Ce en quoi il faillit semble assez clair : il ne protège plus mais provoque. Il fait cyniquement le tri entre les bons et les mauvais et se soucie peu des faibles qu'il ne secourt pas mais entraîne dans sa chute. Sous peine d'imaginer qu'il y eut une force du mal en face de Dieu, on ne peut pas imaginer que Lucifer veuille autre chose que réaliser la volonté divine mais il le fait sans aménité, sans tolérance, sans soutien - par pure et simple élimination des faibles et des médiocres. 

C'est là poser la question classique de la nature du mal qu'un solide monothéisme ne peut poser autrement que comme une défaillance, un moindre d'être, quelque chose qui se situerait entre l'être et le néant. C'est dans cette tension entre l'être et le néant que se joue le fondement de toute morale dans une perspective théologique. En effet, à bien y regarder, il y a dans la figure de Satan une double dimension qui renvoie exactement à la double facette de la Révélation : 

- la culpabilité signe la possibilité du mal : que l'homme soit faillible, voici la mauvaise nouvelle, d'autant plus cruciale qu'elle se situe à la racine, dès le début. Que l'homme, en dépit des grâces dont il fut doté, en dépit de la révélation qui lui indique le bon chemin, soit néanmoins susceptible de pencher du côté du mal montre que le mal est à rechercher en l'homme, et, plus précisément, dans la liberté de sa volonté. C'est sa nature d'être libre qui rend possible le mal : ce dernier est donc consubstantiel de la nature humaine. C'est en ceci qu'il est radical : être homme c'est constamment courir le risque du mal. Même un comportement vertueux ne saurait prémunir contre le mal tant il est impossible de savoir si les raisons qui nous y poussent ne sont pas elles-mêmes déjà entachées de quelque désir, inclination ou intérêt. Ce que Satan symbolise c'est justement cette faillibilité-ci. 

- la Révélation signe quant à elle la possibilité du salut. Le paradoxe réside dans le fait que la solution se niche dans le problème lui-même : la liberté de la volonté. Que nous fussions irrémédiablement condamnés au mal rendrait toute Révélation autant que toute morale inutile : le fait même de prescrire des commandements, de définir des interdits suppose qu'ils puissent être entendus et suivis. Que ceci soit vrai, effectif ou non importe peu ici ; que l'homme ait ou non les moyens réels de s'en sortir, en tout état de cause la morale va faire comme si. Il y a quelque chose de l'ordre du pari ici : et si la vertu était néanmoins possible ? malgré tout ! 

Ce pari est le sens qu'il faut donner à celui que Dieu accepte de la part de Lucifer : non nécessairement que Dieu fût certain d'avance que Job ne faillirait pas - on pourrait néanmoins imaginer que la toute puissance le lui permît - mais qu'il en acceptât l'augure comme d'une possibilité réelle. On est loin du pari de Pascal où par un savant calcul des chances l'on miserait ici ou là selon que l'on eût plus à gagner qu'à perdre : il n'a rien ici à gagner ou à perdre mais ce qui est certain c'est que l'arbitre humain ouvre le champ des possibles. Regardons de près sur quoi porte la mise : sur l'homme ! Dieu prend le parti de l'homme ; Lucifer, non ! l'un prend le parti de la création ; l'autre, non ! Autant dire que le pari porte sur le salut, sur la possibilité, même ultime, d'une vie vertueuse - ce que le récit des deux larrons illustre parfaitement :

 

42Jésus leur dit: Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez, car c'est de Dieu que je suis sorti et que je viens; je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est lui qui m'a envoyé. 43Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage? Parce que vous ne pouvez écouter ma parole. 44Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne se tient pas dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds; car il est menteur et le père du mensonge.…
Jn 8, 44

Qui est l'intrus en fin de compte ? L'homme à cause de qui mort mal et malheur sont entrés dans le monde ? ou bien le diable qui l'y eût incité rendant l'homme moins coupable même s'il demeure assez responsable pour devoir être puni. Qu'ici, implicite, se cache la délicate question du mal, du mauvais et du méchant ne doit pas étonner : elle est centrale mais représente indéniablement une épine dans la doctrine. En faisant du diable le principe du mal, le christianisme, à sa façon dédouane, l'homme d'une partie de ses responsabilités ; en développant la thèse du rachat des péchés par la mort du Christ, il ne fait qu'en renforcer le principe.

Menteur et père du mensonge : il est l'essence même de ce qui s'interpose, de ce qui fait écran. Meurtrier dès le commencement, la forme même que prend la violence tient donc dans cette interposition.

 

 

De l'homme

Mais déjà, et un peu partout, l'homme. L'homme encore clairsemé, furtif, dérangé parfois par les dernières poussées des glaciers tout proches, et qui n'a laissé que peu de traces dans cette terre sans cavernes et sans rochers. Le prédateur-roi, le bûcheron des bêtes et l'assassin des arbres, le trappeur ajustant ses rets où s'étranglent les oiseaux et ses pieux sur lesquels s'empalent les bêtes à fourrure; le traqueur qui guette les grandes migrations saisonnières pour se procurer la viande séchée de ses hivers; l'architecte de branchages et de rondins décortiqués, l'homme-loup, l'homme-renard, l'homme-castor rassemblant en lui toutes les ingéniosités animales, celui dont la tradition rabbinique dit que la terre refusa à Dieu une poignée de sa boue pour lui donner forme, et dont les contes arabes assurent que les animaux tremblèrent quand ils aperçurent ce ver nu. L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix.
Yourcenar Archives du Nord

Comment pourrais-je décoller mes yeux de ce texte, à mes yeux sidéral de concision, qui dit l'exception humaine, qui ne saurait être seulement mirage de sa présomption, et l'essentiel de son rôle de prédateur.

Voici l'autre versant où l'homme révèle sa culpabilité - sans toujours l'assumer - où il n'est plus question de se payer sur la bête démoniaque ; où ne reste plus qu'à s'horrifier d'une nature qui manque à chaque instant d'être intrinsèquement perverse.

A lire certains développements et commentaires - où l'on va jusqu'à faire de Yourcenar une militante avant-l'heure de cet étrange véganisme qui a pourtant toutes les caractéristiques d'une lubie sectaire - cette approche, poussée à l'extrême vise à faire des animaux comme des éléments naturels des sujets de droit pouvant en conséquence ester en justice et tenter ainsi de limiter les agissements désastreux du développement économique et social sur la planète. Soit !

Que ceci débouche néanmoins sur un anti-humanisme serait d'un vulgaire insoupçonnable et le plus insensé des contre-sens que je soupçonne néanmoins chez certains commentateurs et autres adeptes de tout poil de cette nouvelle doxa …

Il m'arrive parfois de songer que c'est moins le mal qui serait entré dans le monde que la sottise. On est passé, en moins d'un siècle, d'un dogmatisme à un autre. L'emprise du christianisme sur l'Occident avait fait peser sur les consciences une chape de plomb d'autant plus efficace que la culpabilité, supposée héréditaire, n'était en réalité rachetable que par l'entremise de la miséricorde divine et qu'en rien nos actes n'y pourraient pourvoir. Accablé d'un côté, déresponsabilisé de l'autre - en fait infantilisé - l'homme à la fois sommet de la création et prince déchu par qui le malheur arrive, n'aura été dans la pensée chrétienne que le jouet des manigances lucifériennes ; un jouet qu'il faudrait reprendre en main - ce qui est à la charge de l’Église.

J'aime assez que, dans le récit biblique, Dieu confie à Adam le soin de nommer les êtres : c'était façon de souligner non tant que le règne animal était à disposition de l'homme que la place de régisseur assignée par Dieu : jardinier chargé d'embellir le monde ad majorem gloriam dei. C'est encore au même règne animal que s'étend l'alliance que Dieu offre à Noé. L'alliance suggère la solidarité nécessaire entre l'homme, le monde et dieu ; l'impossibilité d'une rupture de ce lien qui ne pourrait signifier que la catastrophe. L'homme n'est pas alors un intrus - tout au plus celui qui ne sait pas rester à sa place, gamin un peu turbulent, excité, tenté par plus malin que lui …

Ce qu'à sa manière raconte le récit grec …

 

Phaéton

Ovide au début du livre II raconte l'histoire de Phaéton qui mérite d'être lue en détail d'autant qu'Ovide lui consacre la moitié du Livre II.

 

C'est en effet d'abord l'histoire, presque sotte d'un gamin froissé en son orgueil puisque Epaphus - fils de Io et donc de Zeus - lui dénie à la fois son ascendance et sa divinité. S'en plaignant à sa mère, celle-ci lui révèle l'identité de son père Phébus. Ce dernier ne le renie pas, bien au contraire et comme gage de sa bonne volonté lui promet d'exaucer son vœu. Mal lui en prit puisque celui-ci consistait à conduire le char céleste - ce qui était interdit à tout mortel. Phébus était inquiet : il eut raison. A la fois apeuré par ce qu'il voyait et trop léger pour stabiliser le char il ne sut dominer l'attelage et ce d'autant moins qu’il ne connaissait même pas le nom des chevaux. Le char dévia de sa route, s'approcha tant de la Terre qu'il commença de l'embraser. Il fallut agir. Zeus intervint et lançant ses foudres parvint à arrêter la course immaîtrisée des chevaux. Phaéton, la chevelure en feu, tombe comme une étoile filante dans le fleuve Eridan, où précisément chaque jour meurt le soleil. Les Héliades, sœurs de Phaéton, inconsolables, pleurèrent tant que leurs larmes se transforma en ambre et elles- même en peuplier ou aulnes. Quant à Cygnus, qui détestait les flammes, il est transformé en cygne.

J'aime assez, dois-je l'avouer, que l'ambre, pour ce qu'elle semblait préserver végétaux et animaux, eut longtemps symbolisé la jeunesse éternelle - assez en tout cas pour que les femmes en fissent un des joyaux de leurs parures. Supposée résine végétale s'écoulant des aulnes et des peupliers, l'ambre - en grec ἤλεκτρον, élekron - a de ses origines quelque chose de magique où lumière et énergie fusent encore.

Qui voyage si tard par la nuit et le vent ? C’est le père et son fils, petit enfant qu’il serre dans ses bras pour le garantir de l’humidité et le tenir bien chaudement. « Mon enfant, qu’as-tu à cacher ton visage avec tant d’inquiétude ? — Papa, ne vois-tu pas le roi des Aulnes ?… le roi des Aulnes, avec sa couronne et sa queue ? — Rien, mon fils, qu’une ligne de brouillard. » — « Viens, charmant enfant, viens avec moi… À quels beaux jeux nous jouerons ensemble ; il y a de bien jolies fleurs sur les bords du ruisseau, et, chez ma mère, des habits tout brodés d’or ! » — « Mon père, mon père, entends-tu ce que le roi des Aulnes me promet tout bas ? — Sois tranquille, enfant, sois tranquille ; c’est le vent qui murmure parmi les feuilles séchées. » — « Beau petit, viens avec moi ! mes filles t’attendent déjà : elles dansent la nuit, mes filles ; elles te caresseront, joueront et chanteront avec toi. » — « Mon père, mon père, ne vois-tu pas les filles du roi des Aulnes, là-bas où il fait sombre ? — Mon fils, je vois ce que tu veux dire… Je vois les vieux saules, qui sont tout gris ! » — « Je t’aime, petit enfant ; ta figure me charme ; viens avec moi de bonne volonté, ou de force je t’entraîne. » — « Mon père ! mon père ! il me saisit, il m’a blessé, le roi des Aulnes ! » Le père frissonne, il précipite sa marche, serre contre lui son fils, qui respire péniblement, atteint enfin sa demeure… L’enfant était mort dans ses bras.
Goethe trad G de Nerval

Comment enfin ne pas penser à la légende du roi des Aulnes telle en tout cas que l'aura reprise Goethe où la créature, force du mal, en tout cas de la mort, est une sorte d'elfe, symbolisant tout ce que la forêt peut drainer de peur, de violences et de sauvageries.

 

 

Figure moins de la démesure que de l'orgueil, Phaéton n'est pas mauvais - tout juste niais ; n'est pas assez assuré de lui-même pour ne pas aller chercher réponse à ses angoisses dans ses racines supposées. Il concentre assez bien tout ce qu'est l'homme au fond et je ne suis pas certain que le mythe antique dise autre chose que le récit biblique. L'homme se sait à part et s'il n'est pas engendré directement par les frasques divines comme chez les grecs, il a été conçu et créé par Dieu. Il n'est pas défendu par un Titan comme l'homme l'est par Prométhée, il ne doit pas sa survie à une ruse ou une tricherie mais à la mansuétude ou à l'amour divin pour sa créature. L'alliance est la version pacifique de la duperie prométhéenne mais dans les deux cas la place de l'homme fait question, pose problème parce qu'il semble incapable de la régler lui-même.

Dans la Bible, à défaut de vouloir se substituer à Dieu, il rêve en tout cas de s'élever jusqu'à lui - la Tour de Babel. Dans les mythes c'est Phaéton qui veut en dépit de sa condition et de son jeune et fragile âge, conduire le char céleste qui fait les jours et les nuits se succéder

 

Mais c'est en même temps où judaïsme comme christianisme s'écartent d'Athènes. Qui tient dans la dernière ligne de ce passage : horrible et sublime faculté de choix. Assurément l'homme est perturbateur mais en même temps que sa nature l'y pousserait, il aurait la capacité de se prémunir des conséquences les plus désastreuses de son industrieux affairement. Toute la richesse pleine et ambivalente des commandements réside ici : l'interdit de la violence - sous toutes ses formes - souligne évidemment les méfaits du prédateur mais indique ce faisant qu'il a les moyens de les juguler, contenir voire éteindre.

Voici, j'établis mon alliance avec vous et avec votre postérité après vous;
avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que le bétail et tous les animaux de la terre, soit avec tous ceux qui sont sortis de l'arche, soit avec tous les animaux de la terre.
J'établis mon alliance avec vous: aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la terre.
Et Dieu dit: C'est ici le signe de l'alliance que j'établis entre moi et vous, et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à toujours
Gen, 9,10

C'est à un double arrêt de la destruction que l'on assiste : la promesse faite à Noé sera renouvelée devant Moïse. Mais en face, il y a l'interdit de la violence humaine.

S'il est un message radicalement nouveau - et qui le demeure - il tient évidemment dans ce dépassement de la violence qui n'est pas une promesse mais une possibilité offerte : l'ouverture d'un destin nouveau ; un horizon qui s'éclaire.

Une métamorphose à peine commencée ou … une création continuée : l'hominescence.

Cet homme, à peine sorti de l'enfance, gamin encore impétueux et aisément mortifié en sa vanité native disposant de puissances excédant largement la sagesse qu'il ne s'est pas encore construite.

Cet homme qu'il faudra à chaque fois recréer comme si toutes les esquisses jusqu'à ce jour avaient été insuffisantes.

 

Pyrrha et Deucalion

« Si les dieux, disent-ils, se laissent fléchir aux humbles prières des mortels, s’ils ne sont pas inexorables, apprends-nous, ô Thémis, quelle vertu féconde peut réparer la ruine du genre humain, et montre-toi propice et secourable au monde abîmé sous les eaux ». Touchée de leur prière, la déesse rendit cet oracle : « Éloignez-vous du temple, voilez vos têtes, détachez les ceintures de vos vêtements, et jetez derrière vous les os de votre aïeule antique ». (...) ils s’éloignent, et, le front voilé, laissant flotter leurs vêtements, selon le vœu de Thémis, ils marchent en jetant des cailloux en arrière. Ces cailloux (qui le croirait, si l’antiquité n’en rendait témoignage ?), perdant leur rudesse première et leur dureté, s’amollissent par degrés, et revêtent une forme nouvelle. À mesure que leur volume augmente et que leur nature s’adoucit, ils offrent une confuse image de l’homme, image encore imparfaite et grossière, semblable au marbre sur lequel le ciseau n’a ébauché que les premiers traits d’une figure humaine. Les éléments humides et terrestres de ces pierres deviennent des chairs ; les plus solides et les plus durs se convertissent en os ; ce qui était veine conserve et sa forme et son nom. Ainsi, dans un court espace de temps, la puissance des dieux change en hommes les pierres lancées par Deucalion, et renouvelle, par la main d’une femme, la race des femmes éteinte. C’est de là que nous venons : race dure et laborieuse, nous témoignons sans cesse de notre origine.

Ces deux-là ne sont pas n'importe qui : lui est fils de Prométhée ; elle, fille d’Épiméthée. Par leurs naissances, ils sont directement associés à la naissance de l'homme.[2] C'est à eux que Zeus avait confié le soin de donner souffle de vie à ces créatures et de armer. Ils sont associés également à la grande brouille que la ruse prométhéenne aura suscitée entre Zeus et l'homme : la grande duperie du partage de Méconé ne sera pas oubliée. Pour autant Zeus, tout aveuglé de sa colère contre l'impiété des hommes, prend néanmoins soin de prévenir - ou de faire prévenir - Deucalion et son épouse du Déluge imminent. Le couple passe effectivement pour pieux et tel Noé et son épouse, sera sauvé.

Thémis qu'ils invoquent, déesse de la Justice, est aussi la tante de Zeus, fille de Gaïa et d'Ouranos, une déesse primordiale donc, et, dit-on, la première épouse de Japhet de qui elle aurait eu Prométhée à qui elle a transmis une grande part de sa sagesse. L'oracle, que les deux ne comprendront pas immédiatement, recommandera de jeter par dessus leurs épaules des pierres - qui sont les os de leur aïeule Gaïa et ce sont de ces pierres que naîtra la race nouvelle d'hommes que Zeus avait accepté de recréer.

Étonnante et, plutôt, rare présence de la pierre : la pétrification y est bien plus fréquente, synonyme de sanction ou de mise à mort, voire d'arme. Que la pierre fascine n'étonne pas qui est marque à la fois de solidité et de permanence. Si l'on devait représenter la nature à la fois dans sa beauté, majesté et éternité, ne choisirait-on pas la montagne qui est lieu par excellence des dieux - de l'Olympe au Mont Horeb où Moïse reçut la Parole, ou bien cette montagne non loin du lac Tibériade où le Christ la donna … Nous savons désormais que la nature elle-même souffre de nos écorchures et que même les montagnes de loin en loin, se réchauffant, se désagrègent.

La pierre est ainsi, parfois, la forme que revêt la rencontre avec le divin : à Rome ainsi, le lectisterne faisait s'ouvrir les portes à tous les visiteurs et l'étranger subitement ne l'était plus et tous ressemblaient à tous dans l'effort conjugué de bien recevoir les dieux. Ce festin de pierre soude la cité et les membres de la cité : Pendant la fête, car c'en est une, la plus grande de toutes sans doute puisque ce sont les dieux que l'on invite à nos tables, puisqu'aussi bien ce sont tous les autres hommes que l'on convie, amis comme ennemis, voisins proches comme étrangers ; les portes enfin s'ouvrent et c'est comme si, dans la ville entière, il n'y en eût jamais ni rien qui sépara les hommes, les choses, les dieux. On est ici aux antipodes absolus de cette guerre de tous contre chacun où les modernes virent la menace absolue et la justification fondamentale de toutes nos soumissions, de tous nos renoncements. Oh il dut bien arriver quelquefois où l'on tricha un peu - les mots et la chose se ressemblent tant : d'entre hostis et hospitis comment s'y reconnaître surtout avec ces latins si grands comédiens ou usurpateurs. Bien sûr il y eut l'enlèvement des Sabines où l'hôte subitement tomba le masque et se révéla ce qu'il n'avait cessé d'être : un fourbe ; un parasite.

La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont jetés contre cette maison: elle n'est point tombée, parce qu'elle était fondée sur le roc.
Mais quiconque entend ces paroles que je dis, et ne les met pas en pratique, sera semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable.
La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison: elle est tombée, et sa ruine a été grande. Mt, 7, 25

Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même aux jours du Fils de l’homme. Les hommes mangeaient, buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche ; le déluge vint, et les fit tous périr. Ce qui arriva du temps de Lot arrivera pareillement. Les hommes mangeaient, buvaient, achetaient, vendaient, plantaient, bâtissaient ; mais le jour où Lot sortit de Sodome, une pluie de feu et de soufre tomba du ciel, et les fit tous périr. Il en sera de même le jour où le Fils de l’homme paraîtra. En ce jour-là, que celui qui sera sur le toit, et qui aura ses effets dans la maison, ne descende pas pour les prendre ; et que celui qui sera dans les champs ne retourne pas non plus en arrière. Souvenez-vous de la femme de Lot. Celui qui cherchera à sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra la retrouvera. Luc, 17, 26

Pierre encore que celle sur laquelle on bâtit une Eglise ; pierre sur quoi on fonde sa maison mais son existence et la sagesse surtout de ses convictions.

Ici la pierre, assimilée aux os de la déesse originaire assume la résurrection : de la mort vers la vie. Chemin étrange, rarement permis : il le fut à Orphée mais aussi à Loth. Mais à chaque fois à condition de ne pas se retourner en arrière. Le recommencement est une métamorphose mais n'autorise aucune reculade, aucun regret … un engagement total …

C'est l'autre versant : celui de la mort ; de la pétrification. Le vivant changé en pierre. Où la pierre de fondation se meut en arme. C'est Persée qui se sert de la tête de la Gorgone Méduse, qu'il avait tuée, pour pétrifier ses adversaires. Ce sont bien sûr ces pierres impies avec lesquelles on lapide les réprouvés et les condamnés. C'est évidemment la pierre de la damnation : ce festin, dans le Don Juan de Molière comme dans celui de Mozart où le Commandeur ivre de rancœur tente une dernière fois d'obtenir de Don Juan un repentir auquel ce dernier ne consentira pas signant ainsi son engloutissement dans les flammes de l'enfer.

Où l'on comprend que si la métamorphose est un commencement elle est bien aussi crise - ce sas par quoi quelque uns passent mais en arrière de quoi il n'est pas de retour possible.

 

Au bilan, intrusif, empêcheur de tourner en rond ; celui par qui le scandale arrive mais donc aussi l'histoire. Scandale ? pierre d'achoppement. Mais qui trébuche sur qui ? L'homme sur le monde où il ne parvient pas à trouver sa place ? le monde qui ne s’accommode pas de ce trublion qui l'a fait entrer dans les tourments de l'histoire ?

Une histoire de pierres décidément.

 


 


1) Platon Protagoras

 Il fut un temps où les dieux existaient, et où il n’y avait point encore d’êtres mortels. Lorsque le temps de leur existence marqué par le destin fut arrivé, les dieux les formèrent dans le sein de la terre, les composant de terre, de feu, et des autres élémens qui se mêlent avec le feu et la terre. Quand ils furent sur le point de les faire paraître à la lumière, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée[21] du soin de les orner, et de pourvoir chacun d’eux des facultés convenables. Épiméthée conjura son frère de lui laisser faire cette distribution. Quand je l’aurai faite, dit-il, tu examineras si elle est bien. Prométhée y ayant consenti, il se met à faire le partage : il donne aux uns la force sans vitesse, compense la faiblesse des autres par l’agilité ; arme ceux-ci, et à ceux-là qu’il laisse sans défense il réserve quelque autre moyen d’assurer leur vie ; les petits reçoivent des ailes, ou une demeure souterraine ; et ceux qui ont la grandeur en partage, il les met en sûreté par leur grandeur même. Il suit le même plan et la même justice dans le reste de la distribution, pour qu’aucune espèce ne soit détruite. Après avoir pris les mesures nécessaires pour empêcher leur destruction mutuelle, il s’occupe des moyens de les faire vivre sous les diverses températures, en les revêtant d’un poil épais et d’une peau ferme, qui pussent les défendre contre le froid et la chaleur, et tinssent lieu à chacun de couvertures naturelles, quand ils se retireraient pour dormir. De plus, il leur met sous les pieds, aux uns une corne, aux autres des calus et des peaux très épaisses et dépourvues de sang. Il leur fournit ensuite des alimens de différente espèce, aux uns l’herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d’autres des racines. La nourriture qu’il destina à quelques-uns fut la substance même des autres animaux. Mais il fit en sorte que ces bêtes carnassières multipliassent peu, et attacha la fécondité à celles qui devaient leur servir de pâture, afin que leur espèce se conservât. Comme Épiméthée n’était pas fort habile, il ne s’aperçut pas qu’il avait épuisé toutes les facultés en faveur des êtres privés de raison. L’espèce humaine restait donc dépourvue de tout, et il ne savait quel parti prendre à son égard. Dans cet embarras, Prométhée survint pour jeter un coup-d’œil sur la distribution. Il trouva que les autres animaux étaient partagés avec beaucoup de sagesse, mais que l’homme était nu, sans chaussure, sans vêtements, sans défense. Cependant le jour marqué approchait, où l’homme devait sortir de terre et paraître à la lumière. Prométhée, fort incertain sur la manière dont il pourvoirait à la sûreté de l’homme, prit le parti de dérober à Vulcain et à Minerve les arts et le feu : car sans le feu la connaissance des arts serait impossible et inutile ; et il en fit présent à l’homme. Ainsi notre espèce reçut l’industrie nécessaire au soutien de sa vie ; mais elle n’eut point la politique, car elle était chez Jupiter, et il n’était pas encore au pouvoir de Prométhée d’entrer dans la citadelle, séjour de Jupiter, devant laquelle veillaient des gardes redoutables. Il se glisse donc en cachette dans l’atelier où Minerve et Vulcain travaillaient en commun, dérobe l’art de Vulcain, qui s’exerce par le feu, avec les autres arts propres à Minerve, et les donne à l’homme ; voilà comment l’homme a le moyen de subsister. Prométhée, à ce qu’on dit, porta dans la suite la peine de son larcin, dont Épiméthée avait été la cause. L’homme ayant donc quelque part aux avantages divins, fut aussi le seul d’entre les animaux qui, à cause de son affinité avec les dieux, reconnut leur existence, conçut la pensée de leur dresser des autels, et de leur ériger des statues.

2) ce qu'en dit Apollodore Bibliothèque Livre I, 7, 1-2 1.


Prométhée mélangea de l'eau et de la terre, et créa les hommes. Il leur donna ensuite le feu, qu'en cachette il déroba à Zeus, dans un roseau creux. Quand Zeus s'en aperçut, il ordonna à Héphaïstos de clouer le corps de Prométhée sur le mont Caucase, qui s'élève en Scythie. Prométhée resta ainsi enchaîné de très nombreuses années ; et chaque jour, un aigle fondait sur lui et dévorait son foie, qui, la nuit, repoussait. C'est de cette façon que Prométhée payait la faute d'avoir volé le feu, jusqu'au jour où Héraclès le libéra - mais nous reparlerons de cette histoire aux chapitres consacrés au héros. 2. Prométhée avait un fils, Deucalion, roi du territoire de Phthie, et époux de Pyrrha, fille elle-même d'Épiméthée, et de Pandora la première femme. Quand Zeus décida de faire disparaître la race des hommes de bronze, Deucalion, sur le conseil de Prométhée, construisit une arche, et y embarqua tout le nécessaire, puis il y monta avec Pyrrha. Du ciel, Zeus déversa une pluie interminable, et submergea la quasi totalité de la terre de Grèce : tous les hommes furent anéantis, à l'exception de quelques-uns qui s'étaient réfugiés sur les sommets des montagnes proches. Les monts de la Thessalie restèrent isolés, et toutes les régions, en dehors de l'isthme et du Péloponnèse, furent submergées par les eaux. L'arche de Deucalion navigua, ballottée par les flots, neuf jours et neuf nuits durant ; à la fin, elle s'immobilisa sur le mont Parnasse. Quand la pluie cessa, Deucalion sortit et offrit un sacrifice à Zeus protecteur des fugitifs. Alors le dieu lui envoya Hermès, chargé de lui transmettre ce message : quoi qu'il voulût, cela lui serait octroyé. Et Deucalion demanda de pouvoir avoir des hommes. Zeus donna son accord ; Deucalion commença alors à ramasser des pierres et à les jeter derrière lui : les pierres lancées par Deucalion devinrent des hommes, et celles lancées par Pyrrha devinrent des femmes. Depuis lors, par métaphore, les peuples ont pris leur nom (làos) de celui qui signifie la pierre (làas).