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Révolte (suite)

Un dossier photo dans Libé intitulé : 2018 une année de colères.

Dans ce dossier, cette photo :

Notre-Dame-des-Landes,
le 15 avril. 2 550 gendarmes dépêchés sur place, 11 000 grenades lacrymo tirées en une semaine, 400 000 euros de coûts quotidiens : le gouvernement met les moyens pour évacuer la ZAD.
Photo Cyril Zannettacci.

Où se résument toutes les ambiguïtés de la photographie ; ses ambivalences aussi. L'image, dont toute l'histoire de la pensée n'a cessé de discuter de la valeur, s'y révèle à la fois terriblement riche ; tellement pauvre.

Un homme, seul, s'avançant au milieu de ce qui paraît être un chemin, peut-être une route, vers ce qui aurait pu être brumes matinales n'étaient ces îlots de flammes devant lui et à sa droite. Qui brandit une matraque pas n'importe laquelle puisque du type Tonfa. La légende, toujours utile, situe l'événement : il s'agissait bien de l'évacuation de la ZAD Notre Dame des Landes où des protestataires contre l'éventuelle construction d'un aéroport s'étaient installés. Evénement révélateur assurément de nos contradictions modernes : entre un exécutif (Hollande) qui avait avancé un projet plutôt classique voyant encore dans l'avion le promoteur de la modernité et une population plutôt rétive à voir saccagé son environnement relayée par la cohorte des écologistes qui y virent à la fois une erreur et un contre-sens. Mais ce type d'événements émaille toute démocratie et je ne suis pas certain qu'avec le recul on ne finisse par l'oublier tant d'autres, avec des conséquences bien plus lourdes, caractérisèrent la période.

Tyrannie de la déesse actualité qui exige toujours plus d'offrandes quotidiennes dont elle se désintéressera sitôt immolées …

Mais ce qui fait la force de cette photo est ailleurs : dans toutes les représentations qui s'interposent entre nous et l'objet de l'image.

Ce que je vois d'abord c'est un homme seul au milieu de la route affrontant les brumes matinales et les froidures d'un hiver qui aura achevé de dépouiller les arbres de toute vêture avant de consumer ce qu'il reste de vie enfouie. Ce que je vois c'est un moine vêtu de sa longue robe de bure brandissant quelque chose qui pourrait être un crucifix brisé. Le voici qui affronte seul les forces maléfiques d'on ne sait quels impies, mécréants ou infidèles. L'inquisiteur va bientôt fouailler les âmes qui se terrent assurément là-bas à l’abri des feux diaboliques ; assuré de sa foi irrésistible. Le combat sera terrible qui aura sans doute tout des grandes exterminations bibliques et je l'imagine bien, celui-là, courageux au point de n'hésiter pas à provoquer les puissances diaboliques, prompt à ne rien négliger pour sauver ce qui le peut encore, à exorciser tous les possédés qu'invariablement il rencontrera là-bas, au bout du chemin…

Car telle est l'image, qui dit en fin de compte plus sur nous qui la regardons que sur ce qu'elle est supposée montrer ; d'autant plus efficace qu'elle ne montre rien et donne tout à suggérer ; à imaginer précisément. Tout ici est construit autour de ce personnage central qui à la fois obstrue et annonce le point de fuite. Là bas tout au loin, l'horizon encore bouché, encore caché derrière brumes et fumées mais bientôt aussi évident qu'un idéal à défendre ou une cause pour quoi combattre. Homme et horizon se confondent : point de doute il se veut chemin et vérité confondus. Il y a quelque chose de messianique dans cette photo qui trouble. Les teintes qui feraient presque douter que la photo fût en couleurs disent toutes ensemble aube, menace et espérance d'une nuit enfin vaincue ; les feux, loin d'être envahissants, circonscrits à deux petits foyers suggèrent à peine les combats ; peut-être même leur fin.

Kant l'avait théorisé tant avec les catégories qu'avec les formes a priori de la sensibilité : il n'est pas de plus grande tragédie ; mais ne nous est pas de plus grande chance offerte non plus. Le réel s'éloigne de nous à mesure que nous tentons de le saisir.

Il n'est pas vrai qu'il y ait une réalité brute ; objective ! et si elle devait exister sans doute l'eût-on enfouie depuis longtemps parce que je gage qu'en sa noire épaisseur elle fût insoutenable. Nous avons toujours enfoui sous la masse brute de la pierre ce que nous ne saurions regarder en face … Depuis toujours nous avons pris toute la place et empli les cieux de tous les signes que nous avons bien voulu y lire.

Et si l'on retournait la photo ? Et regardions l'homme en face ? Que verrions-nous ?

 

Dans la même collection :

Pour le côté brouillon mais éternel que tempère à peine une pancarte sentencieuse …

 

ces deux-là pour la puissance de suggestion

Celle-ci pour le jeu de couleurs

 

Pour ce joli télescopage entre la puissance casquée prête à bondir, et l'enseigne luxueuse de stylos raffinés !