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Don Juan de la connaissance

Histoires en boucle Croisées Intrusion Don Juan Feux, grâce et métamorphose Pythagore              

 

Don Giovanni. Au sommet de tous les arts. Quand on a fini de l'entendre, on a fait le tour du monde et des êtres
p 99

Curieuse notule dans les Carnets qui est effectivement la reprise in extenso de l'aphorisme 327 d' Aurore, sans plus de précision ni d'ailleurs de commentaires. Même si la figure de don Juan est fréquente chez Camus, développée notamment dans le Mythe de Sisyphe.

J'avais oublié que c'est aussi le titre d'un chapitre - le quatrième - du petit livre que S Zweig consacra à Nietzsche.

Aurore. Une fable. Le Don Juan de la connaissance : aucun philosophe, aucun poète ne l'a découvert. Il lui manque l'amour des choses qu'il découvre, mais il a de l'esprit et de la volupté et il jouit des charmes et des intrigues de la connaissance - qu'il poursuit jusqu'aux étoiles les plus hautes et les plus lointaines - jusqu'à ce qu'enfin il ne lui reste plus rien à chasser, si ce n'est ce qu'il y a d'absolument douloureux dans la connaissance comme l'ivrogne qui finit par boire de !'absinthe et de l'eau-forte. C'est pourquoi il finit par désirer l'enfer. C'est la dernière connaissance qui le séduit. Peut-être qu'elle aussi le désappointera comme tout ce qui lui est connu. Alors il lui faudrait s'arrêter pour toute éternité, cloué à la déception et devenu lui-même le convive de pierre, il aura le désir d'un repas du soir de la connaissance, le repas qui jamais ne lui tombera en partage. Car le monde des choses tout entier ne trouvera plus une bouchée à donner à cet affamé.
Camus Carnets III, p 235

On aime à croquer Don Juan comme un passionné : non de la sexualité - ce serait du dernier vulgaire ; non pas même de la femme - ce serait tristement commun ; mais de la conquête elle-même. Le désir compterait alors infiniment plus que son objet qui ne serait qu'un prétexte. L'analyse est connue, qui n'est pas sotte. Elle intègre l'évidence, connue depuis toujours, que le désir ne se survit que de n'être pas satisfait ou jamais totalement. Platon faisait d’Éros le fils de Pénia et de Poros - cette sorte d'hybride entre la frustration totale et la volupté absolue. Voudrait-on affirmer que l'homme ne soit pas armé pour endurer l'absolu - qu'il relève de la vacuité ou de la plénitude - et que le désir fût ce moteur qui à la fois nous fît agir et nous épargnât de demeurer dans la première et d'atteindre jamais la seconde, on ne s'y prendrait pas autrement !

J'aurais mauvaise grâce à disputer la chose. L'air du catalogue - l'idée que rien qu'en Espagne, il en séduisit 1003 - suggère effectivement qu'il fût sinon impuissant en tout cas plus soucieux de charmer et séduire que de conquérir. La quête vaudrait-elle mieux que la conquête ?

Remarquons cependant combien cette approche fait, de l'objet de nos désirs un simple prétexte. Passe encore lorsqu'il s'agit de chose ! Mais de l'autre ? La désinvolture de don Juan, mais son incapacité à demander un pardon quelconque : voici l'illustration seulement de cette funeste ambivalence du désir qui nie au moment même où il affirme ; elle définit bien l'humanité en sa grandeur mais corrode sa dynamique. Comme si nos démarches n'avaient d'autre but qu'à la fin être cloué sur place ; ainsi que l'autre.

Toute la pensée occidentale tourne autour de ce dilemme : renoncer à tout désir ou tenter au moins de le juguler ; de le canaliser. Pour autant que la sexualité soit le symbole même du désir, quoi d'étonnant alors que des religions comme le christianisme en fissent le côté obscur de l'humain à ne jamais dévoiler ; la forme même de sa finitude ; de sa faillibilité et culpabilité ? Toute la pensée chrétienne n'eut de cesse de dénicher en nous, tapie dans l'ombre, une bête immonde, un tyran qui nous dominât et voulût notre perte. Et l'obtînt.

Il y a dans tout amour un instant, ou des instants ineffables, un point de rencontre, une coïncidence miraculeuse, mais d'un jour, et quelquefois d'une heure , et puis l'un ou l'autre s'éloigne, et que la liaison dure, ne change rien à cette double solitude, à ces solitudes enchaînées. Aimer les corps, ce n'est pas aimer les êtres. Les posséder et en jouer, jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, ce n'est pas le pire, c'est l'indifférence qui est le pire et qui vient il bout même du ressentiment. (…) Et si je calomnie ici les passions de l'amour j'en demande pardon, s'ils existent, à celles et à ceux qui, aussi longtemps qu'ils auront vécu, se seront aimés, cc qui s'appelle aimés, et qui auront dès ici-bas connu cet instant éternel, et qui n'auront pas eu recours à cette défaite : l'amour devenu amitié, la passion muée en tendresse. Le véritable amour ne change pas. Il est, ou il n'a jamais été. Mauriac, Épilogue Nouveaux Mémoires intérieurs

Le sexe, étrange, étranger, solitaire, qui sans arrêt décide seul d'aller en avant , irrésistible alors et qu'il faut suivre aveuglément, qui , tout d'un coup, après des années de fureur, avant d'autres années de folie sensuelle, refuse et se tait - qui prospère dans l'habitude, s'impatiente de la nouveauté et ne renonce à l'indépendance qu'à l'instant où l'on consent à l'assouvir pleinement. Qui, d'un peu exigeant, pourrait jamais consentir du fond du cœur à cette tyrannie ? Chasteté, ô liberté ! p 90 Même Camus n'y échappe pas totalement qui en vient à considérer en la chasteté quelque chose comme une issue qu'avec un lâche soulagement il appelle de ses vœux sans se croire capable de l'atteindre seul. Est-il tellement loin de ce Aimer les corps c'est ne pas aimer les êtres de Mauriac ?

Le chemin classiquement préconisé pour vaincre cette aliénation sera, ou bien le renoncement absolu mais qui ne semble possible que pour l'âge avancé - qui y contraint - ou pour l'état ecclésiastique qui y oblige ; ou bien encore cette tempérance que l'on espère possible sans toujours y croire que permettrait l'équilibre raison/passion où la raison jouerait le rôle peu enthousiasmant d’étouffoiret le désir celui de l'empêcheur de tourner en rond. Rôle dévolu au sage, au philosophe ; au poussiéreux et sentencieux stoïcien jamais avare de conseil et aisément donneur de leçons.

D'où l’intérêt - mais la malice aussi - de cette fable de la connaissance.

On imagine le savant, le chercheur, le philosophe plutôt comme être étrange, tout de raison pétri, ayant expulsé de son existence toute inclinaison funeste. Quelque chose comme un Kant, plus rigide qu'un métronome, qui n'eût même pas dévié la trajectoire de sa promenade quotidienne pour s'enquérir de ce qui se passait à Paris en 89 ou de la parution de l'Emile de Rousseau - qui n'eût dérogé jamais à ses rituels maniaques comme si les audaces de la pensée avaient du se payer d'un enfermement définitif à l'autre, au monde, au temps. Mais l'imaginer passionné - sûrement non !

Ce même enfermement finalement que connaîtra Nietzsche …

On dit que Nietzsche, après la rupture avec Lou, entré dans une solitude définitive, se promenait la nuit dans les montagnes qui dominent le golfe de Gênes et y allumait d'immenses feux qu'il regardait se consumer. J'ai souvent pensé à ces feux et leur lueur a dansé derrière toute ma vie intellectuelle. Si même il m'est arrivé d'être injuste envers certaines pensées et envers certains hommes, que j'ai rencontrés dans le siècle, c'est que je les ai mis sans le vouloir en face de ces incendies et qu'ils s'en sont aussitôt trouvés réduits en cendres. Camus, Carnet III, 1953, p 120

Ce serait trop peu dire, et le réduire à sa part la plus étriquée, que l'engagement dans la pensée résultât seulement d'un dépit amoureux. Pourquoi faudrait-il que nos emportements les plus nobles, nos engagements les plus puissants sublimassent seulement d'inavouables frustrations ? que notre part de lumière se repût exclusivement de nos plus mauvaises dispositions ? Je n'ai jamais aimé, dans ceci que Ricœur appela autrefois philosophie du soupçon, cette acrimonieuse manie de fouiller dans les poubelles. Le mot était bien trouvé qui du latin suspectere signifiait suspecter mais avant cela regarder de bas en haut. La souillure est toujours contre-plongée des abysses. Je crains bien que celui qui ainsi suspecte dise plus sur lui et la médiocrité - la vulgarité - d'où il croit blesser. Il y aurait beaucoup à dire sur ces incendies et leur part prométhéenne où nous jouons notre humanité - comme on le ferait au poker : ils nous rappellent d'abord notre fragilité et notre fascination jamais éteinte devant les feux de l'enfer. Mais Nietzsche était philosophe bien avant et la terrasse de la cathédrale de Bâle s'en souvient encore … Non décidément je n'aime pas cette prédilection à souiller ; cet entêtement à ne pas se poser la seule question qui vaille : que vaut ce que celui-ci pense, écrit et affirme ! (Y revenir)

Kant et Nietzsche ! sans doute se seraient-ils détestés et pourtant, aux deux bornes de ce siècle étonnant, qui plus que ces deux là contribua mieux à sortir du dogmatisme ? A nous éviter l'infernal festin de pierre …

Kant eut-il jamais rêvé et si oui de quoi un tel homme pouvait-il rêver ? Nietzsche ne songeait-il pas trop loin au delà de nos épaules pour savoir encore regarder les femmes. Lui qui à Cologne, conduit par inadvertance dans un bordel, devant les filles dévêtues, s'alla asseoir au piano pour dérouler une de ses improvisations dont il garda le secret.

Et pourtant ! D'entre les apôtres de la connaissance et le diablotin désespéré de la séduction, assurément, il y a plus que des coïncidences ! A l'instar de l'amoureux transi mais timide, au même titre que le prince des séducteurs, prêt à tout pour conquérir une nouvelle proie comme si les additionner en une collection plus macabre qu’enjôleuse eût été son ultime secours, son unique justification, oui, de la même manière, le chercheur convoite sa proie qu'il se sait pourtant ne devoir jamais circonvenir. Qu'il vaudrait mieux qu'il n'atteignît jamais. On se brûle à l'éclat de la vérité ! Que serait au juste un chercheur qui d'avoir tout trouvé et prouvé, n'aurait plus qu'à ranger ses éprouvettes, son carnet de notes et ses illusions au magasin des accessoires ? Plus rien ? si, bien sûr, un tyran ! parce qu'il n'est personne de plus intolérant ni impérieux que celui qui a la certitude de détenir la vérité. Il est passionné sans conteste au point de faire passer tout ou presque après ses travaux de laboratoire : il ne fait pas bon l'approcher puisque rien ne compte plus que l'objet de sa quête à côté de quoi même les étoiles palissent. Cristallisation avait diagnostiqué Stendhal : on n'insistera jamais assez sur le fait que, certes, l'objet convoité se voit revêtu des parures les plus belles et enrichi de toutes les vertus, mais que parallèlement tout le reste, hommes, choses et œuvres s'évanouissent tels d'inutiles fantômes.

En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? Le sérieux tragique, la gaucherie importune qu’ils ont déployés jusqu’à présent pour conquérir la vérité étaient des moyens bien maladroits et bien inconvenants pour gagner le cœur d’une femme. Ce qui est certain, c’est que la femme dont il s’agit ne s’est pas laissé gagner ; et toute espèce de dogmatique prend maintenant une attitude triste et découragée, si tant est qu’elle garde encore une attitude quelconque. Car il y a des railleurs pour prétendre qu’elle n’en a plus du tout, qu’elle est par terre aujourd’hui, — pis encore, que toute dogmatique est à l’agonie. Pour parler sérieusement, je crois qu’il y a de bons motifs d’espérer que tout dogmatisme en philosophie — quelle que fût son attitude solennelle et quasi-définitive — n’a été qu’un noble enfantillage et un balbutiement.
Nietzsche Avant propos Par delà le bien et le mal

Mais le vil séducteur ne se rêvant que de croquer les ultimes plaisirs du monde pas plus que le savant un peu distrait, ou presque fou, s'impatientant de l'appréhender, n'y parviennent pourtant jamais. Le monde leur échappe, leur glisse entre les doigts. Ces deux-là ne comprennent que les rapports de force. Or le monde a partie liée avec l'eau et sait jouer des circonvolutions fluides. Il leur résiste ! C'est que le monde est objet de leur résister. Mais eux, des sujets d'en fin de compte devoir s'y soumettre.

Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : " Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Etre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : " Je fus meilleur que cet homme-là. "
Rousseau C onfession Préambule

C'est Nietzsche qui eut raison ! Le philosophe n'est souvent qu'un vulgaire impuissant gonflé de tous les ressentiments nourris au fil de ses échecs. Prompt à tout nier - et il le fit - jusqu'à arguer que le monde, l'autre ne fussent que pâles reflets d'une Idée plus haute, plus noble que nul ne pourra entrevoir si ce n'est par son entregent. A brader le présent pour un arrière-monde dont il détînt les clés.

Le festin de pierre final n'est jamais, pour le séducteur comme pour l'intellectuel, en dépit de ce qu'ils eussent dit ou cru, qu'une bravade ultime. Le même cri que celui, inaugural, d'un Rousseau plus fanfaron que supportable. Celui d'un Sade ne se contentant pas de se moquer du religion mais hurlant un non à la fois sardonique et méprisant à la face de Dieu. Mais une bravade presque inutile : Sade ne sortira jamais de sa prison ni de ses dénégations entêtées dont il ne saura rien tirer. Don Juan s'enfermera dans la spirale infernale et bientôt frénétique de conquêtes dont en réalité il se moque et qui ne le satisfont que pour la forme ; par habitude ou pour ne pas hurler d'effroi.

L'enfermement, encore et toujours …

 

Le pari de l'œuvre

Me dira-t-on jamais pourquoi un homme, sortant des chemins usuels s'en va soudainement braconner dans ces chemins de traverse où nul ou presque ne le suivra jamais ; où il demeurera seul à en pleurer comme si, en cette route qui vous éloigne de tout et qui d'ailleurs ne mène nulle part, il n'était que d'allers sans retour.

Ce n'est là pas seulement se demander pourquoi on écrit ; pourquoi on choisit d'être poète, musicien ou pire encore, pour sa prose aride, philosophe. On le sait, il n'est pas de réponse et c'est bien pour cela que la chose est belle. Nul tournemain suffisant ni de petit pan de mur si bien peint en jaune !

Rien qui justifie ces longues heures, que dis-je, ces journées enroulées les unes aux autres, ces années d'impatiences étouffées, si loin à l'écart de tout et de tous quand il n'aura pas été une courbe au fusain tracée, pas un mot choisi à désespérer de le dénicher le plus aérien possible, pas un contrepoint savamment orchestré qui ne fût flèche destinée au cœur de l'autre. Rien sinon cet entêtement venu d'on ne sait où, du plus profond non de l'angoisse mais pas non plus du désespoir … plutôt - qui sait ? - de ce cri poussé quand au jour de notre naissance la lumière, pour la première fois, nous aveugla.

Rien qui puisse expliquer pourquoi chacun des pas tracés ou des mains tendues nous éloigne nonobstant de l'autre. Cette histoire dont rêve Camus c'est celle écrite par Goethe : Faust, après tout, n'est jamais que ce doux vieillard qui au soir de toutes ses attentes, aigri de tous ses échecs, finit par céder, prêt à troquer quoi ? son âme, son être donc, ses quêtes incessantes, recherches, essais et expériences, tout ce qui fit sa fierté et la musique de son âme, contre vie recommencée.

La pensée au fond, sans se l'avouer toujours, ne rêve que d'acte. Mais inversement l'acte de s'offrir un peu de profondeur. Kant n'est pas l'anti-Don Juan : seulement son atroce ou désespérant reflet dans le miroir.

Je n'y éprouve nul désespoir, ni plus tristesse que regret : rien ne nous appelle à rien et nos vocations ne sont jamais que des justifications a posteriori qui s'entêtent sottement à trouver raison où ne furent que hasards combinés à velléités fragiles. Don Juan rate tout : il ne sort même pas de scène avec élégance. Le philosophe, le scientifique non plus : il n'est pas une découverte ou théorie qui ne sera tapageusement démentie demain. Reste l'œuvre : le tableau, ce poème, cette toute discrète ligne mélodique que l'on ne discerne qu'au soir tombé quand enfin les oiseaux se taisent.

Orphée, lui, faisait ployer arbres et courber l'échine des bêtes fauves. Je ne connais que l'œuvre qui, tutoyant la Parole originaire, y parvienne.

D'où ceci, qui n'est pas leçon que j'en tirerais, mais engagement où me contraindre.

Je ne crois décidément pas que l'on puisse dire jamais de quelqu'un : il a réussi ! ce n'est qu'une question de temps pour que s'inverse le jugement. Le temps est un enfant qui joue au tric-trac énonçait Héraclite. Et l'horrible bruit qu'il fait d'égrener les polémiques comme les secondes, ressemble plus au cliquetis des armes qu'à une Pastorale.

Arendt a raison ce n'est pas du côté de l'acte qu'il faut chercher le salut ! d'ailleurs il n'en est pas. Mais du côté de l'œuvre !

Ne rien ajouter au monde qui l'enlaidisse ou alourdisse. Nous ne pouvons rien d'autre que ce que nous savons mais au moins pouvons nous nous efforcer, au soir tombé, n'avoir point de festin de pierre où devoir demander pardon. Il est inutile d'être fier de ce que nous fîmes - ceci sonne toujours d'une sotte et tapageuse fatuité.

S'efforcer seulement de n'en avoir jamais honte.

Avoir de la classe : parce qu'il n'est d'autre élégance que celle de l'âme.

Où je vois l'essence de la métamorphose : donner un nom aux choses ou aux bêtes, dit le texte biblique, ne signifiait pas le dominer mais faire entrer les Muses dans le monde. Et d'abord la musique. J'aime que le grec offre le même mot αίσθησιs pour dire sensation et théorie du beau. J'aime - ce que Kant avait vu - que le jugement esthétique juge universellement sans concept et que donc, ici comme là, d'être limitée, la raison n'embrasse ni le monde ni même le rapport que nous nouons avec lui. Ne saurait prétendre ainsi emporter à elle seule la mise.

J'ai cru le comprendre les métamorphoses sont l'autre nom pour dire Genèse - commencement radical ou non - nom qui permet, en ce qui est, d'exalter ce qui subsiste parmi les éclaboussures de ce qui mue.

Mais métamorphose suggère aussi l'achèvement - non pas nécessairement la mort - car elle se veut embellissement qui désapprend l'état larvaire pour s'accomplir. C'est à la fin, au moment du festin ultime que tout se joue ou juge. C'est bien aux fruits que l'on reconnaît l'arbre (Mt, 7,16). La fin n'est pas ici arrêt de mort mais justification de l'effort, du silence et de cette sueur qui constitue l'essentiel de l'œuvre où sans doute l'inspiration n'a que très peu de part.

La partition suggère à peine, mais la représentation en concert pas du tout, les nuits de doute, les essais, erreurs et impatiences qui y présidèrent ; le nourrisson fait oublier et justifie les souffrances de l'enfantement ; le repas de fête, les longues heures de préparation, de dosage et d'anxiété de tout rater ; la représentation, les longues heures de répétitions, les colères et fâcheries diverses … Et même si la chose est rare, parfois au détour d'un raisonnement serré, aride, même le philosophe peut se laisser éblouir par l'architecture de l'argument voire la beauté de la phrase. L'œuvre efface ce qui la précède ; la technique s'efface, se fait discrète.

S'exhausse ? L'œuvre est pudique qui drape ce qui en elle est manufacture et telles les femmes, s'orne pour ne laisser à voir, à entendre que l'essence de l'être. J'aime que le grec utilise le même mot cosmos - κόσμος - pour désigner à la fois l'ordre, la bienséance, le monde et l'ornement des femmes. Nul n'est besoin d'arguer de la dextérité ou ingéniosité de l'artisan : il est bien un moment où, là devant lui, l'œuvre croît, prend son envol … existe. L'artiste naît exactement à ce moment quand l'œuvre lui échappe et qu'il peut dire, sans mentir ou minauder, Je n'y suis pour rien !

En fait s'augmente ! de ce qui la nourrit mais augmente aussi ceux qui l'accueillent. On sait que tel est le sens d'auteur et j'aime assez ceci qui signe en quoi Don Juan définitivement est personnage d'ombre. Lui jamais n'augmente rien ni personne mais au contraire dépouille, dégrade ; souille à son seul profit ; jamais ne donne ; prend et ne s'en repaît même pas. Don Juan ronge, anémie, corrode - mais lui-même autant que ses proies. Il croit sottement - mais le croit-il véritablement - pouvoir embrasser le monde sans l'étouffer ni s'étouffer lui-même. Mais il altère sans jamais se désaltérer et, à la fin, s'abîme, comme il aura souillé ce qu'il touche.

Don Juan ? Qu'il soit celui de la connaissance n'y changerait pas grand chose. Personnage d'excès qui ne se justifie que de ses excès mais je ne suis pas certain qu'il soit homme de révolte ! Oh bien sûr il y a chez lui quelque chose de cette bravade mégalomaniaque qui le pousserait bien à se camper devant les dieux et les provoquer. Moins pour défendre une cause, émanciper tel ou tel groupe voire l'humanité entière que pour se justifier lui-même. Il est la forme littéraire du cercle vicieux ! Nihiliste oui bien sûr mais de cette angle inquiétant du néant qui incline plutôt vers les Enfers que vers la Lumière. Aspiré par eux et qui manque invariablement de nous y entraîner avec lui.

Balzac l'avait écrit dans Béatrix : la beauté c'est ce qu'on a l'a devant soi, de si simple, évident qu'on croie pouvoir l'écrire soi-même et s'apercevoir nonobstant n'y parvenir jamais. L'œuvre est ce qui à la fois résiste et efface ce qui en elle n'est pas apothéose. Tout se joue, avec gravité, en cette fin ; en ce repas que l'on dresse pour les autres ; pour les dieux ; pour qu'enfin λόγος recueille ; accueille.

Récupérer la plus grande puissance, non pour dominer mais pour donner. Camus

Car telle est peut-être la plus mystérieuse des métamorphoses : quand le désir, enfin, au lieu de se préoccuper seulement de lui-même, se soucie de l'autre. Mais est-ce encore du désir ?

 

 

à écouter et voir

air du catalogue

il mio tesoro intanto

 

ici un autre extrait de ce film étonnant d'Abel Gance 1936 : un amour de Beethoven