Textes

Carnets III extraits

 

Preuve admirable de la puissance de sa religion : il arrive à la charité sans passer par la générosité. Il a tort de me renvoyer sans cesse à l'angoisse du Christ. Il me semble que j'en ai un plus grand respect que lui, ne m'étant jamais cru autorisé à exposer le supplice de mon sauveur, deux fois la semaine, à la première page d'un journal de banquiers. Il se dit écrivain d'humeur. En effet. Mais il a dans l'humeur une disposition invincible à se servir de la croix comme d'une arme de jet. Ce qui en fait un journaliste du premier ordre, et un écrivain du second. Dostoïevski de la Gironde.
Carnet III, 1951, P 29

 

L'idée que je me fais de la vulgarité, je la dois à quelques grands bourgeois, fiers de leur culture et de leurs privilèges, comme Mauriac, dès l'instant où ils donnent le spectacle de leur vanité blessée. Ils essaient alors de blesser au niveau même où ils le furent et découvrent en même temps la hauteur exacte où ils vivent en réalité. La vertu d'humilité pour la première fois triomphe alors en eux. Petits pauvres, en effet, mais en méchanceté. ibid p 32

 

Nietzsche à sa sœur, à propos de l'affaire Lou : «Non, je ne suis pas fait pour l'inimitié et la haine … Jusqu'alors je n'ai jamais haï personne. Ce n'est que maintenant que je me sens humilié. »

Nécessité selon lui des «contre Alexandre », de ceux « qui libéreraient de nouveau le nœud gordien de la civilisation grecque après qu'il a été tranché. » p 41

 

Deux erreurs vulgaires : l'existence précède l'essence ou l'essence l'existence. L'une et l'autre marchent et s'élèvent du même pas p 92

 

 

Le sexe, étrange, étranger, solitaire, qui sans arrêt décide seul d'aller en avant , irrésistible alors et qu'il faut suivre aveuglément, qui , tout d'un coup, après des années de fureur, avant d'autres années de folie sensuelle, refuse et se tait - qui prospère dans l'habitude, s'impatiente de la nouveauté et ne renonce à l'indépendance qu'à l'instant où l'on consent à l'assouvir pleinement. Qui, d'un peu exigeant, pourrait jamais consentir du fond du coeur à cette tyrannie ? Chasteté, ô liberté ! p 90

 

On dit que Nietzsche, après la rupture avec Lou, entré dans une solitude définitive, se promenait la nuit dans les montagnes qui dominent le golfe de Gênes et y allumait d'immenses feux qu'il regardait se consumer. J'ai souvent pensé à ces feux et leur lueur a dansé derrière toute ma vie intellectuelle. Si même il m'est arrivé d'être injuste envers certaines pensées et envers certains hommes, que j'ai rencontrés dans le siècle, c'est que je les ai mis sans le vouloir en face de ces incendies et qu'ils s'en sont aussitôt trouvés réduits en cendres. 1953, p 120

 

Alger. 18 janvier 1956
Cette angoisse que je traînais à Paris et qui concernait l'Algérie m'a quitté. Ici du moins on est dans la lutte, dure pour nous, qui avons ici l'opinion publique contre nous. Mais c'est dans la lutte que finalement j'ai toujours trouvé ma paix. L'intellectuel par fonction, et quoi qu'il en ait, et surtout s'il se mêle par l'écrit seulement des affaires publiques, vit comme un lâche. Il compense cette impuissance par une surenchère verbale. Seul le risque justifie la pensée . Et puis tout vaut mieux que cette France de la démission et de la méchanceté, ce marais où j'étouffe. Oui, je me suis levé heureux, pour la première fois depuis des mois. J'ai retrouvé l'étoile.
p 215

Aurore. Une fable. Le Don Juan de la connaissance : aucun philosophe, aucun poète ne l'a découvert. Il lui manque l'amour des choses qu'il découvre, mais il a de l'esprit et de la volupté et il jouit des charmes et des intrigues de la connaissance - qu'il poursuit jusqu'aux étoiles les plus hautes et les plus lointaines - jusqu'à ce qu'enfin il ne lui reste plus rien à chasser, si ce n'est ce qu'il y a d'absolument douloureux dans la connaissance comme l'ivrogne qui finit par boire de !'absinthe et de l'eau-forte. C'est pourquoi il finit par désirer l'enfer. C'est la dernière connaissance qui le séduit. Peut-être qu'elle aussi le désappointera comme tout ce qui lui est connu. Alors il lui faudrait s'arrêter pour toute éternité, cloué à la déception et devenu lui-même le convive de pierre, il aura le désir d'un repas du soir de la connaissance, le repas qui jamais ne lui tombera en partage. Car le monde des choses tout entier ne trouvera plus une bouchée à donner à cet affamé. Camus Carnets III, p 235

 

Intellectuels du progrès. Ce sont les tricoteuses de la dialectique. A chaque tête qui tombe elles refont les mailles du raisonnement déchiré par les faits Camus Carnets III, p 236

 

8 août 1957. Cordes. Pour la première fois après lecture de Crime et Châtiment, doute absolu sur ma vocation. J'examine sérieusement la possibilité de renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec qui ? Notre société littéraire dont le principe est la méchanceté médiocre, où l'offense tient lieu de méthode critique ? La société tout court? Un peuple qui ne nous lit pas, une classe bourgeoise qui, dans l'année, lit la presse et deux livres à la mode. En réalité le créateur aujourd'hui ne peut être qu'un prophète solitaire, habité, mangé par une création démesurée. Suisse ce créateur? Je l'ai cru. Exactement j'ai cru que je pouvais l'être. J'en doute aujourd'hui et la tentation est forte de rejeter cet effort incessant qui me rend malheureux dans le bonheur lui-même, cette ascèse vide, cet appel qui me raidit vers je ne sais quoi. Je ferais du théâtre, j'écrirais au hasard des travaux dramatiques, sans me soucier, je serais libre peut-être. Qu'ai-je à faire d'un art estimable ou honnête ? Et suis-je capable de ce dont je rêve ? Si je n'en suis pas capable, à quoi bon rêver ? Me libérer de cela aussi et consentir à rien ! D'autres l'ont fait qui étaient plus grands que moi. p 246

 

19 oct 1957 Effrayé par ce qui m'arrive et que je n'ai pas demandé . Et pour tout arranger attaques si basses que j'en ai le cœur serré. Rebatet ose parler de ma nostalgie de commander des pelotons d'exécution alors qu'il est un de ceux dont j'ai demandé, avec d'autres écrivains de la Résistance, la grâce quand il fut condamné à mort. Il a été gracié, mais il ne me fait pas grâce. Envie à nouveau de quitter ce pays. Mais pour où ?

La création elle-même, l'art lui-même, son détail, tous les jours et la rupture ... Mépriser est au-dessus de mes forces. De toutes manières il me faut vaincre cette sorte d'effroi, de panique incompréhensible où cette nouvelle inattendue m'a jeté. Pour cela ... « Ils ne m'aiment pas . Est-ce une raison pour ne pas les bénir ? » N.

Les saints ont peur des miracles qu'ils font. Ils ne peuvent les aimer ni s'aimer en eux. P 253

 

Étapes d'une guérison. Laisser dormir la volonté. Assez de « il faut ». Dépolitiser complètement l'esprit pour humaniser. Écrire le claustrophobe - et des comédies.

Se mettre en règle avec la mort c'est-à-dire l'accepter.

Accepter de se donner en spectacle. Je ne mourrai pas de cette angoisse. Si j'en mourais, fini. Sinon, à la limite conduite inconsidérée. Il suffit d'ac cepter le jugement des autres. Humilité et acceptation, remèdes d'angoisse purement médicaux.

Le monde marche vers le paganisme. Mais il rejette encore les valeurs païennes. Il faut les restaurer, paganiser la croyance, gréciser le Christ et l'équilibre revient.

Ne serait-ce pas que j'ai souffert de l'excès de mes responsabilités ?

Puisque je suis dans le désert et l'atonie, il faut pousser l'aridité jusqu'au bout pour que le seuil soit atteint et, d'une façon ou d'une autre, franchi. Folie ou plus grande maîtrise.

Méthode : dès l'apparition de l'angoisse respiration accélérée ou ralentie dès l'alerte. Y associer privation immédiate de toute action et de tout geste.

Deuxième association : relaxation générale.

À longue échéance : transfert et accumulation de la charge d'énergie propre à tout vouloir ou désir par la suspension momentanée de ce vouloir et ce désir.

À l'égard de la société reconnaître que je n'en attends rien. Toute participation devient alors un don qui n'attend pas de retour. Éloge ou blâme deviennent alors ce qu'ils sont : rien. Suppression du grégaire finalement. Supprimer la morale remâchée de la justice abstraite.

Rester près de la réalité des êtres et des choses. Revenir le plus souvent possible au bonheur personnel. Ne pas refuser de reconnaître ce qui est vrai même quand le vrai se trouve contrarier le désirable. Ex. : Reconnaître que la force, elle aussi, elle surtout, persuade. La vérité vaut tous les tourments. Seule elle fonde la joie qui doit couronner cet effort. Récupérer l'énergie - au centre. Reconnaître la nécessité des ennemis. Aimer qu'ils soient. Briser systématiquement les automatismes du plus petit vers le plus haut. Tabac, nourriture, sexe, réactions affectives de défense (ou d'attaque. Ce sont les mêmes) et création elle-même . Ascèse non sur le désir qu'il faut garder intact, mais sur sa satisfaction . p 262

 

Récupérer la plus grande puissance, non pour dominer mais pour donner. p 262

 

Paris Juin 59 J'ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à l'abstraction et à l'injustice. Elle est mère de fanatisme et d'aveuglement. Qui est vertueux doit couper les têtes. Mais que dire de qui professe la morale, sans pouvoir vivre à sa hauteur. Les têtes tombent et il légifère, infidèle. La morale coupe en deux, sépare, décharne. Il faut la fuir, accepter d'être jugé et ne plus juger, dire oui, faire l'unité - et en attendant, souffrir d'agonie p 304

 

1954 Ce que l'homme supporte le plus difficilement c'est d'être jugé. De là l'attachement à la mère, ou à l'amante aveuglée, de là aussi l'amour des bêtes. p 134