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Verbatim

 

Preuve admirable de la puissance de sa religion : il arrive à la charité sans passer par la générosité. Il a tort de me renvoyer sans cesse à l'angoisse du Christ. Il me semble que j'en ai un plus grand respect que lui, ne m'étant jamais cru autorisé à exposer le supplice de mon sauveur, deux fois la semaine, à la première page d'un journal de banquiers. Il se dit écrivain d'humeur. En effet. Mais il a dans l'humeur une disposition invincible à se servir de la croix comme d'une arme de jet. Ce qui en fait un journaliste du premier ordre, et un écrivain du second. Dostoïevski de la Gironde.
Carnet III, 1951, P 29

Chercherait-on plus aimable vacherie : en voici une datant sensiblement de la sortie de l'Homme Révolté mais pas forcément en rapport. Serais assez d'accord : Mauriac s'inventa une forme qui lui convint parfaitement et fit de lui un grand journaliste même si l'on observe sans peine que ses interventions dans la presse n'ont jamais cessé et prirent dès l'entre deux guerres une forme régulière. Sa prose me semble dépassée ; ses essais non ; ses articles de presse encore moins.

Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire « nous» avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les « autres», et s'en estimer l'interprète, - pour que je le considère mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif, aussi haïssable que les tyrans, que les bourreaux de grande classe. C'est que toute foi exerce une forme de terreur, d'autant plus effroyable que les «purs» en sont les agents CioranN'est point faux que Mauriac portât sa chrétienté en sautoir ! C'est où il m'embarrasse le plus : j'incline à penser que la foi que l'on peut éprouver est affaire intime plus qu'objet incantatoire de discours, encore moins d'argument ; surtout pas de raisonnement. Il y a plus que du danger quand on se targe de parler au nom de l'absolu. Mauriac n'était pas dangereux au sens où Cioran l'entendit, mais sentencieux, oui, sûrement. Au nom d'une vérité assise sur deux millénaires d'histoire et de martyrologie, et d'une classe sociale qui la porte, Mauriac n'a cessé de quérir la croisée d'entre politique et spiritualité. Il savait bien qu'il ne l'avait pas trouvée ; il n'en parla que plus fort. Il idolâtra de Gaulle, en dépit de ses dénégations. Il y avait pires causes ; il y en eut de meilleures. Mais c'était bien signe que son rapport au politique allait puiser profond, loin de la raison. Parfois bien trop loin.

 

L'idée que je me fais de la vulgarité, je la dois à quelques grands bourgeois, fiers de leur culture et de leurs privilèges, comme Mauriac, dès l'instant où ils donnent le spectacle de leur vanité blessée. Ils essaient alors de blesser au niveau même où ils le furent et découvrent en même temps la hauteur exacte où ils vivent en réalité. La vertu d'humilité pour la première fois triomphe alors en eux. Petits pauvres, en effet, mais en méchanceté. ibid p 32

Je m'étais essayé à penser la vulgarité - ici et : je n'y suis pas bien parvenu supposant, mais je le maintiens, que la vulgarité était seulement l'inconvenance de l'autre. La remarque ici peut être entendue de bien diverses manières mais on sent en tout cas suinter ici la différence de classe ou, plus exactement, ce regard que peut porter celui qui se revendique du peuple, hissé presque par mégarde aux hauteurs inespérées de la célébrité et qui rencontre un pair, écrivain comme lui, Nobel comme lui - il le sera en 57 - mais qui aura hérité de sa position par naissance autant que par talent. Ces deux-là se rencontrent, se reconnaissent mais ne se comprennent pas - le peuvent-ils d'ailleurs ? Ce fut le grand rêve de cet après-guerre qui rêva de ne pas commettre les mêmes erreurs et d'établir une société qui fût à la fois de justice et de liberté - ce rêve comme les autres fût raté ! Que ces deux-ci qui n'eurent pourtant rien à voir avec l'illusion soviétique n'y parvinssent point, en dit long sur ces pesanteurs qui ne furent pas toutes idéologiques.

JJ Servan-Schreiber raconte dans cet ITV accordée à Pivot comment, sur une courte période - mai 55 à février 56, il fit collaborer les deux dans son journal l'Express. C'est assurément bel effet de style que de rapprocher les deux par leurs talents respectifs et leur indéniable probité intellectuelle, il ne cache pourtant rien de la sourde animosité, en tout cas défiance que ces deux- là ne cessèrent de nourrir l'un à l'égard de l'autre.

Mauriac contre son camp avait pris fait et cause pour la décolonisation et dut, pour rester libre, quitter le Figaro, ce journal de banquiers, qui ne lui en donnait plus assez de marges. Il ne quittera l'Express que plus tard avec l'arrivée de de Gaulle au pouvoir. Camus quant à lui, qui avait décidé de se tenir éloigné de l'actualité, accepta d'y revenir pour juger les événement suffisamment graves ; il s'en alla dès 56 : après la visite catastrophique de G Mollet à Alger - l'épisode des tomates - il avait compris que le pouvoir était désormais trop faible et que plus rien n'empêcherait demain l'indépendance de l'Algérie.

Non ils se regardèrent en chien de faïence mais leurs chemins ne se croisèrent pas plus que leurs regards. Années de plomb avais-je écrit ! oui ! où chacun se réfugia derrière un corset bien serré de références idéologiques et de dogmes irréconciliables.

Le christianisme eut une histoire bien trop dogmatique pour pouvoir faire le chemin seule et même un Mauriac qui en avait pourtant vu les dégats tant au mment de l'Affaire Dreyfus que de l'Occupation, ne pouvait y pourvoir seul. Le communisme s'était enfermé dans une logique concentrationnaire et pseudo-scientifique qui finirait par épuiser jusqu'à l'idée même du socialisme. Restait l'existentialisme qui aurait, parce que fondamentalement philosophie de la liberté, pu faire le lien entre les deux. Sartre qui dominait le débat ne le put ni ne le voulut - mais à sa façon parfois retorse il était lui aussi un grand dogmatique.

Restait Camus : mais tant sa conception de l'homme révolté - la pensée de Midi - que ses origines pieds-noirs lui interdirent de pouvoir jouer un rôle majeur dans ce débat que de toute manière la mort imbécile interrompit.

 

 

Deux erreurs vulgaires : l'existence précède l'essence ou l'essence l'existence. L'une et l'autre marchent et s'élèvent du même pas p 92

J'aime assez l'idée - quand même on entend crisser l'animosité à l'égard de Sartre. Ce dernier en avait fait sa marque de fabrique et la formule avait fait fortune pour ce qu'elle semblait simple et claire et rejetait dans l'ombre toute la métaphysique classique depuis Platon. C'est donner à l'affaire une allure très moderne, très pensée complexe où se jouerait une boucle de rétro-action. C'est avouer que l'idée que nous nous faisons de l'être, de nous, du monde est faite aussi de nos marches, échecs et rêves. C'est aussi l'idée que nous nous faisons de notre essence qui détermine l'existence. Je crois bien que c'est F Jacob mais donc aussi Comte qui eurent raison : dans le dialogue entre pensée et expérience, c'est toujours la pensée qui entame le dialogue. L'idée est première et il est difficile d'en sortir. Le philosophe le paie de son impuissance ; l'homme d'action de ses illusions.

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Alger. 18 janvier 1956
Cette angoisse que je traînais à Paris et qui concernait l'Algérie m'a quitté. Ici du moins on est dans la lutte, dure pour nous, qui avons ici l'opinion publique contre nous. Mais c'est dans la lutte que finalement j'ai toujours trouvé ma paix. L'intellectuel par fonction, et quoi qu'il en ait, et surtout s'il se mêle par l'écrit seulement des affaires publiques, vit comme un lâche. Il compense cette impuissance par une surenchère verbale. Seul le risque justifie la pensée . Et puis tout vaut mieux que cette France de la démission et de la méchanceté, ce marais où j'étouffe. Oui, je me suis levé heureux, pour la première fois depuis des mois. J'ai retrouvé l'étoile.
p 215

On devine bien le déchirement de l'homme et derrière ce malaise parisien il y a autant un cri de classe qu'un déchirement d'être. Ceci néanmoins sur les intellectuels qui dit mieux que tout ce que j'ai parfois nommé la malédiction de l'action. Ici seulement le premier versant fustigeant les intellectuels de lâcheté : que ceci vise la petite caste parisienne des journaleux et autres petits maîtres, sans doute. Mais quoi ? Il n'est pas faux que le débat public invite aisément à la surenchère où les uns et les autres versèrent d'autant plus aisément qu'ils eurent un nom à se faire ou à faire briller. Il n'empêche que par nature la pensée est exercice solitaire, dialogue de l'âme avec elle-même disait Platon, ce qui prédispose peu à la socialité tapageuse. Et c'est bien ici que se joue le drame : on ne peut à la fois parler et penser : au moment où le journaliste compose son article, l'enseignant prononce son cours, ils ne peuvent évidemment remettre en question ce qu'ils énoncent. Avant sans doute ; après peut-être. En même temps sûrement non ! Mais le drame est double parce qu'il déchire l"homme d'action lui-même pour la même raison : qui se retiendrait d'agir s'il devait nourrir quelque doute que ce soit sur la légitimité de son action ou la validité des moyens mis en œuvre. Nous avons beau pérorer sur la relation dialectique entre pensée et action, science et technique, rien n'y fera jamais que ces deux-là fussent compatibles. Arendt plus tard théorisera ceci en soulignant que le mal a partie liée avec l'absence de pensée et l'attitude frileuse de qui se réfugie dans le corset idéologique ou administratif usuel qui précisément rassure de vous éviter de le faire. Il est si facile, si confortable de se réfugier dans ses certitudes, habitudes ou idées convenues ! Mais à l'inverse, il est si facile de se laisser entraîner dans le lit parfois tumultueux mais au moins bien défini et dessiné de l'action : où elle s'inverse pour devenir passion ; où elle cède bientôt à l'obsession de l'efficacité et verse ou dans la terreur, ou dans le nihilisme ou - est-ce pire ? - dans la vacuité de l'habitude.

Alors quoi ? Se réfugier dans la pensée et se voir reprocher demain d'être impuissant ou pire encore incontrôlable ? Inutile ! Je vois bien que Camus tenta à plusieurs reprises de se retirer sur l'Aventin de la création ; l'histoire le rattrapa toujours. Elle aura été pour lui blessure inguérissable. Se réfugier dans l'action ? Dans l'Homme révolté, il avait vu que c'était là plus dangereuse impasse encore.

L'aimable enclenchement de la pensée et de l'action est un mythe ; le rêve lointain d'un sage qui disparaîtra avant d'en avoir seulement perçu les prodromes. Ou le signe de l'accomplissement. Bref, une figure de style.

8 août 1957. Cordes. Pour la première fois après lecture de Crime et Châtiment, doute absolu sur ma vocation. J'examine sérieusement la possibilité de renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec qui ? Notre société littéraire dont le principe est la méchanceté médiocre, où l'offense tient lieu de méthode critique ? La société tout court? Un peuple qui ne nous lit pas, une classe bourgeoise qui, dans l'année, lit la presse et deux livres à la mode. En réalité le créateur aujourd'hui ne peut être qu'un prophète solitaire, habité, mangé par une création démesurée. Suisse ce créateur? Je l'ai cru. Exactement j'ai cru que je pouvais l'être. J'en doute aujourd'hui et la tentation est forte de rejeter cet effort incessant qui me rend malheureux dans le bonheur lui-même, cette ascèse vide, cet appel qui me raidit vers je ne sais quoi. Je ferais du théâtre, j'écrirais au hasard des travaux dramatiques, sans me soucier, je serais libre peut-être. Qu'ai-je à faire d'un art estimable ou honnête ? Et suis-je capable de ce dont je rêve ? Si je n'en suis pas capable, à quoi bon rêver ? Me libérer de cela aussi et consentir à rien ! D'autres l'ont fait qui étaient plus grands que moi. p 246

Lui comme les autres se sera posé la question. Pourquoi donc écrire ? S'acharner à cet effort solitaire ! pour qui surtout ? Ce Tout-Paris snob, pédant et plus prompt à la polémique qu'à l'écoute ? pour cette bourgeoisie en vérité inculte qui se pique tout au mieux des deux ou trois références culturelles apprises par sur sur le banc des écoles ?

19 oct 1957 Effrayé par ce qui m'arrive et que je n'ai pas demandé . Et pour tout arranger attaques si basses que j'en ai le cœur serré. Rebatet ose parler de ma nostalgie de commander des pelotons d'exécution alors qu'il est un de ceux dont j'ai demandé, avec d'autres écrivains de la Résistance, la grâce quand il fut condamné à mort. Il a été gracié, mais il ne me fait pas grâce. Envie à nouveau de quitter ce pays. Mais pour où ?

La création elle-même, l'art lui-même, son détail, tous les jours et la rupture ... Mépriser est au-dessus de mes forces. De toutes manières il me faut vaincre cette sorte d'effroi, de panique incompréhensible où cette nouvelle inattendue m'a jeté. Pour cela ... « Ils ne m'aiment pas . Est-ce une raison pour ne pas les bénir ? » N.

Les saints ont peur des miracles qu'ils font. Ils ne peuvent les aimer ni s'aimer en eux. P 253

Étonnante cette angoisse lors de l'attribution du Nobel mais logique finalement : à la fois révélant l'ascension et la reconnaissance enfin de cet enfant du peuple qu'il n'a cessé revendiquer d'être demeuré et la certitude que jamais la bourgeoisie ne le tolérera que bouche pincée et regard noir. Qu'on en fit avec un incroyable mépris et une désinvolture insolente un philosophe pour classes terminales en dit long sur ce fossé. Au fond, les sycophantes de la collaboration n'étaient peut-être pas cette indécente exception que l'on crut mais seulement la face ordinairement pudique et refoulée de ce préjugé chronique que le puissant du jour nourrit à l'endroit de la vie.

Je crains bien qu'on n'écrive pour personne ; pas même, surtout pas, pour laisser une trace ou entrer par effraction dans une quelconque éternité de pacotille. Pour transmettre tout au plus, croit-on rêver ! Je crois bien qu'il importe peu de se poser la question. Il n'y a jamais de petit mur si bien peint en jaune qui justifiât tout ! Je sais seulement qu'écrire projette loin à l'extérieur du tumulte ambiant en une solitude assourdissante qui inquiète autant qu'apaise.

Tel est le prix roboratif et le poids le plus lourd qu'il faut être prêt à payer ! Pour rien le plus souvent !

Ne pas se poser la question c'est ne pas chercher en dehors de soi réponse qui vous justifie. Non ! elle est en soi, dans les méandres parfois tortueux de notre être. On écrit parce qu'on peut le faire et qu’on ne sait rien faire d'autre ; ne peut rien faire d'autre.

 

Paris Juin 59 J'ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à l'abstraction et à l'injustice. Elle est mère de fanatisme et d'aveuglement. Qui est vertueux doit couper les têtes. Mais que dire de qui professe la morale, sans pouvoir vivre à sa hauteur. Les têtes tombent et il légifère, infidèle. La morale coupe en deux, sépare, décharne. Il faut la fuir, accepter d'être jugé et ne plus juger, dire oui, faire l'unité - et en attendant, souffrir d'agonie p 304

à rapprocher de

1954 Ce que l'homme supporte le plus difficilement c'est d'être jugé. De là l'attachement à la mère, ou à l'amante aveuglée, de là aussi l'amour des bêtes. p 134

 

Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certi­tudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs consé­quences : vous reconstituez le paradis. Qu'est-ce que la Chute sinon la poursuite d'une vérité et l'assurance de l'avoir trouvée, la passion pour un dogme, l'établissement dans un dogme ? Le fanatisme en résulte, - tare capitale qui donne à l'homme le goût de l'efficacité, de la prophétie, de la terreur, - lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte... N'y échappent que les sceptiques (ou les fainéants et les esthètes), parce qu'ils ne proposent rien, parce que -vrais bienfaiteurs de l'humanité - ils en détruisent les partis pris et en analysent le délire. Je me sens plus en sûreté auprès d'un Pyrrhon que d'un saint Paul

Où Camus, avec ses mots, retrouve la grande crainte de Cioran. Ce n'est pas ici du scepticisme ; encore moins du nihilisme mais quelque chose de l'ordre de la prudence qui, de découvrir l'autre et le principe de l'autre, suspend ( mais ce n'est pas l'épochè de Husserl) non pour quelque obscure raison méthodologique mais se retire. Comme si parler, écrire revenait à ne rien dire, ou le moins possible ; à suggérer parfois, un peu, presque par inadvertance, mais à ne jamais rien de péremptoire imposer.

Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés.
Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l'on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez.
Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'oeil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton oeil?…
Mt, 7, 1

Je pense souvent à ces versets du Sermon sur la Montagne et il n'est pas possible que Camus n'y pensât point. Mais l'on n'entend souvent que la première facette de l'exhortation et donc juger comme synonyme de juger mal et ainsi de condamner. Tout y pousse dont la référence à la réciprocité. Mais c'est bien κρινω qui est utilisé (trier, juger, décider d'où crise, critère …) Or tout jugement ne vaut pas condamnation. Le refus de juger par peur d'une condamnation réciproque a peu d'intérêt qui renvoie seulement à l’interprétation la plus médiocre et utilitariste qui soit. Non c'est bien à tout jugement qu'il faudrait renoncer dans quelque sens qu'il opine. Car juger c'est se mettre au-dessus et à l'extérieur de ce que l'on juge, au nom de critères, de valeurs éternelles. Qui peut se vanter de s'être hissé à cette hauteur ? Et donc, oui, Camus a raison, on ne juge jamais qu'à hauteur où l'on se trouve, comme on ne blesse qu'on niveau où on le fut. ( voir supra) C'est sans doute ce qui agaça tant chez Mauriac et justifia cette sourde animosité ; méfiance en tout cas. Cet appel à la charité, à la compréhension s'agissant de ceux qui collaborèrent d'où pouvait-il provenir sinon de consciences s'étant elles-mêmes blanchies de toute souillure. Dans une perspective chrétienne, le jugement ne peut être que divin ! Se pourrait-il que ceux-là se prissent pour Dieu ou suffisamment sages pour parler en son nom ! Exposer le supplice de son Sauveur ne suffit pas. Camus flaire ici une troublante friponnerie. Une impudicité en tout cas et une incroyable vanité.

La référence à la mère est juste ; à l'amante un peu moins. Disons en tout cas que l'amour aura cessé à l'instant même où l'un des deux aura cédé aux délices intrépides du jugement. Il n'est pas en tout cas de maternité accomplie, réussie, si je puis m'accorder ce terme, qui ne comportât non pas seulement ce renoncement mais cette impuissance à juger. Je l'ai vécu pour ma part : ma mère m'en fit ce présent éternel ; je lui en voue une reconnaissance absolue.

Dès lors - Camus l'a compris - la réciprocité explose en vol : car son propre renoncement à juger n'affaiblira jamais ni la témérité ni la présomption ni surtout la stupidité d'autrui à s'y complaire.

Rien plus que ce déséquilibre, ne vous condamne à tant de solitude car c'est alors s'extirper de l'affairement usuel des hommes. N'être pas mieux pour autant ; ailleurs ; plus fragile encore. Blessé.

Mais s'y tenir parce qu'il n'est pas d'autres voies.