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Plomb et cendres

Relisant l'Homme Révolté, comment ne pas songer au contexte dans lequel cet ouvrage parut ?

Années de plomb écrivis-je, oui vraiment et de polémiques parfois invraisemblables avec le recul.

Camus semble avoir la facherie facile, non sans raison parfois. La polémique avec Mauriac, s'agissant de l'épuration, a laissé des traces ; la brouille avec Sartre sera définitive qui ne résistera pas aux invectives de Jeanson et Sartre à la suite de la parution de l'Homme Révolté ; un Camus qui finira par se brouiller aussi avec Pascal Pia, son grand compagnon à Combat qu'il avait connu à Alger.

L'homme était-il susceptible ?

Bretteur assurément ce que la polémique avec Mauriac prouve, qui aura été sans doute passionnante du côté des principes mais de bien peu d'enjeux du côté du politique. Mais on n'est pas journaliste pour rien, surtout éditorialiste et porte-étendart d'un journal qui se voulait à la fois nouveau et intransigeant. Mais l'époque elle-même était aux raccourcis vertigineux et aux mots clinquants : ne finit-on pas, du côté communiste avec qui il entretint toujours des rapports sinon ambigus en tout cas difficile, par nommer Sartre vipère lubrique, chacal puant ou encore hyène dactylographe ?

En second lieu, je veux déclarer encore que, ne me sentant en possession d'aucune vérité absolue et d'aucun message, je ne partirai jamais du principe que la vérité chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n'ai pas pu y entrer. Pour illustrer cette position, j'avouerai volontiers ceci : il y a trois ans, une controverse m'a opposé à l'un d'entre vous et non des moindres. La fièvre de ces années, le souvenir difficile de deux ou trois amis assassinés, m'avaient donné cette prétention. Je puis témoigner cependant que, malgré quelques excès de langage venus de François Mauriac, je n'ai jamais cessé de méditer ce qu'il disait. Au bout de cette réflexion, et je vous donne ainsi mon opinion   sur   l'utilité   du   dialogue   croyant-incroyant, j'en suis venu à reconnaître en moi-même, et publiquement ici, que, pour le fond, et sur le point précis de notre controverse, M. François Mauriac avait raison contre moi.
Camus

L'homme pourtant aura été constamment d'une grande probité qui n'hésita pas, par exemple, à reconnaître qu'il eût tort dans cette polémique autour de l'épuration. J'aime assez, en dépit qu'il dût être bien tentant d'être intransigeant à l'égard des collaborateurs, qu'il fût capable de recul. Le débat avec Mauriac, pour acerbe qu'il fût parfois, était inévitable entre un Mauriac qui rêvait d'une France retrouvant les fondements essentiels de la charité quand, lui, Camus, revaît d'une société de Justice.

Ce qui frappe c'est la violence des débats et la vitesse incroyable avec laquelle la critique acerbe se transformait en injure puis en anathème et bientôt en banissement.

Triste époque où l'on n'avait le choix qu'entre l'horreur et l'effroi : car si les forces fascistes étaient défaites pour quelques temps elles continuaient néanmoins à marquer le débat public ne serait-ce qu'au titre de contre-exemple absolu ; qu'en face le grand rêve communiste commençait déjà à craqueler et se révéler pour ce qu'il était - totalitaire sous cette forme stalinienne. Restaient en face, politiquement, cette 3e voie qui laissait associés une SFIO anachronique et sans colonne vertébrale et un MRP artificiellement gonflé qui se piqua de restaurer les valeurs chrétiennes dans le pays mais ourdissait tous les stratagèmes pour demeurer le pivot du pouvoir.

Le grand drame, à ce titre, de Camus est qu'il ne trouvera jamais d'expression politique valide pour la révolte telle qu'il l'entendait. Un centre sirupeux et des socialistes molassons qui ne résisteront ni à des institutions inadaptées ni aux problèmes de décolonisation. La veulerie bourgeoise pour incarner la révolte … il y avait mieux ! En face un Sartre qui agit comme s'il était minoritaire alors qu'en réalité il domine le débat intellectuel de l'époque, non sans atermoiements, renoncements et petites lâchetés face à Moscou.

Toutes les contradictions sont ici inscrites : j'ai beau regretter la vacuité culturelle de notre époque et justifier par là cette invraisemblable confusion idéologique majeure des débats actuels … voici que je ne puis que concéder que les crispations idéologiques ne font que rendre le débat plus acerbe - pas forcément plus intelligent.

Tout le monde avait conscience que l'Europe était à reconstruire totalement et que ces quatre dernières années avaient signé surtout une véritable défaite morale. Tout fut à reconstruire de nos âmes, idéaux et pensées mais rien ne le fut sinon les choses, le marché … Je viens de comprendre la victoire inéluctable du capitalisme : une pensée anémiée qui ne croit plus en ses vertus ; une moralité offensée définitivement par les actes ; la sénilité d'une culture qui ne parvient plus qu'à bégayer ses ultimes souvenirs. Je viens de comprendre l'emprise si aisée des technocrates : le gouvernement des choses, finalement, est bien plus facile que celui des hommes.

Nous n'en sommes pas sortis …


 


 * on en trouvera ici quelques éléments