Textes

A Camus
Fragments d'un exposé fait au couvent des dominicains de Latour-Maubourg

 

 

 

 

En  1948,  les dominicains du  Cerf invitèrent un  certain  nombre  de  personnalités à s'exprimer sur le thème «Ce  que   les   incroyants attendent des chrétiens». Albert Camus fit partie des personnes invitées et la rencontre eut lieu. Le souvenir en est resté, parmi les frères, que cette rencontre ne s'était pas très bien passée, que le contact n'avait pas été si facile. On peut le comprendre lorsqu'on lit les fragments de l'exposé que fit Albert Camus et la netteté avec laquelle il prend position sur certaines graves questions de l'époque. En effet, les frères du Couvent Saint-Dominique - Éditions du Cerf et les laïcs qui collaboraient avec eux - s'étaient plutôt engagés du côté de la Résistance. En même temps, face à Albert Camus et à ses critiques à l'égard des chrétiens et de l'Eglise, ils se devaient de défendre un tant soit peu l'Eglise. Ce texte est paru sous le titre Fragments d'un exposé fait au couvent des dominicains de Latour-Maubourg en 1948 dans : Albert Camus, Actuelles. Chroniques (1944-1948), Paris, Gallimard, 1950, p. 211-219.

 

Puisque vous avez bien voulu demander à un homme qui ne partage pas vos convictions de venir répondre à la question très générale que vous posez au cours de ces entretiens - avant de vous dire ce qu'il me semble que les incroyants attendent des chrétiens - je voudrais tout de suite reconnaître cette générosité d'esprit par l'affirmation de quelques principes.

Il y a d'abord un pharisaïsme laïque auquel je m'efforcerai de ne pas céder. J'appelle pharisien laïque celui qui feint de croire que le christianisme est chose facile, et qui fait mine d'exiger du chrétien, au nom d'un christianisme vu de l'extérieur, plus qu'il n'exige de lui-même. Je crois en effet que le chrétien a beaucoup d'obligations, mais que ce n'est pas à celui qui les rejette lui-même d'en rappeler l'existence à celui qui les a déjà reconnues. Si quelqu'un peut exiger quelque chose du chrétien, c'est le chrétien lui-même. La conclusion est que si je me permettais, à la fin de cet exposé, de revendiquer de vous quelques devoirs, il ne pourrait s'agir que des devoirs qu'il est nécessaire d'exiger de tout homme aujourd'hui, qu'il soit chrétien ou qu'il ne le soit pas.

En second lieu, je veux déclarer encore que, ne me sentant en possession d'aucune vérité absolue et d'aucun message, je ne partirai jamais du principe que la vérité chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n'ai pas pu y entrer. Pour illustrer cette position, j'avouerai volontiers ceci : il y a trois ans, une controverse m'a opposé à l'un d'entre vous et non des moindres (1). La fièvre de ces années, le souvenir difficile de deux ou trois amis assassinés, m'avaient donné cette prétention. Je puis témoigner cependant que, malgré quelques excès de langage venus de François Mauriac, je n'ai jamais cessé de méditer ce qu'il disait. Au bout de cette réflexion, et je vous donne ainsi mon opinion   sur   l'utilité   du   dialogue   croyant-incroyant, j'en suis venu à reconnaître en moi-même, et publiquement ici, que, pour le fond, et sur le point précis de notre controverse, M. François Mauriac avait raison contre moi.

Ceci dit, il me sera plus facile de poser mon troisième et dernier principe. Il est simple et clair. Je n'essaierai pas de modifier rien de ce que je pense ni rien de ce que vous pensez (pour autant que je puisse en juger) afin d'obtenir une conciliation qui nous serait agréable à tous. Au contraire, ce que j'ai envie de vous dire aujourd'hui, c'est que le monde a besoin de vrai dialogue, que le contraire du dialogue est aussi bien le mensonge que le silence, et qu'il n'y a donc de dialogue possible qu'entre des gens qui restent ce qu'ils sont et qui parlent vrai. Cela revient à dire que le monde d'aujourd'hui réclame des chrétiens qu'ils restent des chrétiens. L'autre jour, à la Sorbonne, s'adressant à un conférencier marxiste, un prêtre catholique disait en public que, lui aussi, était anticlérical. Eh bien ! je n'aime pas les prêtres qui sont anticléricaux pas plus que les philosophies qui ont honte d'elles-mêmes. Je n'essaierai donc pas pour ma part de me faire chrétien devant vous. Je partage avec vous la même horreur du mal. Mais je ne partage pas votre espoir et je continue à lutter contre cet univers où des enfants souffrent et meurent.

Et pourquoi ici ne le dirais-je pas comme je l'ai écrit ailleurs ? J'ai longtemps attendu pendant ces années épouvantables qu'une grande voix s'élevât à Rome. Moi incroyant ? Justement. Car je savais que l'esprit se perdrait s'il ne poussait pas devant la force le cri de la condamnation. Il paraît que cette voix s'est élevée. Mais je vous jure que des millions d'hommes avec moi ne l'avons pas entendue et qu'il y avait alors dans tous les cœurs, croyants et incroyants, une solitude qui n'a pas cessé de s'étendre à mesure que les jours passaient et que les bourreaux se multipliaient.

On m'a expliqué depuis que la condamnation avait bel et bien été portée. Mais qu'elle l'avait été dans le langage des encycliques qui n'est point clair. La condamnation avait été portée et elle n'avait pas été comprise ! Qui ne sentirait ici où est la vraie condamnation et qui ne verrait que cet exemple apporte en lui-même un des éléments de la réponse, peut-être la réponse tout entière que vous me demandez. Ce que le monde attend des chrétiens est que les chrétiens parlent, à haute et claire voix, et qu'ils portent leur condamnation de telle façon que jamais le doute, jamais un seul doute, ne puisse se lever dans le cœur de l'homme le plus simple. C'est qu'ils sortent de l'abstraction et qu'ils se mettent en face de la figure ensanglantée qu'a prise l'histoire d'aujourd'hui. Le rassemblement dont nous avons besoin est un rassemblement d'hommes décidés à parler clair et à payer de leur personne. Quand un évêque espagnol bénit des exécutions politiques, il n'est plus un évêque ni un chrétien et pas même un homme, il est un chien, tout comme celui qui du haut d'une idéologie commande cette exécution sans faire lui-même le travail. Nous attendons et j'attends que se rassemblent ceux qui ne veulent pas être des chiens et qui sont décidés à payer le prix qu'il faut payer pour que l'homme soit quelque chose de plus que le chien.

[...]

Et maintenant que peuvent faire les chrétiens pour nous ?

D'abord en finir avec les vaines querelles dont la première est celle du pessimisme. Je crois par exemple que M. Gabriel Marcel aurait avantage à laisser la paix à des formes de pensée qui le passionnent en l'égarant. M. Marcel ne peut pas se dire démocrate et demander en même temps l'interdiction de la pièce de Sartre (2). C'est une position fatigante pour tout le monde. C'est que M. Marcel veut défendre des valeurs absolues, comme la pudeur et la vérité divine de l'homme, alors qu'il s'agit de défendre les quelques valeurs provisoires qui permettront à M. Marcel de continuer à lutter un jour, et à son aise, pour ces valeurs absolues...

De quel droit d'ailleurs un chrétien ou un marxiste m'accuserait-il par exemple de pessimisme ? Ce n'est pas moi qui ai inventé la misère de la créature, ni les terribles formules de la malédiction divine. Ce n'est pas moi qui ai crié ce Nemo bonus, ni la damnation des enfants sans baptême. Ce n'est pas moi qui ai dit que l'homme était incapable de se sauver tout seul et que du fond de son abaissement il n'avait d'espérance que dans la grâce de Dieu. Quant au fameux optimisme marxiste ! Personne n'a poussé plus loin la méfiance à l'égard de l'homme et finalement les fatalités économiques de cet univers apparaissent plus terribles que les caprices divins.

Les chrétiens et les communistes me diront que leur optimisme est à plus longue portée, qu'il est supérieur à tout le reste et que Dieu ou l'histoire, selon les cas, sont les aboutissants satisfaisants de leur dialectique. J'ai le même raisonnement à faire. Si le christianisme est pessimiste quant à l'homme, il est optimiste, quant à la destinée humaine. Eh bien ! je dirai que pessimiste quant à la destinée humaine, je suis optimiste quant à l'homme. Et non pas au nom d'un humanisme qui m'a toujours paru court, mais au nom d'une ignorance qui essaie de ne rien nier.

Cela signifie donc que les mots pessimisme et optimisme ont besoin d'être précisés et qu'en attendant de pouvoir le faire, nous devons reconnaître ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous sépare.

[...]

C'est là, je crois, tout ce que j'avais à dire. Nous sommes devant le mal. Et pour moi il est vrai que je me sens un peu comme cet Augustin d'avant le christianisme qui disait : «Je cherchais d'où vient le mal et je n'en sortais pas». Mais il est vrai aussi que je sais, avec quelques autres, ce qu'il faut faire, sinon pour diminuer le mal, du moins pour ne pas y ajouter. Nous ne pouvons pas empêcher peut-être que cette création soit celle où des enfants sont torturés. Mais nous pouvons diminuer le nombre des enfants torturés. Et si vous ne nous y aidez pas, qui donc dans le monde pourra nous y aider ?

Entre les forces de la terreur et celles du dialogue, un grand combat inégal est commencé. Je n'ai que des illusions raisonnables sur l'issue de ce combat. Mais je crois qu'il faut le mener et je sais que des hommes, du moins, y sont décidés. Je crains simplement qu'ils se sentent parfois un peu seuls, qu'ils le soient en effet, et qu'à deux millénaires d'intervalle nous risquions d'assister au sacrifice plusieurs fois répété de Socrate. Le programme pour demain est la cité du dialogue, ou la mise à mort solennelle et significative des témoins du dialogue. Après avoir apporté ma réponse, la question que je pose à mon tour aux chrétiens est celle-ci : « Socrate sera-t-il encore seul et n'y a-t-il rien en lui et dans votre doctrine qui vous pousse à nous rejoindre ? »

Il se peut, je le sais bien, que le christianisme réponde négativement. Oh ! non par vos bouches, je le crois. Mais il se peut, et c'est encore le plus probable, qu'il s'obstine dans le compromis, ou bien à donner aux condamnations la forme obscure de l'encyclique. Il se peut qu'il s'obstine à se laisser arracher définitivement la vertu de révolte de d'indignation qui lui a appartenu, voici bien longtemps. Alors les chrétiens vivront et le christianisme mourra. Alors ce seront les autres en effet qui paieront le sacrifice. C'est un avenir en tout cas qu'il ne m'appartient pas de décider malgré tout ce qu'il remue en moi d'espérance et d'angoisses. Je ne puis parler que de ce que je sais. Et ce que je sais, et qui fait parfois ma nostalgie, c'est que, si les chrétiens s'y décidaient, des millions de voix, des millions, vous entendez, s'ajouteraient dans le monde au cri d'une poignée de solitaires qui, sans foi ni loi, plaident aujourd'hui un peu partout et sans relâche, pour les enfants et pour les hommes.

 

 

 

 


1) En 1945, François Mauriac et Albert Camus s'étaient opposés à propos le l'épuration. Camus parlait de l'«échec complet» de l'épuration pour laquelle, pensait-il, on l'avait pas pu trouver la voie moyenne entre les excès et les faiblesses.

2) En juillet 1945, Gabriel Marcel s'en était pris à Huis clos, pièce dans laquelle il disait repérer un «principe luciférien». Le 30 octobre 1948, un décret du Saint-Office mettait à l'Index toute l'œuvre de Jean-Paul Sartre.