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Bataille : la controverse Sartre Camus

 

L’intérêt suscité par la controverse Sartre-Camus fait songer aux passants qu’amuse dans la rue la moindre bagarre. Le fond de l’affaire a peu de place, ou aucune, dans cette curiosité un peu lourde. L’accueil que fit la presse de droite au livre de Camus est sans doute à l’origine du débat. Les Temps Modernes, en la personne de leur gérant, Francis Jeanson, ont tout d’abord reproché à Camus d’être loué par des réactionnaires. L’argument est de bonne guerre et traditionnel entre ennemis, mais il me semble temps de dire en insistant que ces louanges de la droite ne signifient rien aujourd’hui qui touche en particulier le sens d’un livre. Qui ne voit qu’elles manifestent plus simplement un changement global des esprits ? 
Les idées politiques dans les conditions présentes s’énoncent dans un monde que partagent déjà des jeux de force stabilisés. 
Les camps sont faits, organisés, et si quelque attention est encore donnée à la manifestation des idées, c’est qu’on pourrait à la rigueur en faire des utilités. Les esprits ont la permission de penser seulement ce qui convient à de vastes mouvements de force qui les négligent (qui négligent à coup sûr l’angoisse, l’espérance ou la révolte profondes). Ils s’agitent sinon dans le vide. 
Ceci ne doit pas seulement être dit en termes vagues. Il y a dans le monde présent quelque chose de changé, radicalement : ce monde-ci, autant qu’il semble, a perdu la plasticité. Rien n’y compose plus des forces nouvelles inexistantes jusque-là ; les idées ne coagulent plus, rien de semblable aux mouvements socialistes ou fascistes, que le jeu des idées suscita, n’y prend corps. Ce n’est pas une vérité mystérieuse : cela tient, d’une part, à la force d’attraction décidément massive du parti communiste, qui élimine d’emblée ce qui ose la concurrencer, de l’autre à l’échec catastrophique des fascismes. Pour l’instant, le monde se partage entre deux grandes coalitions, dont l’une, la soviétique, résulta d’une initiative capitale et dont l’autre oppose pêle-mêle à la première tout ce qui en refuse la loi. Il s’agit uniquement, dans le premier camp, de poursuivre la lutte au nom des idées qui sont à sa base : cela tend à les rendre immuables, elles sont mises ouvertement au-dessus de la discussion ; et à l’intérieur du second camp, il règne la plus vague indifférence à l’égard de tout jeu possible d’idées. Dans la faible mesure où survit une agitation d’esprit, les intérêts qu’elle suscite ont peu de sens : à coup sûr, à l’avance, l’idée nouvelle, si elle met en cause, en sa totalité, le destin des hommes, s’adresse à une curiosité qui l’examine avec calme, n’en attend pas grand-chose et n’en redoute rien. Ainsi la pensée n’est-elle plus en principe, aujourd’hui, qu’un exercice gratuit, sans conséquence. Il n’en fut pas de même durant les deux siècles qui précèdent, en tout cas ; et souvent nous réagissons avec un peu de retard : nous jugeons d’un ouvrage naïvement comme s’il était écrit et publié pour un monde mobile, qui pourrait lui donner — ou lui refuser — une efficacité. En particulier, les protagonistes des Temps Modernes, qui écrivent pour agir, qui librement ont décidé d’avoir un rôle dans l’histoire qui se fait, qui croient que la grande affaire en ce monde est de déterminer le destin de l’homme, reprochent à Albert Camus de mal répondre à leur propos. C’est leur droit. Il me semble même qu’ils ont raison. Camus pourrait sans doute n’y pas répondre mieux qu’ils ne font eux-mêmes ; il pourrait bien être à la fin réduit comme eux au rôle contraire, celui d’appoint. Mais on oublie aux Temps Modernes que, les unes et les autres, ces réactions de l’esprit sont venues trop tard.
Il apparaît que, dans le monde présent, la pensée qui s’engage est d’avance écrasée. Ce n’est pas scandaleux : ceux qui agissent devraient-ils interminablement s’embarrasser de la fièvre de ceux qui pensent ? De toute façon, les voies qui mènent de la pensée à l’action diffèrent de celles de la pensée naissante. Les hommes d’action demandent aujourd’hui aux « penseurs » de les comprendre. Discrète et lucidement désespérée, c’est ainsi qu’aujourd’hui la pensée pourrait survivre...

Toutefois, la différence de positions qui ressort de la controverse Sartre-Camus laisse entrevoir, me semble-t-il, une zone d’issue, peut-être insignifiante, mais qui échappe aux Temps Modernes. Je comprends mal ce que Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson voient de si satisfaisant dans les possibilités de lutter qui leur sont offertes. Je veux bien l’espérer : sans tarder, la lecture d’un nouvel article de Sartre ouvrira mes yeux... Mais il n’importe : les perspectives de l’histoire aujourd’hui rendent aisé d’imaginer l’hésitation de l’homme réfléchi. Il me semble même, pour moi, que, devant cette somme de colères et de surdités, et devant le cataclysme où mène cette double démesure, la tentation de l’inertie a quelque chose qui fascine. Au moins, ne pas répondre aux voeux de ce Jupiter qui a décidé notre perte et nous fait brutalement délirer ! Je veux bien que s’abstenir est se résigner à ce délire, c’est même y participer passivement : nous ne faisons jamais dans l’inertie que donner dans la facilité de la pensée qui se figure être hors de l’histoire alors qu’elle y est tout entière enfermée. Nous ne pouvons sans une intime lâcheté laisser l’exercice aigu de la pensée tourner en bévue, il est ridicule de nier l’histoire, mais du moins nous pouvons, si nous sommes pour cela assez forts — assez lucides surtout —, prendre sur nous de lui opposer un refus, contre l’histoire nous pouvons en un mot nous révolter
J’entends qu’il y a là quelque chose d’inattendu, qui tout d’abord doit paraître peu défendable. D’ailleurs, en un sens, il est logique de dire : la révolte contre l’histoire ? n’est-ce pas la chose du monde la plus connue ? c’est la contre-révolution ! ... 
En vérité, la révolte dont je parle refuse cette révolution démesurée dont la démesure donne sa raison d’être à l’adversaire, mais elle est étrangère, elle est hostile à l’avare inintelligence de la contre-révolution. Ceci doit être dit en premier lieu, mais il faut ajouter aussitôt qu’il ne suffit pas de le dire, et que l’attitude définie de cette façon doit sembler sottement verbale. C’est même, nous l’avons vu, l’essence de la situation présente : les jeux sont faits et des affirmations de principe à l’intérieur d’un camp ne peuvent en infléchir la politique. Le refus de l’histoire ne peut à coup sûr désigner une tentative qui, se situant sur le plan de l’histoire, y serait seulement en porte à faux. C’est une attitude à la fois plus modeste et plus hardie. Dans le sens ordinaire, elle ne peut susciter d’action, elle ne veut pas changer le monde, mais elle répond à un changement déjà survenu dans le monde. 
En effet, l’histoire est bien en dernier, je crois, celle d’une lutte de classes exprimant la souffrance des opprimés, donnant ses conséquences à la tension qui en résulte. Si l’on m’invite à songer d’abord à ceux qui ont faim, je reconnais une précellence de ceux qui ont raison contre moi parce qu’ils souffrent. C’est d’eux, me dit-on, qu’il s’agit, non de moi. Je ne suis pas aussi assuré que Sartre et que Jeanson d’un principe selon lequel la souffrance des déshérités compterait plus que toute autre chose en ce monde. Je sais que les déshérités justement pourront m’aider un jour à le bien savoir si j’en doute. Mais je vois pour l’instant que leur souffrance n’est plus la seule : la menace d’une guerre a placé globalement l’humanité dans une situation désespérée : les privilégiés cette fois ne sont pas à l’abri et ce qui nous accable ainsi sans mesure, ce ne sont pas leurs intérêts, c’est l’histoire. Je le veux bien : si les privilégiés abandonnaient leurs privilèges, aucune guerre ne serait possible. Mais justement : on ne nous laisse pas oublier que la violence seule, et non la persuasion, les en dépouillera. On a raison, mais comment ne pas voir aussitôt l’horreur de cette raison ? Comment ne pas voir aussitôt, dans l’histoire même, un mal plus grand que l’oppression ? Ce qui dans le monde où nous sommes est révoltant n’est plus seulement le sort fait par la direction bourgeoise à ceux qu’elle opprime, ce qui nous révolte jusqu’à la nausée est que l’histoire inexorablement accule l’espèce humaine au suicide. 
Voici, il va sans dire, une manière de penser d’une immense sottise ! Comment se révolter contre l’histoire ? C’est se condamner à parler sans être entendu, c’est prêcher les pierres du désert, ou c’est proposer de folles équivoques : sous une forme rafraîchie, reprendre la risible plainte du pacifiste ! Au mieux, c’est rencontrer l’audience inattentive qui ne peut prêter à ce qu’elle écoute la seule attention véritable : lui donner des conséquences en agissant. Agir, c’est toujours se battre et il n’y a que peu d’occasions dans ce monde pour la lutte sans violence d’un Gandhi ; cette lutte eut d’ailleurs, à défaut de violence, une fin historique. Il n’y a finalement qu’une justification solide d’une attitude si peu efficace : c’est que seule aujourd’hui l’absence de pensée, la routine, fait l’histoire et que ne pas se révolter contre elle, c’est la faire. S’il en est ainsi, nous ne pourrons nous étonner de la controverse qui vient d’opposer Sartre et Camus. Les Temps Modernes optent pour l’histoire. Ils s’en tiennent, en manière de pensée politique, à la position marxiste traditionnelle, à laquelle Jeanson reproche à Camus de n’être pas fidèle. Il est vrai que cette position a le privilège d’une efficacité historique exemplaire... Les idées de liberté, de choix, d’engagement qui, dans le domaine politique, ont représenté l’apport personnel de Sartre ne me semblent pas actuellement mises en avant. Il faut d’ailleurs leur reconnaître un mérite : elles ne sont pas dérangeantes, elles n’intéressent évidemment pas plus la masse ouvrière que la révolte de Camus contre le destin des hommes, mais elles gênent peu. Sartre cesserait à jamais d’en parler que rien ne paraîtrait changé. Elles signifient que la liberté de l’homme fait l’histoire, mais il en résulte de toute façon que l’histoire et l’homme qui la fait sont une même chose. Sartre écrit : « Nous sommes dedans jusqu’aux cheveux. » C’est incontestable et l’on ne peut contester non plus que l’histoire ait un sens. Toute action humaine a un sens, et l’histoire est toujours l’effet d’une action, seulement ce sens est parfois critiquable. Action et histoire détruisent afin de créer. Laissons de côté la possibilité de créations inférieures en qualité à ce qu’elles détruisirent pour être. Mais la somme des biens détruits peut à la fin représenter un prix démesuré. Camus oppose à la confiance des Temps Modernes une horreur raisonnée de ce qui arrive. L’horreur va même en lui jusqu’à ne pas aimer l’action que l’histoire attend de lui, quelle qu’elle soit. La révolte en arrive avec lui à des formes en même temps anachroniques et très neuves. Anachroniques, en ce qu’elles refusent la grossière simplification de l’efficacité, neuves en ce qu’elles seules répondent, ou tentent de répondre, à la situation désespérée de l’homme actuel. II oppose au typhon de l’histoire la sève, à la démesure de l’activité moderne la mesure d’une humanité moins tendue. Cette détente choque profondément des esprits qu’enferment des formules à la mesure de réunions frénétiques. Quel révolutionnaire ne se dresserait contre une attitude qui ne peut agir puisqu’elle est détente ? On peut ne pas aimer le livre de Camus, je vois bien les raisons (toutes ne sont pas mauvaises) pour lesquelles il a déçu. Néanmoins les voies de L’Homme révolté demandent plus de fermeté que la routine. Camus se révolte contre l’histoire : je le répète, cette position est intenable. Il se condamne à la louange de ceux qui ne l’entendent pas, à la haine de ceux qu’il voudrait convaincre. Il ne peut trouver ni assise ni réponse. L’inévitable vide où il se débattra le voue au mépris de lui-même. Il devra cependant s’obstiner parce qu’il n’est rien aujourd’hui de plus révoltant que la démesure de l’histoire.