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Noël

Nous avons tous le nôtre, je crois, tant il est indissolublement lié à nos enfances. Pour ceux de ma génération, il est plus synonyme de cadeaux que d'une quelconque religiosité. De cette surabondance presque obligatoire où se disputaient tant potlatch qu'ὕϐρις. Pourtant, dans les pays de l'Est où je fus élevé, tout était orchestré pour l'ascension lente et progressive de la joie d'autant plus associée à la naissance du Christ, de la couronne de l'Avent, avec ses quatre bougies successivement allumées, au rituel de St Nicolas jusqu'à ce sapin, immense pour l'enfant que nous fûmes, prodigue de cette odeur si particulière des épines comme réchauffée par la lueur des bougies.

Je l'ai déjà évoqué ce monde de senteurs, de nostalgie , de craintes furtivement écloses à l'ombre de l'attente impatiente mais ce n'est pas à ceci que je songe.

Mais à comprendre l'intrusion du tragique dans l'espérance. Parcourant Ovide et réalisant que toute naissance, toute origine était métamorphose, réalisant combien était constante dans toutes nos histoires, qu'elles soient bibliques ou mythologiques, la colère divine à l'encontre de l'homme et la volonté de l'éradiquer, je ne pouvais pas ne pas voir que tout ici y était concentré de ce parcours insolent qui va de la naissance à la crucifixion du Christ.

Comment nommer cette pente si violente, cette inclination besogneuse à verser où dominent les moirages les plus désespérants ; cette propension à porter les choix les plus funestes ? Comment expliquer que du bien on puisse si aisément faire un mal ? Songeant à ces questions en boucle je devine combien est justifiée l'intuition que ces récits de métamorphoses ne fussent en fin de compte que des paraboles, autrement écrites que celles bibliques, où se résument nos interrogations métaphysiques ; nos errances morales ; notre fragilité … ou notre finitude.

Une affaire de représentations seulement ?

J'écoute ceci de Haydn, directement inspiré d'Is, 9, 5 :

Car un enfant nous est né, un fils nous est donné, Et la domination reposera sur son épaule; On l'appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la paix. Is, 9, 5

For unto us a Child is born, unto us a Son is given, and the government shall be upon His shoulder; and his name shall be called Wonderful Counsellor, the Mighty God, the Everlasting Father, the Prince of Peace. (Isaiah 9: 5)

 

 

Comment ne pas entendre plus que la joie, l'exultation ; plus que la gloire l'exaltation, celle-là même que l'on éprouve à gravir les hauteurs et parvenir à s'y maintenir. Car cet enfant n'est pas n'importe quel enfant - qui est pourtant déjà beaucoup dont la promesse d'un avenir - mais la réalisation pleine de la promesse absolue, la concrétisation de l'Alliance. Toute l'iconographie y est : tardive pour ce qui concerne l'âne et le bœuf, étonnante parfois pour l'attitude de Joseph qui semble parfois très étranger à cette histoire qu'il fait mine de ne pas comprendre ; pieuse pour Marie. Je continue à ne pas voir dans cette représentation de l'étable une sorte de revanche sociale qui donnerait par trop raison à un Nietzsche qui s'entêtait à n'y considérer qu'un platonisme pour le peuple mais au contraire la préfiguration du rejet final …

 

Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue.
καὶ τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει, καὶ ἡ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν.
Jn, 1, 5

Des ministres du Dieu les escadrons flottants 
Entraînèrent, sans choix, animaux, habitants,  Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure ; 
Sans vestige du Bourg, tout disparut sur l'heure. 
Les vieillards déploraient ces sévères destins. 
La Fontaine

Dans le langage antique ceci se dit en terme d'hospitalité ou d'inhospitalité. C'est bien ainsi que Zeus se plaint de l'accueil non seulement inamical mais offensant que lui fit Lycaon en lui servant de la chair humaine ; bien de la même manière qu'il justifie sa colère et l'engloutissement de la vallée - hommes et animaux en dépit de la pitié des vieillards - qui ne surent ni voulurent les accueillir lui et Hermès et qu'il accède aux vœux de Philémon et Baucis qui deviendront les gardiens d'un temple érigé à leur gloire.

D'entre hostis et hospitis, il est si peu de différence, Tite-Live nous l'eut enseigné autrefois. C'est presque même geste, en tout cas même lieu, que d'accueillir ou fermer sa porte. C'est affaire d'intermédiaire, de relation, d'échange. D'entre la tessère d'hospitalité qui constitue de symbole et les foudres vengeresses du diable, il n'est qu'image inversée de celui qui prédisposé à réunir subitement entreprend de séparer, déchirer, désintriquer.

Ou comment le plus fol espoir incontinent se mue atrocement en cauchemar …

Peut-être, plutôt que se réjouir, devrait-on à Noël pleurer de solitude tant le drame déjà se noue.

Regardai-le ceci qu'incontinent je songe à cela. Il n'est qu'un pas, insensible entre les deux ; atroce. Scrutons bien : oui bien sûr les gestes de dévotion des paysans alentours ; de Marie bien sûr mais déjà Joseph semble comme étranger à une scène qu'il ne comprend pas. Bientôt l'émotion et la grâce s'estomperont et cesseront incontinent les aides. Les rois mages déposeront quelques cadeaux et s'en iront. Marie oubliera pour ne voir en son fils qu'un gamin un peu plus rêveur que les autres.

Et les ténèbres ne l'ont pas reçu.

Je ne me pose ni en théologien ni en prosélyte cherchant à convaincre. Je ne l'ai jamais fait.

Je sais seulement que nos cultures eurent beau vouloir se rationaliser et chanter des odes ou se prosterner devant la science comme s'il se fût agi d'une idole, jamais elles ne purent se dispenser de récits fondateurs. Ce qu'il raconte, au même titre qu'Hésiode ou Ovide, c'est ce qu'ensemble mais contradictoirement pensèrent Héraclite et Parménide : combien l'être à la fois ne saurait connaître aucun contraire mais pourtant ne se déployer que dans l'adversité … la guerre.

Pour qui peut le croire, cette histoire est celle du don le plus fabuleux qui soit, de la grâce absolue : le don à quoi rien ne le contraint d'un dieu pour sa création : un lien intangible, total, éternel c'est-à-dire finalement le générosité de l'être en même temps que l'être du don. Il n'est pas de mot qui soit qui puisse en embrasser l'étendue : on pourra seulement se souvenir de ce bras jaloux que Moïse parvient à retenir contre ce peuple à la nuque raide … au nom même de la promesse autrefois faite à Abraham. Pour qui n'y parvient pas, cette histoire raconte - mais n'est-ce pas le même récit avec d'autres arguments ? - nos rêves à hauteur de quoi nous ne parvenons pas à nous hisser, nos vertus que nous laissons si aisément ensabler, nos enfers qui crèvent d'idéal … Les commencements sont toujours sublimes et les enfantements nous émeuvent pour ceci : ce chemin encore vierge d'être inentamé ; que demain nous laisserons souiller ; par sottise, par négligence ; par paresse surtout. Pourquoi ne parvenons-nous pas à demeurer digne et fier en regardant les étoiles ?

 

Jauchzet, frohlocket! Auf, preiset die Tage
Exultez, réjouissez-vous ! debout, louez ce jour

 

Oui, exultons : nous le devrions. Car tout en nous entraîne de ce côté-là, fier, présomptueux où seules importent les orgueilleuses rodomontades - comme maître et possesseur de la Nature - mais une voix, une voix seulement que nous ne parvenons presque plus à entendre, nous retient de ce côté-ci. Je ne sais pas si c'est la voix de Dieu. J'ignore si c'est la voix de la sagesse. Je sais que c'est une voix incontournable.

Elle dit Herz und Mund und Tat und Leben (Le cœur, et la bouche, et l'action, et la vie) ; elle dit Veillez et priez ! Elle nous invite à demeurer vigilant.

Wachet auf ruft uns die Stimme

Elle dit le chemin, la vérité et la vie

Je crois, au plus profond de mon être, en ce double mouvement qui, de grâce à pesanteur, nous fait nous éloigner mais empêcher de le faire trop ; nous incite à devenir et cette excursion est une Odyssée ; mais nous rappelle à ne pas trop nous écarter par crainte de l'irréparable. Cet appel c'est cette voix qu'entendit Moïse qui le fit s'écarter de son chemin ; cette voix qui nous intima de ne pas verser dans l’idolâtrie - et pourtant combien nous le fîmes, encore et toujours, avec cet insupportable, présomptueux et criminel entêtement - qui nous ordonna de ne pas succomber à la violence et pourtant combien ici, là et ailleurs, combien de meurtres, combien de tortures, d'injures et de harcèlements - cet odieux chorus universel de haine et de proscription - ; c'est l'archange qui annonce à Marie que son enfant est un envoyé ; c'est cette émotion lorsque l'enfant paraît. Mais c'est aussi, cette sourde inquiétude à peine esquissée qui ne nous quitte jamais parce que nous nous devinons capables du pire ; c'est, depuis, ce silence assourdissant qui nous laisse veules, nus, sales. Si laids …

Je regarde cette ligne, si ténue, qui de la grâce sépare l'horreur ; je mesure l'insolente légèreté qui nous fait si souvent verser de ce côté-ci ; je regarde le supplicié qui malgré tout intercède ( Mon père pardonne-leur ) et écoute avec l'horreur la suffisance orgueilleuse qui se déshonore à y considérer l'accomplissement d'une promesse plutôt que l'irréparable …

Sans doute faudrait-il recouvrer l'innocence de l'enfant que nous fûmes, si nous y parvenions encore. Elle nous serait tellement nécessaire. Car il faut reprendre le chemin, qui n'effacera rien mais peut au moins s'attacher à ne plus rien enlaidir.

D'où tiens-je ce sentiment ? D'où cette presque certitude que dorénavant tout ou presque est de trop. Trop lourde notre présence qui menace le monde ; trop vulgaire notre présence qui rend presque impossible la rencontre de l'autre ; trop lourds nos emportements quand ils existent encore ; trop criardes nos paresses qui nous rongent et nos langueurs qui nous minent.

Il nous faudrait une métamorphose pour tout recommencer. Nous avons cru longtemps que rituels, fêtes, prières et génuflexions étaient manière d'y parvenir. Girard a montré qu'il n'en était rien mais déplaçait seulement les plaies.

C'est ceci que dit Noël : l'impérieux besoin d'un recommencement. L'urgence d'une renaissance ! Il parait que l'on nomme ceci résurrection.

C'est ceci croire peut-être : tout agir et être comme s'il n'était pas encore trop tard.