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La vertu est joyeuse … la joie est vertueuse

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Nonchaloir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

l’âme de celui qui s’est élevé devient joyeuse
Nietzsche

Les mots les plus simples sont souvent si étrangement compliqués ! Passe encore pour vertu qui selon les registres peut s'enrichir de mille et une nuances mais joie ! Je ne les aurais sans doute jamais liés sans ces quelques lignes de Montaigne qui me firent comprendre qu'il y a bien plus ici qu'un euphémisme paresseux : la possibilité d'une morale humaniste plutôt que cette police des mœurs à quoi on a tendance souvent à la vouloir réduire.

Elle a pour son but la vertu, qui n’est pas, comme dit l’eschole, plantée à la teste d’un mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée, la tiennent, au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante, d’où elle void bien souz soy toutes choses ; mais si peut on y arriver, qui en sçait l’addresse, par des routtes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment et d’une pante facile et polie, comme est celle des voutes celestes. Pour n’avoir hanté cette vertu supreme, belle, triumfante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable d’aigreur, de desplaisir, de crainte et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes ; ils sont allez, selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher, à l’escart, emmy des ronces, fantosme à estonner les gens. I, 26 De l'institution des enfants

Je ne les aurais pas liés sans ce souvenir, qui me hante, de cette cohorte de fidèles, tout de noir vêtus, sagement alignés en colonne, s'avançant à pas ni trainants ni feutrés,seulement honteux, vers ce temple où, plus austères encore qu'un croque-mort qui eût enterré son ultime client, ils joindront les mains mais ne lèveront pas un seul regard vers le ciel de peur que quelque censeur n'entrevît que leurs âmes fussent vides ou, pis encore, que s'y ébranlât quelque émotion. J"ai peine à considérer en Calvin, surtout, ou Luther, à peine moins, d'improbables castrateurs qui eussent aisément manié la question s'ils fussent demeurés catholiques. Comme l'écrira plus tard V Hugo à propos de Cimourdain ceux-ci méditaient comme on se sert d'une tenaille. Où la joie à l'annonce de la Bonne Nouvelle ? où l'allégresse de la foi ?

Où l'allégresse devant l'annonce de la Bonne Nouvelle ? Où la promesse qu'on pût vivre sa foi dans la joie ? (je resterai avec vous tous, pour votre avancement et pour votre joie dans la foi Phil1, 25

Je n'ai jamais cru que la vertu fût affaire de force, d'énergie - ce que laisse entendre vis dont elle est issue - non plus qu'elle fût réservée à quelques esprits supérieurs par nature ou qui le fussent devenus avec austérité, renoncements et scrupules assénés. Montaigne l'a peut-être cru un moment qui oscille entre le respect devant ces âmes si bien trempées qu'elles savent résister à toute tentation ou épreuves et l'admiration devant ceux-ci (Socrate ou Caton), âmes d'exception versant sans effort, comme spontanément, dans la vertu comme d'autres succomberaient au vice - par penchant naturel. Il en vient pourtant, la fin, à considérer une forme de vertu, plus prosaïque, assurément, moins glorieuse sans doute, résultant plutôt d'un dégoût devant le vice, la débauche, la cruauté. A mesure qu'il avance, il se rapprochera d’Épicure

Les dissentions des sectes Philosophiques, en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas nugas. Il y a plus d’opiniastreté et de picoterie qu’il n’appartient à une si saincte profession. Mais quelque personnage que l’homme entrepraigne, il joue tousjours le sien parmy. Quoy qu’ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visée, c’est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contrecoeur. Et s’il signifie quelque supreme plaisir et excessif contentement, il est mieux deu à l’assistance de la vertu qu’à nulle autre assistance. Cette volupté, pour estre plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n’en est que plus serieusement voluptueuse. Et luy devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel : non celuy de la vigueur, duquel nous l’avons denommée. Cette autre volupté plus basse, si elle meritoit ce beau nom, ce devoit estre en concurrence, non par privilege. Je la trouve moins pure d’incommoditez et de traverses que n’est la vertu. Outre que son goust est plus momentanée, fluide et caduque, elle a ses veillées, ses jeusnes et ses travaux et la sueur et le sang ; et en outre particulierement ses passions trenchantes de tant de sortes, et à son costé une satieté si lourde qu’elle equipolle à penitence. I, 20

Autre façon de dire que nul, à votre place, ne saurait construire son destin et que, par voie de conséquence, la recherche du plaisir ou, au moins l'évitement de la souffrance, demeurent le fondement de nos actes. Montaigne l'a deviné : on peut avoir un comportement socialement acceptable … par simple lâcheté, paresse ou manque d'imagination. Le véritable moteur de la vertu est donc plutôt à rechercher en nous ; est ainsi moins affaire de devoir et d'obéissance que de sagesse.

Je ne saurais, pour ma part, oublier qu'il y a nécessairement une évaluation implicite derrière toute morale qu'on chercherait à nous imposer ou en laquelle nous nous reconnaîtrions, même spontanément. Derrière - en dessous ? - nos valeurs, il y a bien des principes. C'est bien pour cette raison que la vertu est affaire éthique, bien sûr, métaphysique en fin de compte. Je me moque de savoir si ce sens moral proviendrait plutôt de l'intériorisation des interdits sociaux plutôt que d'une voix intérieure qui nous rappelât avec insistance vers quel chemin tourner nos pas. Je sais, et ceci me suffit, que nous ne pouvons penser non plus qu'agir sans cette évaluation préalable, souvent implicite parfois tonitruante, qui nous fait tenir pour bon et juste ce vers quoi nous opinons.

M'a toujours fait plutôt sourire que stoïciens et épicuriens, quoique partis de présupposés antagoniques conclussent identiquement en faveur de sagesse et vertu pour ce qu'elles étaient plus denses d'être durables. Que ce soit par recherche ou évitement des plaisirs, nous inclinons vers toutes les formes possibles de la permanence parce que c'est elle qui s’approche au mieux de l'être.

Je ne tiens pas pour hasardeux que cette joie soit précisément ce que le grec nomme charisme -χάρις - ce qui brille et donc réjouit ; la i mais donc aussi la bienveillance. Je cherche ça et là, défiition satisfaisante de la joie mais ne la trouve pas. Seule certitude : s'y niche la sensation d'un accomplissement qui engage au moins autant l'esprit que le corps. Faut-il lire plutôt Kant que Spinoza, Montaigne qu’Épicure ? Je ne veux pas ici entrer dans ces nuances - subtiles et souvent utiles - que la philosophie sait ménager mais retenir seulement cette éthique de la joie tellement aux antipodes des ardeurs castratrices que l'on a vu s'éployer autant chez Calvin, Luther qu'à Port-Royal.

C'est en lisant Pascal que l'on comprend ce qui nous éloigne d'eux : l'idée que l'on puisse par ses propres efforts et par ses œuvres réaliser son propre salut. Pascal y voit une superbe diabolique comme s'il se fût agi d'un déni du divin lui-même ou qu'il ne pût en aller autrement qu'en s'affirmant, ainsi que la liberté de sa volonté, l'homme inéluctablement offensât le divin. Antique question, en réalité originaire, du salut par la grâce ou par les œuvres qui agite les controverses théologiques depuis Pélage en tout cas. On pourrait n'y voir qu'une de ces arguties byzantines de théologiens ivres de controverses et d'anathèmes ; il s'agit en réalité de bien plus : la complaisance chrétienne - parce qu'on la trouve décuplée dans le protestantisme - pour la culpabilité ; l'amour immodéré des chairs meurtries, des blessures purulentes, des mortifications contrites ; l'obsession, dès Augustin, pour l'abaissement de l'humain comme si la reconnaissance du libre arbitre dût obligatoirement être grevée par une faute originelle, héréditaire, fatale. Dans toute affirmation de l'homme, Pascal mais Augustin déjà, voit un blasphème ; un abaissement du divin comme si l'antagonisme homme/Dieu, irréfragable, indépassable, implacable ; tragique pour tout dire, signait l'impossibilité d'un humanisme pieux. Il faut lire Épictète, mais Épicure tout autant, pour comprendre ce qui depuis Athènes autant que Rome, s'est ici perdu sous la morgue acariâtre de la prêtraille : un monde où, avec un peu de soin, d'habileté et de prudence l'homme parvenait à se réaliser sous l'inspiration et l'œil bienveillant du divin.

Je n'entrerai pas ici dans le débat théologique ou métaphysique sur l'existence ou non du divin. J'aurais sans doute à en dire mais ce n'est pas ici lieu de le faire. Je sais en revanche que la foi n'a de sens - et de valeur - que pour autant qu'elle inspire comportements, idéal de vie, projets. J'ai souvent affirmé, ici ou ailleurs, combien je demeurais prudent à l'endroit de toute institution qui prétendît parler au nom de l’Être et s'enticher en conséquence de s'interposer et régler nos comportements selon ses propres dogmes . Les querelles théologiques autant que les inquisitions sont affaire de ces intermédiaires qu'on nomme Eglise, religion, plus souvent traîtres que traducteurs. Et j'en reconnais ici les germes toxiques.

A ce titre, je ne connais qu'une représentation sagace : celle du tsim-tsoum où le divin se retire, lui qui occupe la totalité de l’Être, pour laisser sa place à la création, à l'homme. Au même titre qu'une mère s'essaie un jour à ne plus tout envahir, pour laisser son petit conquérir ce qu'il lui faut d'autonomie pour être libre. Je ne connais qu'un seul indice de cette relation à inventer ou réinventer : la joie. Toujours je considérerai dans cette austérité lénifiante, maussade et culpabilisante, l'indice incontestable d'une humanité ratée qui rate en même temps sa rencontre avec le divin.

Y revenir.

 


 L’esprit, tout comme la vertu, s’est essayé et s’est égaré de cent façons différentes. Oui, L’homme était un essai. Hélas ! beaucoup d’ignorance et d’erreurs se sont incarnées en nous ! Ce n’est pas seulement la raison millénaire qui se manifeste en nous mais aussi la folie millénaire. Il est dangereux d’être héritier. Pour l’instant encore nous luttons pied à pied avec le géant nommé Hasard et sur l’humanité entière a régné jusque là, ce qui est insensé, ce qui a perdu le sens. Que votre esprit et votre vertu servent le sens de la terre, mes frères : et que vous établissiez pour toute chose une valeur nouvelle ! c’est pourquoi vous devez être des combattants ! C’est pourquoi vous devez être des créateurs ! Par le savoir, le corps se purifie ; en faisant des tentatives avec science, il s’élève ; tous les instincts se sanctifient en celui qui accède à la connaissance ; l’âme de celui qui s’est élevé devient joyeuse. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), «  De la vertu qui prodigue », § 2 (trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Livre de poche)

« Voilà, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il méritoit d’être adoré, s’il avait aussi bien connu son impuissance, puisqu’il falloit être Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi comme il étoit terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce qu’on peut. Il dit que Dieu a donné à l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu, mais que l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices acquérir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme:que l’âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on doit croire que Dieu appelle; et d’autres. in Entretien avec de M. de Saci sur Épictète et Montaigne,