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Diversion

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

Tel est le titre du 4e § du livre III. J'ai failli le rater. Il semble presque anecdotique à côté de ces énormes pavés que sont les chapitres sur l'expérience ou sur la vanité.

D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez point : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage. L'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps là ; et l'homme, quelque heureux qu'il soit, s'il n'est diverti et occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l'ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement, il n'y a point de joie ; avec le divertissement, il n'y a point de tristesse. Et c'est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition, qu'ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu'ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état. Pascal

Il ne l'est pas. Il est même central si l'on veut comprendre tout ce qui le distingue - je veux écrire le sépare - de ce vieil acariâtre sermonneur qu'est Pascal. C'est pourtant la théorie de ce dernier qui traversa les siècles et retint l'attention ; cet étonnement pascalien devant le père qui le matin pleurait la mort de son fils et s'émoustillait de poursuivre les traces laissé par un sanglier, l'après-midi avait assurément de quoi frapper les esprits bien plus que l'arrangement d'un Montaigne qui ne l'érige pas en théorie, pas même en recette ; tout au plus le présente comme un essai de vie.

Il en va, chez Pascal, de cette incroyable austérité qui ne supporte aucune limite, justifiée par la faillibilité définitive de l'homme lequel ne saurait être sauvé par ses œuvres qu'au reste il néglige avec incompréhensible mauvaise foi, incapable qu'il demeure d'aller jusqu'au terme d'un engagement total envers Dieu ; mais sauvé seulement par la grâce chichement octroyée - en tout cas de manière totalement imprévisible. Comme souvent dans les rangs des catholiques de cette époque - mais de toutes sitôt que le dogmatisme vient s'y nicher - il y a, chez Pascal, un souverain désamour de l'humain à qui il ne pardonne ni le péché ni la désinvolture à s'en vouloir départir. Pascal aime les plaies purulentes, les cadavres à bénir, les blessés à gourmander, les innocents à sermonner pour leurs fautes à venir … Au royaume de la culpabilisation, Pascal est loin d'être le dernier. Ceci produit sans doute de très belles paroles ; mais une mélodie détestable.

A l'inverse, Montaigne adopte attitude plus souple ; mais pas lâche pour autant. Montaigne est homme d'action, c'est vrai, et il aura su prendre risques et responsabilités dans une période troublée, mais aura su tout autant se retirer quand il l'estima nécessaire et souhaitable. Il n'est pas qu'un homme de chambre … contrairement à Pascal - homme de foi assurément, d'idées, évidemment, de sciences autant que de philosophie, certes, mais homme de chambre. Montaigne est fidèle à un précepte à plusieurs reprises répété dans les Essais : à quoi bon entreprendre de lutter contre ce qui est hors de sa portée ? Tâcher plutôt de s'en accommoder, d'en éviter les coups les plus douloureux et, si possible, d'en tirer parti ou enseignement.

Il y a sans doute enseignement à tirer de la confrontation de ces deux hommes - certainement pas une théorie parce que c'est à chacun pour lui-même de la tirer. On n'a pas tort de voir dans les grands de la Renaissance de profonds humanistes. Il faut se souvenir que s'ils cherchèrent dans l'Antiquité grecque et latine de quoi revivifier la culture européenne, ce fut, assurément pour la barrière presque infranchissable que dressait alors l’Église catholique. C'est ici sans doute le plus grand paradoxe de cette religion qui prône l'amour de ne savoir aimer l'homme que meurtri et coupable. Comme si l'on ne pouvait aimer Dieu que contre les hommes ; ou les hommes contre Dieu. Ce que justement je ne crois pas.

Vivre n'est pas un chemin de repentance douloureux et triste mais l'art de la diversion

Parce qu'il s'agit de tout sauf de lâcheté - encore faudrait-il rappeler qu'au XVIe, lâcheté signifie plutôt sans effort , sans tension.

Au reste où la diversion ? dans la fuite hors du monde, en quelque cellule monacale ou antre philosophique de substitution où la récrimination de tout ce qui ne lui ressemblât pas serait reine ? dans cet arrière-monde s'attachant, à s'en époumoner, à étayer la vacuité, l'inanité et la vanité de ce monde-ci ? où dans celui-ci qui s'égare peut-être en ses affairements ordinaires ou ambitions extra-ordinaires mais se rend au moins - un peu - la vie moins insupportable ?

Quand donc avouera-t-on plus simplement la difficulté à être ? où tout nous est inquiétude ; tout, sable mouvant mais tout, pourvu que nous sachions nous y prendre, consolation au moins partielle et provisoire. Je ne doute pas une seule seconde que la foi en un Dieu puisse être extraordinaire consolation et espérance : grâce ! Je ne doute pas moins que nous agiter en nos petites existences puisse être d'équivalent dérivatif à l'absurdité ordinaire : pesanteur.

De l'esprit qui souffle au corps qui fuit et suinte, oui, décidément, tout est, nous est, détour.

M'intéresse assez peu les récriminations d'un Pascal sur Montaigne : on y lit seulement toute la différence pouvant exister entre celui-ci qui est en chemin et essaie et celui-là qui a trouvé, qui, de son promontoire, juge, condamne, tranche ! Entre celui-ci à la démarche souple, libre - celle d'une pensée qui se cherche - et celui-là aux fulgurances admirables, certes, mais brandies comme on le ferait d'une épée. Avec une incroyable morgue et une sévérité tranchante.

Me passionne beaucoup plus cette constante du détour, du retournement qui est la marque précisément de la recherche. On la retrouve chez ces hommes, dans la caverne platonicienne, qui au prix d'éblouissements successifs s'extirperont de la caverne et parviendront presque à soutenir le regard de ce soleil qui pourtant ne se peut regarder en face ; éprouveront tant de mal - au point de n'y parvenir que contraints - à se retourner derechef pour assumer leur devoir de maître et diriger ceux qui n'eurent la chance de pouvoir sortir.

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian ; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.
L’ange de l’Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson.
Moïse regarda ; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point. Moïse dit : Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
L’Éternel vit qu’il se détournait pour voir ; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit : Moïse ! Moïse ! Et il répondit : Me voici !
Dieu dit : N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. Ex, 3,1-5

On la retrouve aussi, évidemment, dans l'épisode du Buisson Ardent. Dieu se fait entendre par un appel ou voir par cette flamme infinie, qu'importe. Tout-à-coup, un parcours comme déterminé d'avance et que rien ne semblait pouvoir contrarier, une Fortune à quoi on se résout de ne plus totalement se soumettre, un chemin qui bifurque.

On le retrouve encore, sur le chemin de Damas, dans cette scène relatée par les Actes, où Paul interpellé par le Christ, chute est aveuglé pour trois jours : son chemin resta le même mais conduit par ses compagnons, voici que l'objectif de ce voyage est totalement bouleversé au point de se convertir et rejoindre le groupe de ceux qu'auparavant il poursuivait.

Cependant Saul, respirant encore la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur, se rendit chez le souverain sacrificateur,
et lui demanda des lettres pour les synagogues de Damas, afin que, s'il trouvait des partisans de la nouvelle doctrine, hommes ou femmes, il les amenât liés à Jérusalem.
Comme il était en chemin, et qu'il approchait de Damas, tout à coup une lumière venant du ciel resplendit autour de lui.
Il tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait: Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?
Il répondit: Qui es-tu, Seigneur? Et le Seigneur dit: Je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons.
Tremblant et saisi d'effroi, il dit: Seigneur, que veux-tu que je fasse? Et le Seigneur lui dit: Lève-toi, entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire.
Les hommes qui l'accompagnaient demeurèrent stupéfaits; ils entendaient bien la voix, mais ils ne voyaient personne.
Saul se releva de terre, et, quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien; on le prit par la main, et on le conduisit à Damas.
Il resta trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but. Ac, 9,1-9

Etonnant passage que celui-ci où c'est la parole qui aveugle comme si Lumière et Parole étaient bien les deux noms de Dieu. Le Prologue de Jean ne dira pas autre chose : les ténèbres ne l'ont pas reçue […]le monde ne l'a pas connue.

Le dialogue entre l'homme et Dieu est difficile, on le sait ; l'un et l'autre ne manquent pas, successivement ou simultanément, de détourner le regard ou de cesser de tendre l'oreille. Qui croira jamais que le chemin de l'être fût une longue ligne droite ?

Alors oui ! Diversion. Mais ce n'est pas seulement de l'action dont il est ici question mais tout autant de nos imaginaires, de nos œuvres et ainsi de notre capacité à instiller un sens humain dans le monde et nos gestes.

D'où donc Pascal tient-il qu'avoir la foi, vouloir se tenir à hauteur d'homme, s'attacher à dignité et vertu dût obligatoirement revêtir cette forme de componction atrabilaire, cette arrogance de morgue contrite, cette sévérité ampoulée ou gravité boursouflée ?