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Vivre à propos

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

 

Pour se montrer et se mettre en œuvre, [la] Nature n'a que faire de [la] Fortune : elle se montre également à tous les étages [de la vie sociale], et derrière un rideau comme sans rideau. Composer notre manière de vivre est notre devoir, et non pas composer des livres, et gagner non des batailles et des provinces, mais l'ordre et la tranquillité pour notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est de vivre à propos.Toutes les autres choses, régner, thésauriser, bâtir n'en sont, tout au plus, que de petits appendices et des accessoires**. Je prends plaisir à voir un général d'armée, au pied d'une brèche qu'il veut bientôt attaquer, se prêtant tout entier et parfaitement libre à son déjeuner, à ses propos familiers au milieu de ses amis ; [il me plaît] aussi [de voir] Brutus, ayant le ciel et la terre ligués contre lui et la liberté romaine, dérober à ses rondes quelque heure de la nuit pour lire et annoter Polybe en toute tranquillité d'âme. C'est le fait des petites âmes, quand elles sont ensevelies sous le poids des affaires, que de ne pas savoir s'en détacher complètement, de ne pas savoir et les laisser et les reprendre III, 13

 

 

Dernier chapitre du 3e tome des Essais ; émouvant parce qu'il semble bien confier le dernier état de la pensée de Montaigne mais aussi détails - parfois bien personnels ou intimes - de la vie de l'auteur. C'est qu'on ne parle pas impunément d'expérience. Mot curieux au reste qui connaîtra dans le monde scientifique une fortune considérable que expérimentation renforcera encore.

Le terme latin dit bien essai, tentative, épreuve. Perior, peritus : qui sait mais par la pratique, j'aime assez que periculum en découle qui dit à la fois cet essai, tentative mais aussi le danger ; l'épreuve. Les mots, souvent, disent l'essentiel. Ici, ils mettent en évidence combien vivre, s'affairer aux choses concrètes est un danger ; une épreuve. Vous met en danger autant que ce que l'on pense. L'expérience c'est en tout cas tenter de tirer quelque enseignement de ce que l'on a fait, vu, ressenti.

On est loin du vivre avilit d'H. de Régnier mais si près de ce faire bien l'homme qu'on trouve dans ce même chapitre : rien de si beau et légitime, écrit-il.

A ce titre l'expérience n'est autre que ce chemin qui relie pensée et acte ; concret et abstrait et je puis tout au plus deviner à l'ambivalence des mots combien ce chemin peut être douloureux - combien ce qui s'éprouve à la fois prouve parfois mais nous met à l'épreuve, nous teste ; toujours. Tout des Essais est ici rassemblé : Montaigne ne pouvait pas mieux les finir.

Car c'est bien avec la difficulté de la connaissance que débute ce chapitre. En soi, rien de bien nouveau : les grecs y furent princes même si, d'un seul tenant ils fondèrent à la fois la philosophie et le scepticisme radical. Ce n'est pas tant que la raison échoue à tout comprendre c'est qu'en plus, quand même il y aurait eu texte sacré en arrière de quoi l'on ne sût aller, la connaissance n'aurait pu produire que ces inlassables surgeons se reproduisant entre eux. Commentaires, exégèses, critiques et autres analyses obstruent en aval un chemin déjà bouché en amont !

Nous ouvrons la matière et nous l'épandons en la délayant; d'un sujet nous en faisons mille et, en multipliant et en divisant, nous en arrivons à l'infinité des atomes d'Épicure

Reste l'expérience pour compenser mais comment tirer d'une observation, certes judicieuse mais locale, une vérité globale sans en réalité forcer le trait ni solliciter abusivement la logique ? Voici toute l'affaire de la connaissance - depuis le début : elle se nourrit d'elle-même comme cette hydre dont les têtes repoussent à mesure qu'on les coupe ou ces orgueilleux bavards qui se gonflent de leur propre importance. Et finalement n'aide ni tant plus à éviter l'erreur qu'à bien vivre.

Pourtant, c'est toute l'originalité de Montaigne - et, sans nul doute, une des figures de sa sagesse - que de ne renoncer ni à réfléchir, ni à vivre. Même s'il reste à comprendre ce que cela signifie, aura en tout cas été évacué le risque outrancier et stérile du nihilisme. Son scepticisme ne le conduit pas au silence non plus que son stoïcisme à rien renoncer aux plaisirs et endurances de l'existence.

Du côté de l'action, il n'ignore pas plus qu'aucune leçon générale ne saurait être tirée de son expérience singulière mais, après tout, cette impasse-ci vaut bien l'empilement inconsidéré de ommentaires, de jugements, de critiques que la vanité ratiocineuse sait inlassablement produire - « Tout fourmille de commentaires ; d'auteurs, il y en a grande disette » En revanche ce qu'il découvre c'est combien le commerce des autres lui est précieux, combien aussi on y peut trouver bien plus de sagesse - de bon sens ? - que dans les orgueilleuses formules définitives des philosophes - ces prétendus professionnels de la raison.

Plus j'avance dans la lecture des Essais, plus je lis surtout le Livre III, plus je vois un homme qui se dépouille : de ses habitudes, de ses certitudes, et même parfois de ses références. Le stoïcisme ne lui tient plus tellement chevillé à l'âme sans être pour autant tombé dans la jouissance entêtée d'un hédonisme bariolé. J'y vois surtout un homme déterminé à tirer le meilleur - le moins mauvais ? - parti des choses . Il sait les impasses et les incertitudes et tente de s'en accommoder.

A aucun moment, même si l'écriture ne cesse de l'occuper, il ne songe à lui préférer toute autre activité ou à y consacrer l'exclusivité de ses préoccupations. Rien en réalité ne lui semblerait plus absurde que ce primum vivere deinde philosophari : ni plus logique que chronologique cet ordre de précellence n'a de sens. Penser n'est pas vivre et l'on ne saurait vivre sans réflechir à ce que l'on fait, est ou désire.

Le modèle de l'ermite pour édifiant qu'il se veuille n'est qu'un renoncement à la fois coupable et culpabilisant ; il n'est ni possible ni souhaitable de ne pas vivre, de ne pas être. Mais réfléchir nonobstant et s'efforcer, entre les ombres de l'ignorance, de tracer quelque sentier d'espérance. Où se joue sa vertu

La gloire de l'homme d'action, ou de pouvoir, est sans doute tout aussi vaine lui qui ne peut pas ne pas s'affliger de la portée limitée de ses efforts. Mais les tente néanmoins où se joue son honneur … et peut-être une des figures du tragique.

Cet à propos ne saurait avoir autre signification. Ce n'est assurément pas une définition flamboyante de la sagesse telle que les grands de l'Antiquité eussent pu nous la faire miroiter puisque, après tout, il s'agit ici de renoncer à se battre contre ce qui n'est pas à notre portée et de se contenter de ce que nous pouvons encore atteindre. Mais précisément, la sagesse consiste ici, non tant dans un introuvable juste milieu tout de juste mesure grevé, mais seulement de ne renoncer à rien de ce qui fait l'homme, ni à la pensée ni à l'action ni aux plaisirs de l'existence. Faire avec dirait-on aujourd'hui et ne pas s'en prendre sottement à la Fortune qui n'y est pour rien. Et de tirer de chacun de nos gestes, pensées ou émotion, tout l'enseignement pour soi.

L'on pourrait toujours se morfondre de la forteresse où nous sommes enfermés qui nous interdit de rien communiquer ni transmettre de ce que nous éprouvons ; de cette pensée si abstraite quoique transmissible qui n'a pourtant jamais, de mémoire d'homme, suscité quelque émotion que ce soit qui vous fît trouver soudainement belle la nature et enthousiasmant de la parcourir. A quoi bon ?

C'est comprendre qu'il n'est pas de voie royale qu'il suffirait d'emprunter pour arriver à bon port parce qu'il n'est de voie que pour chacun, voie qui n'emporte qu'une certitude, celle d'une fin qui n'accomplit rien. Suspend seulement.

Vivre à propos c'est comprendre qu'on ne sortira jamais de soi, ni de sa propre perception ni de sa propre conscience ; que nous avons beau aimer l'autre ou tâcher de l'approcher aimablement, notre compassion demeurera à jamais un vain mot que le mieux ; qu'il n'est pas de leçon que nous sachions tirer de nos expériences dont nous pourrions faire profiter l'autre ; que nous puissions faire est au moins d'être en accord - en paix - avec nous-mêmes. Vivre à propos c'est vivre avec les autres, à leur service si possible, et respecter l'ordre établi autant que notre conscience le permet. S'écarter du pouvoir, des ambitions trop violentes qui vous emportent trop loin de l'humain.

Montaigne ne cesse de vanter Socrate pour cette Sagesse qu'il a fait descendre des cieux où elle s'ennuyait … Platon se serait-il trompé ? Que nous importe de sortir de la caverne quand en réalité cela ne fût donné qu'à quelqu'uns plutôt aveuglés qu'autre chose et bien peu disposés à redescendre pour y accomplir leur devoir ? Que nous y importe puisqu'en réalité cette sortie est illusoire ?

La sagesse tient sans doute à ce précepte souligné par Socrate selon lequel il vaut mieux être en désaccord avec le monde entier qu'avec soi-même. C'est cet accord qui parfois retient notre bras ou tient nos lèvres closes ; qui, dans les périodes de troubles nous éloigne du monde parce qu'y participer trop nous mettrait non en péril, mais en contradiction avec nous-mêmes, c'est cet accord qui me semble au mieux dessiner les contours de la sagesse. Tantôt il nous incitera à regimber, à protester et, pourquoi pas à résister ; tantôt à nous retirer parce que ne se présenterait plus d'issue autorisant un geste qui ne nous trahirait pas.

Le plus souvent, à l'instar de Socrate, nous nous soumettrons, devinant que rien ne serait pire que de mettre à bas l'ordre de nos sociétés quand même ce dernier fût injuste. Mais à quoi bon vouloir renverser ces pouvoirs qui demeurent hors de notre portée. Faut-il en la matière demeurer conservateur ou fataliste ? J'y vois le même gest, inspiré d'antique manière, que dans le biblique Rendez à César ce qui appartient à César.

Non nous ne pouvons nous échapper à nous-mêmes hormis quelques illusoires extases. Ne se pouvoir échapper, c'est cela : vivre en sa propre compagnie et revient finalement à dialoguer avec soi-même. Or ce dialogue intérieur n'est autre que ce que, depuis Platon, nous nommons pensée.

Il reste cette extraordinaire remise en perspective qui fait considérer comme appendicules et adminicules nos préoccupations ordinaires et extraordinaires. Non que nous soyons la mesure de toute chose mais simplement qu'à côté de l'agitation de nos affairements …

Moi qui me vante d'accueillir avec tant de soin les agréments de la vie, je n'y trouve, quand je les considère ainsi avec minutie, à peu près que du vent. Mais quoi ! Nous sommes à tous égards du vent. Et encore le vent, plus sagement que nous, se complait à bruire, à s'agiter et il est content de ses propres fonctions, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités qui ne sont pas siennes.

la sagesse est donc bien question de voilure que l'on restreint ...

 

 


* le texte dit appendicules et adminicules