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Le festin de pierres

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

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Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

 

Curieuse histoire que celle-ci ! Non parce qu'il s'agit d'un déluge décidé par Zeus pour sanctionner la sauvagerie des hommes : il en est d'autres et, sans doute, l'épisode noachide puise-t-il aux même sources que celui-ci. [1]

Sans doute un peu pour les protagonistes de cette histoire qui ne sont pas tout-à-fait n'importe qui : Deucalion n'est autre que le fils de Prométhée et Pyrrha la fille d'Epiméthée et de Pandore. Ceux-ci, même innocents des fautes qui justifièrent le déluge, sont néanmoins enfants de ceux qui à la fois tentèrent les dieux - Zeus en l'occurrence - et tombèrent dans ses pièges tendus.

Sans doute aussi parce qu'elle raconte la naissance de l'homme - ici d'ailleurs sa renaissance - à partir de la pierre. Que l'homme fut affaire de terre, de poussière ou de glaise [2] son nom même l'indique - humus - qui en hébreux signifie le terreux, le glaiseux, on le savait et, après tout c'est autre manière de dire que la création, ou plus simplement la vie est bien métamorphose de l'inerte.

Mais ici il s'agit de pierre et dans cette transfiguration - où le dur s'amollit - je devine une autre histoire : celle qui nous fait insensiblement passer du dur au doux, du matériel au logiciel. Cette histoire de pierre c'est tout aussi bien celles avec lesquelles on lapide que celles à partir de quoi l'on rencontre les dieux dans ce grand festin où les inviter vise à apaiser leur courroux. Molière lui aussi racontera cette histoire et l'on sait bien, à l'inverse, que la rencontre de la statue du Commandeur signifiera la mort de don Juan - l'impie, le profanateur. Il ne faut jamais prendre à la légère ces rites où, contrairement à l'usage, ce sont ici les hommes qui convient les dieux à leur table - des dieux qui l'acceptent et descendent ainsi dans l'arène. Ce ne peut se produire qu'à l'occasion de crise grave, où tout semble figé à force de se ressembler, où plus aucune position ne tient - une de ces crises mimétiques d'où l'on ne peut sortir que par la désignation sacrificielle.

Mais, il y a plus derrière cette histoire qui me la rend précieuse. De manière répétée, presque systématique, même dans des configurations très différentes, il y a bien ce rapport difficile entre le divin et l'humain où l'humain regimbe, se révolte, triche et parfois même provoque. Pardi donner à Zeus à manger de l'humain méritait bien qu'on fît disparaître cette engeance ! Outre que la place à accorder à l'homme demeurait ambiguë et précaire : l'épisode de la grande triche prométhéenne aussi bien que la vengeance via Pandore l'illustrent parfaitement. Tout le monde se révolte ici et la place de Zeus elle-même résulte, ne l'oublions pas, d'une gigantesque et homérique lutte à mort. D'ailleurs ne se suggère-t-il pas, tant dans les vieux récits hébraïques que dans les légendes, assurément apocryphes, que les anges entreprirent un jour de se révolter ?

La pierre est affaire sérieuse ! assurément métaphysique. Elle est ce sous quoi l'on enterre les morts - parfois même les vivants (Rhéa Silva) elle est, brute, épaisse, noire, l'expression même de ce qui résiste, aborbe toute lumière et s'oppose à moi. Elle est la forme même, sombre et parfois désespérante, de l'incarnation : comme si elle absorbait toute lumière pour la mieux enfermer … et passer à autre chose.

Mais enfin, mais surtout, il y a cette inversion troublante. Certes, le couple par ses qualités et vertus échappe à la catastrophe : ce ne fut pas le seul. Dans un contexte différent, mais identiquement testé par les dieux, Philémon et `Baucis également échapperont à la mort et deviendront même gardiens du temple dédié aux dieux. Sauf que ces deux-ci vont renouveler l'humanité. D'ordinaire les perspectives sont devant nous, comme le terme d'un chemin : je cherche à comprendre ces pierres que l'on jette derrière soi comme si l'avenir était ce qu'on laissait derrière soi ou que, plus tragique encore, cette nouveauté que l'on ensemencerait ressemblât tellement au passé que l'événement compterait pour si peu … pour rien.

Dans la tradition biblique elle-même, tout recommence mais les commandements noachides ne suffiront pas ; il faudra en passer bientôt par le Décalogue puis les 613 mitsvot … Curieuse configuration où l'homme reste sourd aux objurgations divines ; où le divin est impuissant à rien durablement changer.

Ces pierres que l'on jette derrière soi ont un goût amer d'éternel retour.

Ainsi, quand la terre couverte de l'épais limon que laissa le déluge eut été profondément pénétrée par les feux du soleil, elle produisit d'innombrables espèces d'animaux, les uns reparaissant sous leurs antiques traits, les autres avec des formes inconnues jusqu'alors. Ainsi, mais comme en dépit d'elle-même, elle t'engendra, monstrueux Python, serpent nouveau, effroi des hommes qui venaient de naître, et qui de ta masse énorme couvrais les vastes flancs d'une montagne. Ovide

Oui, cette histoire n'est qu'apparemment bienheureuse car ici, le couple, certes vertueux et en dépit de ses bonnes intentions, ne parviendra jamais qu'à réenclencher le même cercle vicieux d'une férocité qu'on n'éteindra jamais. Comme la béatitude de l'aimable couple de vieillards n'empêchera pas l'ire divine inondant la vallée de ces hommes ayant refusé d'accueillir les dieux. Ceux-ci sont-ils si différents de ces hommes qui leur refusèrent leur table ?

Regardons bien ; lisons bien ! Tout n'est ici qu'affaire d'hospitalité et de mangeaille. Tout ce qui vous pénètre où bien vous nourrit ou bien vous agresse : telle est aussi la forme que revêt le couple doux/dur. Sans compter que, ruse habituelle des stratèges de tout poil, le dur souvent se travestit en doux ! La mangeaille se fait poison et vous achève ; l'air se vicie et vous étouffe ; l'eau si consubstantielle de la vie à la fin vous noie cependant. Et s'il arrive qu'en se retirant, les flots ouvrent un chemin de salut, c'est aussitôt pour se refermer sur l'ennemi. Comme si la violence était partout, d'autant plus prégnante qu'elle n'hésite pas à se travestir. Toujours ! Presque toujours. Hermès finira ainsi par tuer Panoptès en lui jouant musique qu'il venait d'inventer sur sa flûte de pan.

La mort, la violence ne détestent pas les formes sournoises. Tout le monde avance caché ici : même les dieux. L'hôte ne désigne-t-il pas à la fois l'invitant et l'invité ? R Girard nous a appris que dans tout conflit, les protagonistes finisent par se ressembler. Les hommes défient assurément les dieux et parfois les offensent comme le fit Lycaon en offrant de la chait humaine à manger à un Zeus déguisé en mendiant. Mais parallèlement les dieux n'ont de cesse d'en finir avec cette race humaine dont ils ne savent que faire. Et il faudra la persévérance de Moïse pour que Yahvé y renonce et noue une Alliance. La sanction est toujours dans le dur : ainsi ce rocher que Sisyphe pousse inlassablement ; le mont Caucase où Prométhée est enchaîné ; et si d'aventure elle devait revêtir forme douçâtre (Pandore) ce serait encore affaire de tromperies.

Cette montée aux extrêmes qui font s'entretuer les uns et les autres suggère finalement l'essentiel et donne la clé de ces pierres jetées en arrière. Nous n'allons jamais de l'avant : la ligne est un leurre qui, invariablement nous ramène au même. Le futur est autant devant que derrière nous. Rien ne ressemble plus à l'ami que l'ennemi (hospitis/hostis) ; à l'espérance que la menace ; aux dieux que les hommes. Non décidément, on aura beau tracer droit le pas pour traverser enfin la forêt, en vérité nous ne parviendrons qu'à tourner en rond.

Ceci Montaigne l'avait compris : évoquant la guerre et notamment la pire de toutes qui fait s'entretuer frères, pères et fils, proches, il affirme :

Il n'est pas possible d'imaginer un pire aspect des choses que là où la méchanceté vient à être légitime et à prendre, avec la permission de l'autorité, le manteau de la vertu.« Nihil in spe­ ciem Jallacius quam prava religio, ubi deorum numen praetenditur sceleribus• » [Il n'y a rien de plus trompeur qu'une religion dépra­vée, quand elle couvre ses crimes de la majesté des dieux.] L'espèce d'injustice extrême, selon Platon, c'est que ce qui est injuste soit considéré comme juste.

Le peuple, dans mon pays, souffrit bien largement alors [et supporta] non seulement les dommages du présent, undique totis Usqueadeo turbatur agris, [tant de tous côtés les campagnes sont en proie aux troubles,] mais ceux du futur aussi, Les vivants y eurent à pâtir, ceux qui n'étaient pas encore nés aussi. On pilla ce peuple, et moi aussi par conséquent ; [on lui prit] jusqu'à l'espérance en lui volant tout ce qu'il avait pour sub­venir à sa vie pour de longues années.(III, 12)

Cette violence, extrême, tant par la vanité de son objet que par ses extrémités, tant par ses protagonistes si furieusement identiques que par ses prétextes amphigouriques, cette violence, oui, barre à peu près toutes les routes : interdit le chemin vers l'autre, obscurcit les cieux au point de n'en plus rien pouvoir entendre qui eût pu nous secourir, empêtre tout futur dans les affres du présent.

Alors, oui, le serpent Python, et le cycle infernal.


 1) Gn, 7, 1-12

  1. Le Seigneur dit à Noé : Entre dans l'arche, toi et toute ta maison ; car je t'ai vu juste devant moi parmi cette génération.
  2. Tu prendras auprès de toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa femelle ; une paire des animaux qui ne sont pas purs, le mâle et sa femelle ;
  3. Sept couples aussi des oiseaux du ciel, mâle et femelle, afin de conserver leur race en vie sur la face de toute la terre.
  4. Car, encore sept jours, et je ferai pleuvoir sur la terre quarante jours et quarante nuits, et j'exterminerai de la face de la terre tous les êtres que j'ai faits.
  5. Noé exécuta tout ce que le Seigneur lui avait ordonné.
  6. Noé avait six cents ans, lorsque le déluge d'eaux fut sur la terre.
  7. Et Noé entra dans l'arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, pour échapper aux eaux du déluge.
  8. D'entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, les oiseaux et tout ce qui se meut sur la terre,
  9. Il entra dans l'arche auprès de Noé, deux à deux, un mâle et une femelle, comme Dieu l'avait ordonné à Noé.
  10. Sept jours après, les eaux du déluge furent sur la terre.
  11. L'an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s'ouvrirent.
  12. La pluie tomba sur la terre quarante jours et quarante nuits

 

2) Gn, 2, 7

L'Éternel-Dieu façonna l'homme, - poussière détachée du sol, - fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie, et l'homme devint un être vivant.

3)

Esope : De l’Accouchement d’une Montagne

Il courut autrefois un bruit, qu’une Montagne devait enfanter. En effet elle poussait des cris épouvantables, qui semblaient menacer le monde de quelque grand prodige. Tout le Peuple étonné de ce bruit, se rendit en foule au pied de la Montagne, pour voir à quoi aboutirait tout ce fracas. On se préparait déjà à voir sortir un Monstre horrible des entrailles de la Montagne ; mais après avoir longtemps attendu avec une grande impatience, on vit enfin sortir un Rat de son sein. Ce spectacle excita la risée de tous les assistants.

 

4)

Ovide, Métamorphoses I

Le déluge (I, 253-312)

Déjà tous ses foudres allumés allaient frapper la terre; mais il craint que l'éther même ne s'embrase par tant de feux, et que l'axe du monde n'en soit consumé. Il se souvient que les destins ont fixé, dans l'avenir, un temps où la mer, et la terre, et les cieux seront dévorés par les flammes, et où la masse magnifique de l'univers sera détruite par elles : il dépose ses foudres forgés par les Cyclopes; il choisit un supplice différent. Le genre humain périra sous les eaux, qui, de toutes les parties du ciel, tomberont en torrents sur la terre.

[262] Soudain dans les antres d'Éole il enferme l'Aquilon et tous les vents dont le souffle impétueux dissipe les nuages. Il commande au Notus, qui vole sur ses ailes humides : son visage affreux est couvert de ténèbres; sa barbe est chargée de brouillards; l'onde coule de ses cheveux blancs; sur son front s'assemblent les nuées, et les torrents tombent de ses ailes et de son sein. Dès que sa large main a rassemblé, pressé tous les nuages épars dans les airs, un horrible fracas se fait entendre, et des pluies impétueuses fondent du haut des cieux. La messagère de Junon, dont l'écharpe est nuancée de diverses couleurs, Iris, aspire les eaux de la mer, elle en grossit les nuages. Les moissons sont renversées, les espérances du laboureur détruites, et, dans un instant, périt le travail pénible de toute une année. Mais la colère de Jupiter n'est pas encore satisfaite; Neptune son frère vient lui prêter le secours de ses ondes; il convoque les dieux des fleuves, et, dès qu'ils sont entrés dans son palais : "Maintenant, dit-il, de longs discours seraient inutiles. Employez vos forces réunies; il le faut : ouvrez vos sources, et, brisant les digues qui vous arrêtent, abandonnez vos ondes à toute leur fureur". Il ordonne : les fleuves partent, et désormais sans frein, et d'un cours impétueux, ils roulent dans l'océan. Neptune lui-même frappe la terre de son trident; elle en est ébranlée, et les eaux s'échappent de ses antres profonds. Les fleuves franchissent leurs rivages, et se débordant dans les campagnes, ils entraînent, ensemble confondus, les arbres et les troupeaux, les hommes et les maisons, les temples et les dieux. Si quelque édifice résiste à la fureur des flots, les flots s'élèvent au-dessus de sa tête, et les plus hautes tours sont ensevelies dans des gouffres profonds.

[291] Déjà la terre ne se distinguait plus de l'océan : tout était mer, et la mer n'avait point de rivages. L'un cherche un asile sur un roc escarpé, l'autre se jette dans un esquif, et promène la rame où naguère il avait conduit la charrue : celui-ci navigue sur les moissons, ou sur des toits submergés; celui-là trouve des poissons sur le faîte des ormeaux; un autre jette l'ancre qui s'arrête dans une prairie. Les barques flottent sur les coteaux qui portaient la vigne : le phoque pesant se repose sur les monts où paissait la chèvre légère. Les Néréides s'étonnent de voir, sous les ondes, des bois, des villes et des palais. Les dauphins habitent les forêts, ébranlent le tronc des chênes, et bondissent sur leurs cimes. Le loup, négligeant sa proie, nage au milieu des brebis; le lion farouche et le tigre flottent sur l'onde : la force du sanglier, égale à la foudre, ne lui est d'aucun secours; les jambes agiles du cerf lui deviennent inutiles : l'oiseau errant cherche en vain la terre pour s'y reposer; ses ailes fatiguées ne peuvent plus le soutenir, il tombe dans les flots.

L'immense débordement des mers couvrait les plus hautes montagnes : alors, pour la première fois, les vagues amoncelées en battaient le sommet. La plus grande partie du genre humain avait péri dans l'onde, et la faim lente et cruelle dévora ceux que l'onde avait épargnés.

Deucalion et Pyrrha (I, 313-415)

L'Attique est séparée de la Béotie par la Phocide, contrée fertile avant qu'elle fût submergée; mais alors, confondue avec l'océan, ce n'était plus qu'une vaste plaine liquide. Là le mont Parnasse élève ses deux cimes jusqu'aux astres, et les cache dans le sein des nuages. C'est sur son double sommet, seul endroit de la terre respecté par les eaux, que s'arrêta la frêle barque qui portait Deucalion et Pyrrha son épouse. Ils adorèrent d'abord les Nymphes Coryciennes, les autres dieux du Parnasse, et Thémis qui révèle l’avenir, et qui rendait alors des oracles en ces lieux.

Nul homme ne fut meilleur que Deucalion; nul plus juste que lui. Aucune femme n'égalait Pyrrha dans son respect pour les dieux. Lorsque le fils de Saturne a vu le monde changé en une vaste mer, et que de tant de milliers d'êtres qui l'habitaient il ne reste plus qu'un homme et qu'une femme, couple innocent et pieux, il sépare les nuages; il ordonne à l'Aquilon de les dissiper; et bientôt il découvre la terre au ciel et le ciel à la terre.

[330] Cependant les vagues irritées s'apaisent. Le dieu des mers dépose son trident, et rétablit le calme dans son empire : il appelle sur ses profonds abîmes Triton, qui couvre d'écailles de pourpre ses épaules d'azur; il lui ordonne de faire résonner sa conque, et de donner aux ondes et aux fleuves le signal de la retraite. Soudain Triton saisit cette conque cave, longue et recourbée, qui va toujours s'élargissant, et qui, lorsqu'elle retentit du milieu de l’océan, prolonge ses sons des bords où le soleil se lève aux derniers rivages qu'il éclaire de ses feux.

Dès que la conque eut touché les lèvres humides du dieu dont la barbe distille l'onde, et qu'elle eut transmis les ordres de Neptune, les vagues de la mer et celles qui couvraient la terre les entendirent, et se retirèrent. Déjà l'océan découvre ses rivages; les fleuves décroissent et rentrent dans leur lit; et selon que les eaux s'abaissent, les collines se découvrent et la terre semble s'élever. Les arbres, longtemps submergés, montrent leurs cimes dépouillées de feuillages et couvertes de limon.

La terre entière avait enfin reparu. À l'aspect de ce monde, immense solitude où règne un silence effrayant, Deucalion verse des larmes, et s'adressant à Pyrrha sa compagne, il lui parle en ces mots :

[351] "Ô ma sœur, ô mon épouse, seul reste de toutes les femmes ! nous avons une même origine : nous fûmes unis par le sang, ensuite par l'hymen, et maintenant le malheur resserre nos nœuds. Le soleil ne voit que nous deux sur la terre; les flots ont englouti le reste des humains : peut-être même notre vie n'est-elle pas encore en sûreté; ces nuages suffisent pour m'épouvanter. Infortunée ! quel serait ton destin, si sans moi tu fusses échappée seule au naufrage général ? qui pourrait dissiper tes craintes et calmer ta douleur ? Ah ! Crois-moi, chère épouse, si les flots n'eussent pas respecté tes jours, les flots m'auraient aussi reçu dans leur sein. Que ne puis-je, à l'exemple de Prométhée mon père, créer de nouveaux hommes, et animer l'argile comme lui ? Nous sommes à nous deux le genre humain : ainsi les dieux l'ont voulu; et nous seuls témoignons maintenant qu'il exista des hommes sur la terre."

[367] Il dit, et tous deux pleuraient. Ils veulent sans délai implorer le secours des dieux, et consulter les oracles : ils se rendent ensemble sur les bords du Céphise, dont les eaux sont encore chargées de limon, mais qui déjà coule resserré dans son lit. Quand ils ont arrosé leurs têtes et leurs vêtements de son onde sacrée, ils dirigent leurs pas vers le temple de Thémis : le faîte en est couvert d'une mousse fangeuse; les feux sacrés sont éteints sur les autels. Dès que leurs pieds ont touché le seuil du temple, ils se prosternent, et, saisis d'un saint effroi, ils baisent avec respect le marbre humide : "Si les dieux, disent-ils, se laissent fléchir aux prières des mortels, si leur courroux n'est point implacable, apprends-nous, ô Thémis, par quel moyen la perte du genre humain peut être réparée, et montre-toi propice et secourable dans ce grand désastre de l'univers."

La déesse entendit leurs vœux, et rendit cet oracle : "Éloignez-vous du temple, voilez vos têtes, détachez vos ceintures, et jetez derrière vous les os de votre grand-mère."

[384] Ils restent longtemps étonnés. Pyrrha la première rompt enfin le silence. Elle refuse d'obéir aux ordres de la déesse; et d'une voix tremblante, elle la prie de lui pardonner. Elle craint, en dispersant les os de son aïeule, d'offenser ses mânes. Cependant l'un et l'autre examinent ensemble avec attention les paroles ambiguës de l'oracle; ils cherchent à pénétrer le sens mystérieux qu'elles enveloppent. Enfin Deucalion soulage par ces mots l'inquiétude de la fille d'Épiméthée : "Ou je me trompe, ou l'oracle ne nous conseille point un crime. La terre est notre mère commune, et les pierres renfermées dans son sein sont les ossements qu'on nous ordonne de jeter derrière nous." Cette interprétation de l'oracle frappe l'esprit de Pyrrha; mais le doute accompagne encore son espérance : tant est grande l'incertitude que leur laisse l'oracle divin ! mais que hasardent-ils ? Sortis du temple, ils voilent leurs fronts, détachent leurs ceintures, et, selon qu'il leur a été prescrit, ils marchent et jettent des pierres derrière eux.

[400] Aussitôt (qui le croirait, si l'antiquité n'en rendait témoignage ?) ces pierres s'amollissent, semblent devenir flexibles, et revêtir une forme nouvelle : on les voit croître et s'allonger; et, prenant une plus douce substance, elles offrent de l'homme une image encore informe et grossière, semblable au marbre sur lequel le ciseau n'a ébauché que les premiers traits d'une figure humaine. Les éléments humides et terrestres de ces pierres deviennent des chairs; les parties plus solides et qui ne peuvent fléchir se convertissent en os; ce qui était veine conserve et sa forme et son nom. Ainsi rapidement la puissance des dieux change en hommes les pierres lancées par Deucalion, et en femmes celles que jetait la main de Pyrrha. De là vient cette dureté qui caractérise notre race; de là sa force pour soutenir les plus rudes travaux; et l'homme atteste assez quelle fut son origine.

Delacroix présentant son œuvre :

« Le dieu, monté sur son char, a déjà lancé une partie de ses traits ; Diane sa sœur, volant à sa suite, lui présente son carquois. Déjà percé par les fl èches du dieu de la chaleur et de la vie, le monstre sanglant se tord en exhalant dans une vapeur enflammée les restes de sa vie et de sa rage impuissante. Les eaux du déluge commencent à tarir, et déposent sur les sommets des montagnes ou entraînent avec elles les cadavres des hommes et des animaux. Les dieux se sont indignés de voir la terre abandonnée à des monstres difformes, produits impurs du limon. Ils se sont armés comme Apollon ; Minerve, Mercure, s’élancent pour les exterminer en attendant que la Sagesse éternelle repeuple la solitude de l’univers. Hercule les écrase de sa massue ; Vulcain, le dieu du feu, chasse devant lui la nuit et les vapeurs impures, tandis que Borée et les Zéphyrs sèchent les eaux de leur souffle et achèvent de dissiper les nuages. Les Nymphes des fleuves et des rivières ont retrouvé leur lit de roseaux et leur urne encore souillée par la fange et par les débris. Des divinités plus timides contemplent à l’écart ce combat des dieux et des éléments. Cependant, du haut des cieux, la Victoire descend pour couronner Apollon vainqueur, et Iris

, la messa-gère des dieux, déploie dans les airs son écharpe, symbole du triomphe de la lumière sur les ténèbres et sur la révolte des eaux

repris par C. Baudelaire, « L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », 1883, inŒuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, 1970.