index précédent suivant

 

 

Etre libre ? Obéir ?

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

Il se faut reserver une arriereboutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous mesmes, et si privé que nulle acointance ou communication estrangiere y trouve place ; discourir et y rire comme sans femme, sans enfans et sans biens, sans train et sans valetz, afin que, quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie ; elle a dequoy assaillir et dequoy defendre, dequoy recevoir et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude nous croupir d’oisiveté ennuyeuse, in solis sis tibi turba locis.III, 29

Il ne fait de doute pour personne que l'effort de Montaigne se déclina en terme de liberté. Liberté de jugement évidemment, d'action également pour autant que son statut social le lui permit. Une liberté à quoi il est disposé à sacrifier beaucoup tant lui semble indispensable de se préoccuper de soi et pour cela, de s'éloigner du monde, des autres ; de se ménager ce qu'il appelle joliment une arrière-boutique. Un havre. Même si ce retrait a bien d'autres significations que celles d'un érémitisme archaïque ou de l'isolement monacal, où se jouait toujours le prix d'une tache à laver, d'une faute à expier pour quoi il fallait bien endurer une épreuve, il en a pourtant les mêmes traits exigeants.

On n'est pas impunément disruptif. Au-delà de ces ambitions ordinaires que sont pouvoir, fortune - ces fameux appendices et accessoires - commence le règne des renoncements - aux autres, à l'autre, à la socialité la plus élémentaire - l'emprise de la solitude. Seul face à soi-même, à l'écoute de cette petite voix qui insiste et finit par s'imposer puisque, décidément, on ne s'échappe jamais à soi-même.

Mais cet homme-là, qui s'est pourtant autorisé toutes les audaces et imprudences, demeure néanmoins un indécrottable conservateur.

Autant Comte-Sponville que Ph Desan consacrent une entrée à ce conservatisme sachant pertinemment qu'appliquer au XVIe siècle des catégories politiques qui n'ont pas de sens avant 1789 voire même 1850 serait absurde. Il n'en reste pas moins qu'en face des positions théoriques parfois inédites, novatrices, Montaigne demeure d'une incroyable frilosité face aux autorités qu'elles soient politiques ou religieuses.

Il est assez ironique, de ce point de vue, de constater combien les grands novateurs que furent incontestablement les humanistes de la Renaissances, se contentèrent, si l'on peut dire, d'aller chercher leurs références plus en arrière dans l'Antiquité grecque et romaine, que la tradition chrétienne devenait incapable de fournir. Combien la Réforme elle-même chercha sa vérité dans un retour aux sources, au texte biblique lui-même.

Ce sera bien plus tard le même réflexe qui incitèrent les marxistes post-staliniens à relire Marx, à enjamber les dérives et revenir au texte consacré. Ce sera une démarche analogue qu'empruntera Heidegger qui suspectant une méprise métaphysique initiale dès Platon s'en alla chercher dans le passé plus enfoui encore - et bien plus fragmentaire encore - des Présocratiques une vérité qu'on eût tragiquement dévoyée dès l'abord.

C'est néanmoins une constante où sans doute se joue cette sagesse que je tente d'approcher ici, que de chercher cette vérité tantôt dans les choses, les événements qui agitent nos sociétés ou le monde ; tantôt en nous-mêmes. Mais la chercher en soi, Montaigne en trace le sinueux chemin en ses Essais, c'est admettre qu'elle est inaccessible, que nulle vérité universelle ne nous est possible et même, que ce que l'on présente comme tel, n'est qu'enrobage de nos habitudes, expériences et coutumes. Pire, que même dans ces domaines supposés scientifiques, où des vérités semblent solidement établies et reconnues par tous, la raison est loin d'être cet outil fiable et assuré d'elle-même que Descartes y verra :

la raison va tousjours, et torte, et boiteuse, et deshanchée, et avec le mensonge comme avec la verité. Par ainsin il est malaisé de descouvrir son mesconte et desreglement. J’appelle tousjours raison cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un mesme subject, c’est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. (II,12)

Sans pour autant renoncer à la connaissance, ni tomber dans un scepticisme stérile ou un relativisme dangereux, force est d'admettre que la seule approche demeure celle de notre propre expérience. La sagesse participe d'un mouvement personnel, presque intime ; d'un retour - plus que d'un repli - sur soi qui isole de la masse, du groupe. Le danger naît, presque invariablement, dans le passage du particulier au commun qui se targue bientôt d'être l'universel. C'est cette traduction du particulier en universel que Montaigne récuse, où il considère menacer tous les dangers. En rester au niveau de cette vérité éprouvée, particulière qui serait relative immédiatement si l'on se hasardait à la trahir en vérité universelle.

Je ne connais pas, hormis peut-être celle dessinée par la charrue de Romulus, de ligne plus clairement mais plus tragiquement tracée entre le dehors et le dedans, le monde et l'intime, d'entre l'être et la pensée, l'âme et le monde. Comme si nous revenait en pleine figure ce dualisme que les modernes toiseront avec mépris infini. Je ne connais pas de manière plus définitive mais plus humaine néanmoins de souligner combien cette vérité après quoi nous courrons est douloureusement ce dont nous ne pouvons nous dispenser mais la source de tous nos tourments et le danger des pires exactions.

Comme si être humain - être sage - était se tenir ou plutôt maintenir, hésitant et manquant à chaque instant de défaillir, sur le filin agité d'entre ombre et lumière, doute et certitude.

Jamais les Essais n'ont mieux mérité leur nom.

Il y a, j'en suis parfaitement persuadé, une ligne continue qui part du Mon Royaume n'est pas de ce monde produisant le Rendez à César ce qui appartient à César, et cette soumission a priori, de principe à l'ordre politique qui caractérise Montaigne.

Pour les choses du monde, qu'il s'agisse de l'ordre politique, juridique, ou religieux, autant se fier aux vérités éprouvées. Montaigne n"ignore pas qu'elles reposent sur des fondements fragiles mais, la guerre de religion le lui prouve, toute autre alternative serait pire encore. Le collectif s'appuie sur ce consensus implicite : faute de certitudes, contentons-nous de conventions et d'habitude. Tenons-nous y. Le mieux est l'ennemi du bien.

Comme si la pensée n'avait rien à faire avec le politique - ce qui est trop évidemment inexact ; que la métaphysique fût trop empesée de principes célestes pour concerner en rien le monde - ce qui est manifestement faux ; ou qu'encore tout effort qu'une pensée exigeante dût fournir pour demeurer libre et échapper aux préjugés se soldât invariablement par une indifférence au temps, aux hommes, à l'histoire.

Comme s'il fallait nécessairement payer de soumissions et d'obéissance, là, ce qu'ici nous offraient nos recueillement et adoration devant l'impérieuse liberté. Cette contradiction, qui n'est peut-être qu'apparente, ce paradoxe qui ne surgirait sans doute que d'une manière défaillante de poser la question, je la retrouve néanmoins dans le rapport biblique au divin où la faute ne peut s'expliquer que par le libre-arbitre humain quand au même moment c'est bien la soumission qui est requise, faute de quoi le jugement se conjuguera en terme de peine ultime.

Question si besogneusement posée par la tradition philosophique que c'en serait presque ridicule si je ne réalisais tout-à-coup qu'en réalité ni liberté ni obéissance n'étaient correctement envisagée …

Peut-on véritablement reprocher à quelqu'un de ne pas prendre position quand les temps si troubles empêchent de véritablement pouvoir prendre parti d'un côté plutôt que de l'autre ne serait ce que parce que les horreurs y furent harmonieusement partagées ? Jusqu'à quel point précis, une conscience peut-elle sans défaillir peut-elle proclamer cela ne me regarde pas ? Ce qui est vrai pour les choses de la religion - Montaigne sait bien qu'en la matière nulle certitude non plus que preuve n'est possible - mais s'agissant du politique ou des lois, il maintient la même position : s'en tenir aux habitudes, à la tradition.

Peut-on imaginer que cette arrière-boutique puisse à ce point rester étanche ?

Il me souvient de cette remarque d'un spécialiste de la Chine soulignant qu'à l'expresse condition de ne se mêler en rien de la chose politique, le citoyen chinois était absolument libre de faire ce qu'il voulait. La chose publique peut-elle véritablement l'être si peu qu'elle vous devînt étrangère ?

Même obéissant, on n'obéit pas à tout ; même soumis, nous nous sélectionnons des espaces d'autonomie si ténus fussent-ils.

Liberté n'a jamais signifié absence totale de contraintes ; obéissance n'implique pas nécessairement effacement de sa conscience ni paralysie de sa volonté. Rousseau l'illustre admirablement : si être libre revient effectivement à obéir au lois qu'on s'est données, alors, oui, elle participe d'un délicieux subterfuge ou d'une ruse habile visant à contourner l'obstacle. C'est au reste le propre de l'intelligence humaine que de rechercher via la technique, la ruse parfois, l'éloquence ou le charisme, à métamorphoser l'obstacle en moyen.

Alors se souvenir !

Se souvenir de nos mères qui, agacées parfois, s'écriaient : vous allez m'écouter à la fin ? Ce écouter signifiant obéir parce qu'obéir dit précisément cela. Obœdio (ob-audio) : prêter l'oreille donc suivre son avis et par extension obéir, être soumis. De ce terme on tirera obédience qui ne signifie pas seulement l'affiliation à un ordre ou courant religieux mais la stricte soumission à sa règle.

Dans cette obéissance, j'entends un son qui retentit, un écho qui se réverbère ; une Parole qui tonne. J'entends une voix qui bruisse, gronde ou proclame. Une voix qui crée - Que la Lumière soit - mais aussi une voix qui appelle et détourne le berger de son chemin ordinaire. Une voix, surgie d'on ne sait où, du plus profond de son âme ou du plus haut des cieux ; une voix qui appelle à gravir les pentes mais repousse aussi le peuple au pied de la montagne comme s'il ne pouvait être de mélopée qui à la fois ne rapproche et éloigne ; inclut et n'expulse. De voix qui à la fois n'enchante et meurtrisse.

Voici ce que je devine : l'incroyable ambivalence de cet écho originaire. Car ce qui est au commencement - Ἐν ἀρχῇ - est fondement, principe et donc commandement.

Tout nous ramène à cette voix dont on supposera tout et son contraire qui nous est pourtant plus intérieure à nous que nous-mêmes en même temps que surgie de si loin qu'on la pourrait croire issue d'une imagination délirante ou d'une puissance céleste dont nous ignorons même si et en quoi elle nous est bénéfique ou menaçante. Une voix, celle-ci même qu'entendit Socrate lui intimant de ne se mêler jamais de choses politiques ou celle-là que Rousseau envisageait comme un instinct divin ou la voix même de la nature ; une mélodie presque murmurée qui s'accommode mal de la foule et de la fureur des temps que l'on ne peut percevoir que dans le silence de la réflexion ou bien la paix de la prière, à l'écart, porte fermée, à quoi l'on nous invite Mt,6,6

Obéir c'est se placer dans cette heureuse disposition, toute de silence et de solitude entremêlée, et vouloir s'y maintenir afin de pouvoir entendre cette voix à peine susurrée. Rembrandt est bien inspiré de représenter ainsi l'ange dicter la parole à Matthieu tant la parole de l'être, trop vite couverte par les cris de la foule, exige retrait et parole retenue.

Qu'importe ce que l'on considère sous cette voix qui tonne des hauteurs célestes ou des replis les plus intimes de l'âme : chacun trouvera son compte en l'une ou en l'autre. Mais tous en conviendront : elle s'embarrasse de la tourbe qui d'ailleurs n'a d'ordinaire d'oreille que pour ses propres colères et emportements. Mais tous en conviendront : cette voix est ceci en nous qui nous empêche de dire nous et de nous calfeutrer dans l'innocence du on. Mais tous en conviendront : cette voix est ceci qui interpelle l'individu en nous, non le groupe auquel par hasard ou vocation nous croyons appartenir. Car tous en conviendront  : cette voix nous interdit de nous protéger derrière quelque bouclier purificateur de l'obéissance mais attend de nous que nous disions je consens.

Agamben a raison : il y a quelque chose d'exorbitant dans la toute-puissance divine qui manquerait de tout écraser - l'homme en premier et ses velléités de liberté - sauf à considérer que la puissance divine ne peut pencher contre elle-même ni donc contre sa volonté créatrice. Dans tous les cas, pour l'entendement divin, comme pour nous, il n'est ainsi pas d'autre alternative que d'incliner dans le sens où penche notre volonté …

D'écouter cette voix insistante et si troublante.