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Comme un miroir … inquiétant, morose

Ils étaient, là-bas, assis sur un de ces bancs que le soin municipal et la frénésie de travaux en tous genres aura réservés pour ses administrés tout au long de cette coulée verte qui, du Pont Mirabeau, vous entraîne pratiquement jusqu'au pont de Bir-Hakeim, coulée peut-être mais si étroite puisque coincée entre le quai de Grenelle et les édifices d'un orgueil tonitruant qu'on appela jadis Front de Seine. Une langue de verdure jalonnée, avec docte régularité, d'arbres s'essayant ce jour à fleurir, mais aussi, comme là, d'espaces de jeux enfantins aussi bien que d'adulte - ces pistes pour joueurs de boules …

Je les avais vus de loin mais ce n'est pas eux que mon objectif visait. Pourtant ils occupent tout l'espace.

Je ne sais de quoi ce couple improbable est le nom - ce couple assis devant une piste de boules où personne ne joue, à côté d'un espace de jeux déserté par les enfants - ce ciel bleu est tellement trompeur qui ne l'aura pas emporté sur une fraîcheur qui pinçait jusqu'à l'ultime velléité de prendre l'air.

De la retraite et de l'incontournable désœuvrement qui l'accompagne ? Les mines, pas franchement réjouies, suggèrent sinon l'acrimonie de ceux qu'on eût oubliés ou délaissés comme si tout leur fut devenu offense et qu'ils n'eussent d'autre ressource que de toiser ainsi leurs contemporains d'une morgue infinie en tout cas suintent l'ennui dont ils font étalage comme le plus grand reproche qu'on pût adresser au monde, à la vie … à qui d'autres ?

De l'épuisement de toute conjugalité ? Ces deux-là ne regardent pas dans la même direction ; ne regardent rien d'ailleurs. Lui, de cette ventripotence que je connais bien, égrène les mille et une variations de la pesanteur, sans fierté mais sans honte non plus, comme si, rapetassé sur lui-même, de ses bras gourds gravement jetés sur des jambes où ils n'ont que faire, il n'avait plus qu'à faire le siège mais de quoi donc ? Elle, à ses côtés, patiente sans le moindre geste qui pût laisser deviner vestige d'une tendresse passée, les mains dans les poches pour ne rien laisser transparaître d'une agilité perdue ou des ultimes rémanences d'une élégance désormais négligée, la même moue rogue que lui. S'aiment-ils encore ? D'habitudes sûrement. Ils auront vraisemblablement égaré leur existence à se côtoyer, à mimer les gestes de l'entente. Comme nous tous ! A feindre d'y croire. Comme tout le monde. A s'épuiser d'espérer les éclats d'une ultime ferveur. En vain. Savons-nous aimer ? Je ne sais : j'ai bien peur que nous ne parvenions que malaisément à demeurer à hauteur d'une puissance qui nous dépasse. A les regarder, que nous réussissions rarement à éviter la solitude qui en est le terme inéluctable.

De l'absurdité des questions que nous n'avons plus même courage de nous poser ? Passées les impatiences juvéniles puis les affairements ordinaires qui nous firent longtemps office d'objectifs, revoici la seule inquiétude qui nous honore.

Ce que c'est que de vivre.

Je ne suis pas certain qu'il y ait réponse qui vaille autre que la sienne pour peu que l'on s'astreigne à la regarder en face. A observer leur désarroi amer, je crains qu'ils n'aient pas trouvé de réponse satisfaisante ; me demande même s'ils eurent jamais le courage de la question.

Assurément l'imminence de la cessation de mon activité professionnelle me rend-elle plus sensible à la chose. M'amuse souvent la sempiternelle question posée avec réelle bienveillance : qu'allez-vous faire après ? M'agacent parfois les conseils avisés que d'aucuns se targuent de devoir asséner. Je devine, quelque disposition, précaution qu'on eût prise, quelque passion qu'on nourrisse et activité qu'on prévoie, je devine, ou je sens, le vertige qu'on n'esquivera pas devant la rupture, le vide ; cet autre chemin qu'il faudra emprunter.

De quoi sont-ils le nom ? Oh simplement de cette incroyable difficulté à être et à donner un sens à son cheminement. A faire bien l'homme comme l'écrivait Montaigne.

Ils en paraissent si loin …