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Cuider

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

« Ού γὰρ ἐᾱ φρονεῑν ὁ Θεὸϛ μέγα ἄλλον ἢ ἑαυτόν.
Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit. Deus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam.
L'intelligence est en touts les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux hommes. » Montaigne.
« Les Essais - Livre II. »

N'étaient ces affiches de sidérale bêtise, j'avais projeté de penser sur ce que sagesse pouvait vouloir dire, notamment chez Montaigne. Je le ferai, mais, par hasard ou non, ai repéré ce verbe cuider que d'ordinaire on traduit par présomption, qui fait par ailleurs l'objet d'un chapitre du livre II, verbe qui apparait semble-t-il, une vingtaine de fois dans les Essais.

Le terme qui dérive de cogito signifie croire, penser mais surtout, au sens péjoratif, se croire - on dirait aujourd'hui s'y croire - c'est-à-dire se pavaner, se vanter ; faire l'outrecuidant - terme qui dérive évidemment de cuider.

Ce qu'est cuider, c'est non seulement penser, et donc croire - ce qui est, après tout le lot de chacun - mais surtout de confondre ce que l'on croit avec Le savoir ; de confondre croire et savoir. S'imaginer - mais le terme n'est pas approprié - prétendre détenir la vérité ce qui suggère que tous les autres qui ne penseraient pas comme soi fussent dans l'erreur.

Tout notre rapport au monde se joue ici parce que tout notre rapport avec notre représentation du monde. J'ai toujours été ébloui - voici sans doute le terme le plus juste - par la question de la vérité. Nous ne pouvons nous passer d'elle puisqu'après tout, elle est le critère qui nous permet de distinguer d'entre les propositions que nous rejetons, et celles que nous prenons sur nous. La vérité est une valeur, un critère, que nous plaquons sur les propositions que nous produisons. Elle relève du jugement ; pas de l’Être. Mais d'un autre côté elle fomente intolérance, dogmatisme, haine et violence sitôt que nous nous en érigeons détenteurs. Qui, mieux que Montaigne pour le savoir, lui qui vécut au plus acéré des haines et violences religieuses ?

Elle est ce que quête tout effort de réflexion, de pensée ; toute recherche portant sur le monde ou sur l'homme. Comment se peut-il, quel obscur enchevêtrement de passions, de déraisons ou d'orgueil emmène ainsi à inverser brutalement l'ordre des préséances ?

Car enfin chercher à connaître le monde, découvrir ou produire du savoir, rechercher l'objet - et donc au moins mal possible l'objectivité - revient invariablement à se soumettre à l'ordre des choses, aux lois régissant le monde - au moins naturel. Il n'y a pas de liberté de conscience dans les sciences dira plus tard A Comte. Effectivement. Ce n'est certainement pas un hasard que Montaigne évoquât la question dans le § 22 du livre I Sur la coutume et le fait qu'on ne change pas aisément une loi reçue ou bien encore dans l'Apologie où sont évoquées, juste avant le péché, les promesses faites par le diable ou bien encore celles des Sirènes.

Mais, paradoxalement, avancer sur le chemin de la connaissance, y avancer librement et donc aussi sans préjugé, c'est s'insurger contre tout Aristoteles dixit, toute Parole sacrée et donc intangible, bref tout dogme.

Tout se joue dans cet incroyable paradoxe, sans cesse renouvelé à mesure qu'on se sera cru l'avoir réduit, entre la soumission et la révolte. Où je sais s'écrire toute la destinée humaine.

Mais je laisse ce discours, qui me tireroit plus loing, que je ne voudrois suyvre. J’en diray seulement encore cela, que c’est la seule humilité et submission, qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la cognoissance de son devoir : il le luy faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement selon l’imbecillité et varieté infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs, qui nous mettroient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La premiere loy, que Dieu donna jamais à l’homme, ce fut une loy de pure obeyssance : ce fut un commandement, nud et simple où l’homme n’eust rien à cognoistre et à causer, d’autant que l’obeyr est le propre office d’une ame raisonnable, recognoissant un celeste, superieur et bien-facteur. De l’obeyr et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider, tout peché. Et au rebours : la premiere tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s’insinua en nous, par les promesses qu’il nous fit de science et de cognoissance, Eritis sicut dii scientes bonum Et malum. Et les Sereines, pour piper Ulysse en Homere, et l’attirer en leurs dangereux et ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l’homme c’est l’opinion de sçavoir. Voyla pourquoy l’ignorance nous est tant recommandée par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l’obeyssance. Cavete, nequis vos decipiat per philosophiam Et inanes seductiones, secundum elementa mundi.

Lisons bien : c'est en la connaissance elle-même que réside la tentation mais encore la possibilité de la faute. D'où cet appel à la soumission et l'idée tout autant que le péché débute avec le cuider. Qu'importe au reste l'argumentation théologique et les dogmes qui s'y rattacheront : les textes sont effectivement clairs puisque cet arbre est celui de la connaissance du bien et du mal puisque la réaction divine - l'expulsion - se justifie par un

L'Éternel-Dieu dit: "Voici l'homme devenu comme l'un de nous" Gn 3, 22

réplique à peu près analogue à celle proférée à la vue de la Tour de Babel en train de se construire :

"Voici un peuple uni, tous ayant une même langue. C'est ainsi qu'ils ont pu commencer leur entreprise et dès lors tout ce qu'ils ont projeté leur réussirait également. Gn 11, 6

Nous ne sommes pas si éloignés que l'on pourrait croire d'avec la démesure des grecs : tout ce qui pourrait réduire la distance entre le divin et l'homme est perçu comme une faute dont il faut pour le moins enrayer les conséquences fâcheuses. Dans le premier cas, il s'agit de la connaissance, dans l'autre de la puissance de l'acte. Seul Dieu accomplit la réunion des deux - il est λόγος. S'en vouloir approcher, revient à s'insurger, à blasphémer, à sombrer dans l'ὕϐρις; entraîne invariablement la réaction brutale du divin.

Ce cuider commence donc au moment où l'on ne se soumet plus, où toute humilité mise à bas, ses propres opinions vous semblent mieux fondées que tout ce qui a été établi auparavant.

Piégeuse, la vérité assurément ! Je ne puis rien affirmer sans sous entendre et cette sentence que je pose, je la tiens pour vraie.

« Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de soy et presomption, d'estimer ses opinions jusques-là, que pour les establir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de maux inevitables, et une si horrible corruption de moeurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d'estat, en chose de tel pois, et les introduire en son pays propre. Est-ce-pas mal mesnagé, d'advancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs contestees et debatables ? Est-il quelque pire espece de vices, que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance ? »

J'aime Descartes pour avoir distingué si habilement entre notre raison limitée mais en elle-même infaillible si nous en usons avec méthode et notre jugement infini comme si effectivement nos erreurs et nos horreurs trouvaient leur source dans cet excédent de puissance de la volonté sur la raison. Mais il est avéré que le jugement consiste précisément en cette jonction entre un savoir supposé objectif et une subjectivité qui l'atteste.

Dans ce rapport de forces, le sujet l'emporte souvent.

« La peste de l'homme c'est l'opinion de sçavoir » ibid. Apologie de R Sebon

Y échapper ? Ou bien cet aimable conservatisme que plaide Montaigne de respecter qui fut au reste aussi le premier réflexe - provisoire - de Descartes. Ce n'est qu'à la fin, à la sortie du doute que le devenir comme maître et possesseur de la nature remplacera le plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde de la morale provisoire. Qui n'est qu'autre manière de conjuguer la prudence antique. Ou bien un scepticisme bien trempé. Non pas tant celui, supposé radical, qui énoncerait que nulle vérité ne serait jamais accessible parce que ce dernier, par son outrance même, rejoint son antonyme en dogmatisme que celui, quoique résolu, plus nuancé en ce qu'il énoncerait seulement que nulle certitude ne serait accessible au sujet de ce que nous parvenons à connaître.

On se trompe effectivement souvent au sujet du scepticisme : énoncer que l'entendement humain est trop faible, tronqué, limité pour atteindre une juste compréhension du monde et de nous-mêmes ne signifie pas pour autant un renoncement à connaître. N'équivaut jamais à une défaite. Mais revient au contraire à accueillir comme une invraisemblable bénédiction l'impossibilité d'atteindre jamais la certitude, l'absolu. A plus d'un titre le scepticisme - réel - de Montaigne s'écarte de la tradition antique. Le Pyrrhonisme réduit tout savoir à des opinions qu'il est impossible de départager et incite, faute de mieux à suivre les us et coutumes pour rendre l'existence possible. Montaigne quant à lui, réalisant l’impossibilité où il se trouve de se défaire de ses opinions, les trouvant toutes, tour à tour, ou bien également pertinente ou également discutables, ne peut se satisfaire seulement de cette suspension du jugement - ἐποχή - pratiquée par les sceptiques ; bien au contraire y verra la raison de parcourir toujours plus avant tout le champ de la connaissance, d'explorer toute la variété des opinions.

Ici commence sans doute la sagesse : dans cette infime et intime ligne que nous devrions nous efforcer de n'oublier ni de franchir jamais

Le bon sens devrait nous éloigner du chemin de la connaissance s'il était à ce point impasse ou labyrinthe. Pourtant nous y persévérons sachant, espérant même, qu'aucune destination ne l'épuise. Arendt suggérait que réfléchir était dangereux mais plus encore de ne pas réfléchir !

Nous y voici ! Il faut n'avoir jamais tâté des choses de la connaissance pour oser arguer détenir le vrai ; pour cuider. Mais il faudrait être furieusement malhonnête pour proclamer n'y avoir jamais été tenté.

J'aime que la connaissance soit son propre antidote.

Et vu l'odieux pragmatisme qui se cache sous la pseudo-philosophie analytique anglo-saxonne qui traduit si spontanément les questions en recettes à observer, vu les invraisemblables contre-sens observés à chaque instant au sujet de la démarche scientifique, il m'arrive de souhaiter que dans les temps à venir il y ait un peu plus de philosophie ; un peu moins de cette science-là !

 


 Mais je laisse ce discours, qui me tireroit plus loing, que je ne voudrois suyvre. J’en diray seulement encore cela, que c’est la seule humilité et submission, qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la cognoissance de son devoir : il le luy faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement selon l’imbecillité et varieté infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs, qui nous mettroient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La premiere loy, que Dieu donna jamais à l’homme, ce fut une loy de pure obeyssance : ce fut un commandement, nud et simple où l’homme n’eust rien à cognoistre et à causer, d’autant que l’obeyr est le propre office d’une ame raisonnable, recognoissant un celeste, superieur et bien-facteur. De l’obeyr et ceder naist toute autre vertu, comme du cuider, tout peché. Et au rebours : la premiere tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s’insinua en nous, par les promesses qu’il nous fit de science et de cognoissance, Eritis sicut dii scientes bonum Et malum. Et les Sereines, pour piper Ulysse en Homere, et l’attirer en leurs dangereux et ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l’homme c’est l’opinion de sçavoir. Voyla pourquoy l’ignorance nous est tant recommandée par nostre religion, comme piece propre à la creance et à l’obeyssance. Cavete, nequis vos decipiat per philosophiam Et inanes seductiones, secundum elementa mundi.