index précédent suivant

 

 

Rester humain

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

 

il laissait le monde courir ses chemins désordonnés et fous, et ne se préoccupait que d'une chose : être raisonnable pour lui-même, humain dans une époque inhumaine, libre au milieu de la folie des masses.
S Zweig Montaigne

Tout, dans ces deux mots, fait question mais rien problème tant ils vont dans le sens de ce que nous imaginons spontanément être la sagesse. Rester humain ce qui suggère qu'on peut à la fois cesser de l'être - mais pour devenir quoi ? - mais que surtout il ne s'agit pas d'un état mais d'un processus sans cesse renouvelé. Loin de tout essentialisme ou naturalisme de pacotille. Humain ? quid de cette affaire quand on sait que le structuralisme a cru dans un élan tempétueux de scientisme débridé pouvoir en finir avec l'homme ( Althusser - Foucault) ?

J'aime que ce Montaigne fût le dernier livre qu'écrivit Zweig avant de mettre un terme à son parcours. Mais à bien le lire, ce n'est pas tant l'homme mûr qui a su trouver le chemin de Montaigne que ses jeunes années d'écrivain prometteur ivre d'ambition et de reconnaissance avaient délaissé sinon dédaigné que l'homme meurtri, éprouvé. En Montaigne il reconnait quelque chose comme un frère parce que ce serait époques analogues qu'ils eussent traversées. Les guerres de religion pour l'un ; le nazisme au pouvoir en Allemagne. Époques qui ruinèrent leurs espérances en un progrès de la pensée, des sciences, des arts, mais aussi l'ensemble de ces valeurs ou de ces droit qu'ils auraient pu croire solidement établis et qui subitement s'effritèrent.

cette liberté individuelle, dont Montaigne est devenu pour toujours le héraut le plus décidé, nous semblait-il encore vraiment, en 1900, qu'il fallait la défendre avec une telle opiniâtreté? Tout cela n'était-il pas depuis longtemps devenu une évidence, n'était-ce pas le bien, garanti par la loi et la coutume, d'une humanité depuis longtemps libérée de la dictature et de la servitude? Il nous semblait aller de soi que le droit d'avoir notre propre vie, nos propres pensées, et de les exprimer librement, par la parole et par l'écrit, nous appartenait tout autant que le souffle de notre bouche, que le battement de notre coeur. Le monde s'ouvrait devant nous…(…)Quand Michel de Montaigne fait son entrée dans la vie commence   s'éteindre une grande espérance, la même espérance que celle que nous avons vécue au commencement de notre siècle : celle de voir le monde devenir humain. Dans l'espace d'une seule génération, la Renaissance avait comblé l'humanité du don que lui faisaient ses artistes, ses peintres, ses poètes, ses savants, d'une nouvelle beauté, parfaite au-delà de toute espérance.

La vertu est comme le courage et se mesure dans les situations de troubles, de dangers, d'incertitudes. Etre sage en un temps où il ne se passe à peu rien ni de grave, ni de dangereux ni de pervers n'est après tout pas bien difficile. La question morale se pose quand, rien de décisif ne vient trancher entre les deux termes de l'alternative. Nul n'a besoin de code ou de décalogue pour deviner et admettre que tuer ou voler l'autre n'est pas chose acceptable. Mais que faire lorsque ne s'offre plus à nous que des issues également inacceptables ?

Les guerres ont cette fâcheuse manie de tout rendre irréversible mais encore de tout caricaturer jusqu'à l'extrême au point qu'il y devienne impossible de faire un pas de côté ; de se mettre à l'écart et, silencieusement mais passivement, de tenter de réfléchir, d'essayer de comprendre. Fabrice del Dongo pouvait encore, de son promontoire incertain, s'approcher de la bataille qui faisait rage là en-bas et n'y rien comprendre. La guerre avait son terrain, destructeur, bien sûr, où l'on mourrait mais, longtemps, elle n'occupa pas tout l'espace. La guerre moderne si ! les guerres civiles - et celle dite de religions en fut évidemment - en visant civils et l'ensemble des espaces de la nation, oui !

Rester humain, c'est peut-être ceci d'abord : réfléchir.

J'encourus les inconvénients que la modération apporte dans de telles maladies. Je fus étrillé par toutes les mains : pour le Gibelin j'étais Guelfe, pour le Guelfe, Gibelin III,12

Comment rester à l'écart quand l'antagonisme, la haine occupent tout l'espace ? rester modéré quand chacune des parties vous accuse d'être de l'autre bord, ou, au contraire vous enrôle à son service ? ne pas en rajouter au concerts de haine et ne nourrir jamais le rejet et la violence ?

J'éprouve un immense respect pour ceux qui, parce que rétifs au-delà de tout à la violence et aux passions destructrices, proclamèrent leur pacifisme de manière irréversible même aux périodes - triomphe du nazisme par exemple - qui en démentaient la possibilité même. Songeons à Conche, notamment. Aurait-il fallu, face à de tels adversaires si évidemment mauvais qu'ils en furent maléfiques, abandonner tout principe et prendre les armes ? Dans un conflit où la seule approche différente de la foi allait justifier toutes les horreurs évidant le christianisme de toute innocence, aurait-il fallu s'éloigner de toute religion ou se renfrogner en la sienne propre ? Et que dire de ces survivants qui, en dépit de la bordure ultime de l'inhumanité qu'ils frôlèrent, sortirent des camps la foi renforcée ou, au contraire, les yeux définitivement détournés des cieux désormais vides, en l'absence d'un dieu qui eût détourné le regard.

Pouvait-on, mais surtout devait-on rester à l'écart, et neutre ?

Je comprends l'analogie que Zweig dresse d'entre lui et Montaigne ; il n'est pourtant pas tout-à-fait exact. Montaigne reste à demeure, joue de tous les moyens à sa disposition, de l'ironie au silence en se gardant surtout d'être enrôlé dans une spirale qui lui ferait perdre sa liberté - à quoi il tient le plus. Zweig au contraire fuit et finit par renoncer même si ce qu'il fuit, loin d'être le danger pour sa propre vie - ses motivations sont plus dignes - que ses illusions sur un empire de longtemps disparu où le multiculturalisme, comme on dirait aujourd'hui, était toi et l'assimilation possible. Zweig n'a jamais renoncé au monde d'hier et pour rien au monde il n'aurait insulté ce passé et injurier le présent en prenant ouvertement parti. Il aurait tellement voulu qu'on cessât de voir en lui un juif ; désespéré que l'époque lui en jetât à la figure l’immarcescible évidence. Zweig n'a pu supporter ce moment où l'humanité s'étiole au point de disparaître. Montaigne fait de ce moment l'occasion d'une triple leçon.

Ne jamais se fier à la Fortune mais ne compter que sur soi

Belle attitude que celle-ci, consistant à la fois à ne jamais se plaindre des circonstances qui vous frappent non plus qu'à s'en remettre à elles - et donc au hasard ou à Dieu - pour se sortir d'un mauvais pas. Suite logique de son souci de liberté, cette volonté d'assumer ses responsabilités. Mais on n'est pas très loin de la morale de La Fontaine en la circonstance - On pense en être quitte en accusant son sort : Bref, la Fortune a toujours tort. - Nul fatalisme mais nulle culpabilité non plus : Montaigne expulse toute religiosité infantilisante et culpabilisante. Aide toi le ciel t'aidera : à sa façon, il reste fidèle aux préceptes mais, l'air de rien, à sa manière discrète, il extirpe toute velléité qu'aurait la prêtraille de s'insinuer en sa vie propre. Tout en restant fidèle à l'église catholique romaine, il jette une discrète suspicion sur l’Église en tant qu'institution, surtout lorsque, pierre de soutènement de l’État, elle lui prêterait main forte pour justifier guerres et horreurs.

II n'est pas possible d'imaginer un pire aspect des choses que là où la méchanceté vient à être légitime et à prendre, avec la permission de l'autorité, le manteau de la vertu.   Nihil in speciem fallacius quam prava religio, ubi deorum numen praetenditur sceleribus. [Il n'y a rien de plus trompeur qu'une religion dépravée, quand elle couvre ses crimes de la majesté des dieux.]

Il n'aime pas que l’Église serve de prétexte, de paravent ni surtout d'arme. Estime-t-il que Rome s'y serait égarée ? Montaigne ne s'y hasarde pas ; pas plus qu'il se s'en éloignera ; il est trop prudent. Mais à coup sûr, voit-il plutôt dans ses différends qui dégénèrent atrocement en massacres plus une affaire d'influences contrariées, d'ambitions concurrentes qu'une question de foi. Il n'est pas dupe et comprend bien que nos attaches religieuses sont parfaitement circonstancielles : fussions-nous nés ailleurs, nous aurions été musulman, orthodoxe etc …Il sait pertinemment que les chrétiens eux-mêmes sont loin d'être toujours cohérents qui craignent la mort quand leur foi devrait les en préserver et qu'ils se servent plus de la religion qu'ils ne la servent (début de l'Apologie )

Ainsi, et aussi paradoxal que ce soit, ceci implique de ne pas invoquer Dieu à tout propos, ni pour se plaindre de son sort ni pour appel à l'aide - qui est peut-être la manière la plus sage mais aussi la plus discrète de croire.

S'aguerrir dans l'épreuve et s'en accommoder pour préserver sa liberté

J'aime assez qu'il utilise ici ce verbe d'allure plus militaire que seulement altière : se préparer au pire écrit-il - ce qui est moins pessimisme que prévoyance - mais revient à réduire son équipage ; limiter ses désirs et commencer à se priver de tout ce qui est superflu - ce qui ne veut pas dire grand chose - de tout ce qui vous ferait souffrir si l'on venait à vous en priver. A quelque chose malheur est bon, comme l'indique l'adage populaire : c'est bien ce que semble penser Montaigne. Etre sage ce n'est pas seulement en fidèle stoïcien, renoncer aux plaisirs factices et aux illusions temporelles, c'est s'endurcir à l'épreuve

il faut tenir son cœur muni de provisions plus fortes et plus vigoureuses. Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siècle qui n'est pas mou, languissant ni oisif : tel, qui ne l'aurait pas été par un autre moyen, se rendra fameux par son malheur.

Montaigne, même s'il lui est arrivé de prendre parti dans les événements - ne fut-il pas maire de Bordeaux ? - se garde bien de trop s'entremêler de différends qui lui échappent, sur lesquels ils ne peut agir. Ce qui est évidemment le cas dans la question religieuse. Il a compris que toute position, surtout si elle est modérée, sera inaudible. Il ne lui reste plus qu'à considérer son existence comme un parcours, pas nécessairement salutaire, en tout cas édifiant.

Qui fait le lien avec la troisième leçon.

Tirer des leçons des événements plutôt que de s'en plaindre

Ce n'est pas nécessairement ceci qui fait de Montaigne un penseur, un philosophe plutôt qu'un homme d'action. Voici néanmoins une disposition d'esprit - car c'en est une - une manière d'envisager son existence comme un apprentissage plutôt qu'un champ de bataille. Il cherche moins l'efficacité que le sens … oui il essaie de comprendre.

Je me prêche, il y a bien longtemps (déjà], de m'attacher à moi et de me séparer des choses étrangères

Non qu'il fût égocentrique, ou même égoïste ! il sait ce que cette attitude peut laisser accroire d'insensibilité à l'égard des malheurs endurés par les autres. Tel n'est pourtant pas le cas : sa sollicitude est réelle que maints signes et gestes attestent. Mais assurément comprendre et se comprendre dans la tourmente, prendre le temps de se retirer fait bien partie intégrante de cette quête de sagesse. La réflexion ne vient pas se substituer à la vie, à l'existence, à l'acte mais au contraire y prédispose mieux.

 

Relisons Hegel ou Sartre : ils disent la même chose : ce sont les périodes troubles qui sécrètent les grands acteurs et le tranchant caricatural presque manichéen des années d'occupation ouvrit au plus large large le champ de la liberté.

Le choc est d'autant plus rude qu'il succède à une aube pleine d'espérances. Oui, il y a des points communs, même avec la période présente même 'il m'arrive de penser que les Trente Glorieuses auront véritablement été une anomalie dans l'Histoire ainsi d'ailleurs que les Trente suivantes plus ternes mais où absence de guerre, progrès techniques fulgurants auront encore pu faire croire, avant la grande crainte climatique, que les jours meilleurs nous attendaient encore.

Relisons ce qu'écrira Arendt : on ne peut reprocher à personne ne n'avoir pas pu ou su s'opposer au nazisme ; personne en revanche n'imposait de hurler avec les loups . Les grands criminels de guerre se réfugient toujours derrière un nous duquel ils prétendirent ne pas pouvoir ni vouloir se soustraire ou extraire. Jamais ils ne prononcent ce Je qui émerge à chaque fois qu'un homme s'arrête et se met à réfléchir.

C'est donc bien dans ce face à face avec l'épreuve à quoi Zweig finit par renoncer que l'on peut scruter ce demeurer humain et je ne puis m'empêcher de songer que c'est au moment où Zweig retrouve le modèle de Montaigne que ce dernier exacerbe celui de Socrate.

Mais Socrate accepte l'ordre du monde - même injuste ; mais Montaigne, même s'il s'écarte, reste en ses terres, agit comme il peut avec ce souci constant de ne pas sombrer dans des extrémités insoutenables. Mais Zweig, lui, fuit

 

 

 

 

 

 

 


 



L’escorte repartit et se porta vers des divisions d’infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré ; il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle ; il se souvint fort à propos d’un mot que répétait le cocher de sa mère : Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin. Le maréchal s’arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu’il fit charger ; mais pendant une heure ou deux notre héros n’eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.
Tout à coup le maréchal-des-logis cria à ses hommes :
— Vous ne voyez donc pas l’Empereur, s… ! Sur-le-champ l’escorte cria vive l’Empereur ! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d’une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite l’empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d’eau-de-vie ! Cette réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli d’eau, les chevaux voulurent boire.
— C’est donc l’Empereur qui a passé là ? dit-il à son voisin.
— Eh certainement, celui qui n’avait pas d’habit brodé. Comment ne l’avez-vous pas vu ? lui répondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C’était pour cela qu’il était venu en France. J’en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n’ai d’autre raison pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s’est mis à galoper pour suivre ces généraux.
Ce qui détermina Fabrice à rester, c’est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine ; il commençait à se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l’Arioste. S’il se joignait à l’escorte de l’Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire ; peut-être même on lui ferait la mine, car ces autres cavaliers étaient des dragons, et lui portait l’uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur ; il eût fait tout au monde pour ses camarades ; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changé de face depuis qu’il était avec des amis, il mourait d’envie de faire des questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière. Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’était plus avec le maréchal Ney ; le général qu’ils suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l’œil terrible.
Ce général n’était autre que le comte d’A… le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo !
Il y avait déjà longtemps que Fabrice n’apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l’action des boulets ; on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l’escorte, sortant d’un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de lui ; il tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux ; le général lui-même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetés par terre ; trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait : Tirez-moi de dessous. Le maréchal-des-logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui, s’appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas ; il cherchait à s’éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le maréchal-des-logis s’approcha de Fabrice. À ce moment notre héros entendit dire derrière lui et tout près de son oreille : C’est le seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds ; on les élevait en même temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras ; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu’à terre, où il tomba assis.
L’aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride ; le général, aidé par le maréchal-des-logis, monta et partit au galop ; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant : Ladri ! ladri ! (voleurs ! voleurs !) Il était plaisant de courir après des voleurs au milieu d’un champ de bataille.
L’escorte et le général, comte d’A…, disparurent bientôt derrière une rangée de saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne de saules ; il se trouva tout contre un canal fort profond qu’il traversa. Puis, arrivé de l’autre côté, il se remit à jurer en apercevant de nouveau, mais à une très grande distance, le général et l’escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs ! voleurs ! criait-il maintenant en français. Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son beau cheval lui eût été enlevé par l’ennemi, il n’y eût pas songé ; mais se voir trahir et voler par ce maréchal-des-logis qu’il aimait tant et par ces hussards qu’il regardait comme des frères ! c’est ce qui lui brisait le cœur. Il ne pouvait se consoler de tant d’infamie, et, le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il défaisait un à un tous ses beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n’était rien, entouré d’âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir ! mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons !!! Fabrice exagérait comme tout homme indigné. Au bout d’un quart d’heure d’attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient à arriver jusqu’à la rangée d’arbres à l’ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à s’orienter. Il regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules touffus : il crut se reconnaître. Il aperçut un corps d’infanterie qui passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en avant de lui. J’allais m’endormir, se dit-il ; il s’agit de n’être pas prisonnier et il se mit à marcher très-vite. En avançant il fut rassuré, il reconnut l’uniforme, les régiments par lesquels il craignait d’être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.
Après la douleur morale d’avoir été si indignement trahi et volé, il en était une autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement : il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu’après avoir marché, ou plutôt couru pendant dix minutes, il s’aperçut que le corps d’infanterie, qui allait très-vite aussi, s’arrêtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.
— Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain ?
— Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers !
Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun élan d’âmes amantes de la gloire qu’il s’était figuré d’après les proclamations de Napoléon. Il s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur le gazon ; il devint très-pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s’était arrêté à dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s’approcha et lui jeta un morceau de pain ; puis, voyant qu’il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois ; il allait tomber de fatigue, et cherchait déjà de l’œil une place commode ; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d’abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantinière du matin ! Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.
— Marche encore, mon petit, lui dit-elle ; tu es donc blessé ? et ton beau cheval ? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. À peine dans la voiture, notre héros, excédé de fatigue, s’endormit profondément.

 

Stendhal (1783-1842), La Chartreuse de Parme, 1839.
>Texte intégral : Paris, Conquet, 1883