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Que sais-je ?

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

 

« Nostre parler a ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez ne naissent que du debat de l’interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n’avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d’accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau temps. Voyla pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suyvons l’exemple : si vous dites, Je ments, et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l’autre, toutesfois nous voyla embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouër, qu’aumoins assurent et sçavent ils cela, qu’ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte elle mesme quant et quant le reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s’emporte hors quant et quant elle mesmes. Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d’une balance. »
II, 12, 527

 

J'aime assez qu'au Je ne sais qu'une chose c'est que je ne sais rien de Socrate, Montaigne substituât une question simple mais terrible : Que sais-je ? Pas seulement parce qu'il n'est aucune de ces propositions visant la vérité ou l'impossibilité de l'atteindre qui ne se puisse retourner contre elle-même et donc annuler. Non plus parce que le scepticisme radical ne se puisse maintenir qu'en virant au dogmatisme ou à l'opposé au nihilisme -qui en est l'autre forme. Pas même pour le risque encouru sitôt que l'on s'aviserait d'affirmer péremptoirement …

Pour la complexité incroyable que représente l'acte - parce que c'en est un - de savoir. Pour la part de mystère que recèle le chemin qui y conduit ou y perd : la pensée.

L'art de la question 

εὑρίσκω : trouver
ζητέω : chercher

Montaigne est volontiers sceptique mais si ses doutes portent sur la raison – et donc sa capacité à produire  des propositions vraies, justes ou au moins vérifiables, ils corrodent aussi la confiance portée sur le langage responsable des mille et une interprétations toutes sujettes à controverses et animosités diverses. En réalité sa retenue engage surtout notre jugement c'est-à-dire cette étrange faculté qui nous fait tenir pour certaines des formules qui ne le sont pas … pas toujours, pas pour tout le monde.
C’est bien toute la différence qui subsiste entre lui et Descartes : son doute n’est pas une méthode, un subterfuge, un piège posé pour être relevé dès que possible. Il est dirimant.

Par ailleurs, la question du savoir (des sciences ?) ne peut absolument pas se poser dans les mêmes termes que pour nous. Science désigne encore pour lui toute sortes de connaissances dont des savoir-faire et n'oublions pas que la grande révolution épistémologique n'aura lieu qu'après sa mort. Science ne désigne donc pas ce corpus méthodique de théorie et d'expériences débouchant sur des théories partielles et nécessairement provisoires.
On l’a dit, cependant : ceci ne conduit pas Montaigne à renoncer pour autant à toute question ; à tout savoir ; à toute recherche … au contraire mais à conclure trop vite et pour autre que lui.

Il y a dans la question un univers entier, passionnant, qui va de la quête à la recherche, de l'interrogatoire à la torture. N'est pas anodin que soumettre à la question eût fini par signifier torturer. Il faut ne s'être jamais posé de question, n'avoir jamais posé de problème et tenté une démarche pour parvenir à le résoudre pour ne pas sentir ce qu'il s'y joue de torsion, de triturage. Bachelard l'écrira si joliment : les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes.

C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. La Formation de l'esprit scientifique

Est-ce ici marque de sagesse ? sans doute non mais incontestablement ce qui fait de vous soit un homme d'action soit ce qui dans les cours de récréation vous faisait persifflé, moqué voire rejeté avec mépris comme un intello … Manifestement une disposition d'esprit qui dans la réalité vous fait observer plutôt des questions que des réponses ; fait considérer dans les faits le résultat pas nécessairement clair de causes à déchiffrer. Le technicien a besoin de réponses qui satisfassent ses besoins et s'en contentera tant que ses objectifs seront atteints : il cherche des recettes, des savoir-faire ; des outils. Il s'embarrasse de la relation moyen/fin. Certainement pas de la relation cause/effet. Pour cela, il faut s'arrêter un instant ; suspendre non seulement son action mais son jugement usuel ; tenter d'échapper à la tyrannie de l'efficacité et prendre le risque d'un long détour qui prendra du temps et sans doute n'apportera pas de réponse satisfaisante ni toujours complète ni surtout définitive.

Se retenir … mais avec zèle aimerait-on pouvoir écrire. Chercher cache assez mal le latin circa : Aller de-ci et de-là, se donner du mouvement et de la peine pour découvrir ou trouver quelqu'un ou quelque chose. dit le dictionnaire. Fouiller, scruter, faire le tour pour examiner. Celui qui cherche ne trouvera pas nécessairement ; il tente ; s'essaye … on est loin de cette ligne droite de la méthode cartésienne.

Précisément, contrairement à εὑρίσκω  signifiant trouver par hasard, découvrir, imaginer, inventer, ζητέω-ῶ signifie chercher à connaître, à rencontrer et par suite regretter l'absence mais donnera aussi ζῆλος le zèle, l'émulation, la rivalité. L'heuristique versus le zèle ? Pas sûr ! dans les deux cas, la recherche - et ses allers et retours dans tous les sens autant que la trouvaille comportent une part de chance, de hasard ; d'indéterminable dirons-nous. Ce qu'on nomme aujourd'hui l'imagination créatrice et qui fait que la pensée ne saurait, en aucun cas, se réduire à quelques techniques et recettes à dérouler méthodiquement ! Néanmoins, à lire certains débats, entendre certaines controverses, mesurer la lourdeur de certains arguments on devine que jalousie, compétition ne sont jamais très loin et que Hume n'aura pas eu tort d'évoquer le brouhaha des trompettes et des tambours.

Sans doute Bachelard vit-il juste de supposer qu'un chercheur était utile dans la première partie de sa vie, nuisible dans la seconde : sitôt qu'il n'est plus effort pour mettre le réel à la question, et courir ainsi le risque de tout voir s'effondrer que l'on crut, mais seulement de positions à défendre, de territoire à préserver, alors oui, l'art de la question a cédé la place à celui de la vanité stratège … et n'a plus grand intérêt.

L'art du savoir

Parce que, sans doute, les deux vont de pair. Montaigne prend le savoir où il se trouve, plus souvent dans l'expérience, croit-il, que dans les livres dont pourtant il ne sait se déprendre. Même s'il est antérieur à la grande révolution qui avec Galilée, Copernic ou Bacon posa les fondements des sciences expérimentales, il sait néanmoins la nature nécessairement axiomatique de la connaissance, combien donc il ne saurait y avoir de théories définitives et globales. Non que tout, l'un et son contraire, se vaillent ou que même les connaissances les mieux avérées dussent être emportées par le doute mais plus simplement que rien, par principe, n'interdit d'imaginer que demain « une tierce opinion ne renverse les deux précédentes » (II,12,570)

La tête bien faite se joue ainsi non dans le savoir mais dans le rapport au savoir : se l'approprier, le faire sien donc et non seulement répéter par cœur. Autre manière de dire que la connaissance ne vient pas se substituer à la vie mais tente de se mettre à son service. Et ce n'est manifestement pas qu'une question de tolérance, dès lors, nécessaire même si elle est ici décisive. Oui, Montaigne cite le fameux sape audere d'Horace dont Kant fera plus tard la devise des Lumières mais assurément c'est ici moins à la connaissance qu'il fait référence qu'à la manière de se l'approprier, de la faire sienne qu'il appelle. Et ceci est affaire de sagesse.

Dans sapere il y a à la fois l'intelligence, le jugement, la capacité de comprendre et son résultat la connaissance mais il y a, d'abord, le goût, la saveur. Cette capacité que nous aurions via les sens assurément mais le jugement aussi, de donner du prix aux choses, du sens à nos chemins, de la valeur à l'autre. Savoir ne se réduit pas à la théorie et si les sciences modernes disent le monde, elles restent muettes sur le rapport que nous entretenons avec lui. Si sagesse a un sens, il est ici.

Il suffit de reprendre la sifnification de scio - savoir, d'où sciences - pour le comprendre : le sens originel est trancher, décider - que l'on retrouve dans le terme plébiscite. Il est, d'une certaine manière l'antonyme exact de λόγος qui, outre parole, raison, verbe désigne aussi l'acte de rassembler, recueillir, lire. J'aime que soient ainsi dans la même aire réunis les deux actes apparemment antagonistes, en réalité complémentaires de l'analyse et de la synthèse qui, ensemble, forment les deux temps de la réflexion, de la pensée. Mais j'apprécie surtout que dans scio soit mis en évidence la complexité de nos paroles où se trouvent comme entremêlés l'affirmation d'une thèse et le serment d'y croire. Ceci, je le proclame en même temps que j'atteste y croire : tel est la signification de se l'approprier.

Jeu incroyable d'allers et retours entre ces je sais et je doute qui donnent tous son sens à l'aléatoire de cette trouvaille suggérée par εὑρίσκω ; qui aident à percevoir combien cette question - que sais-je ? - n'est pas pur formalisme prudent d'un sceptique invétéré mais traduit au contraire ce qu'Heidegger - à sa manière si particulière - repérera dans cet αλήθεια - dévoilement, vérité : un processus sans fin.

L'impossibilité de ne pas …

Fatalité d'une position instable sitôt qu'il prend conscience de lui-même, l'homme semble bien celui qui ne parvient pas à ne pas se poser de questions en même temps que contraint, souvent dans l'urgence, de trouver des réponses. Qui se voit en quelque sorte projeté hors d'un monde où il n'a plus de place assignée et désspère de s'en trouver une. Qui se voit démuni de toute qualité hormis celle de pouvoir les acquérir toutes.

Qui n'a d'autre vertu que d'être virtuel et de devoir ainsi broder sa propre histoire.

Je lis cela dans cette question gravée sur une médaille. L'impossibilité de ne pas penser. Quand même on se piquerait de se détourner de toute philosophie, de toute religion et de ne croire qu'en la vertu contraignante des choses et des faits, ce serait encore une représentation ; encore un jugement ; encore une vérité inspirant nos pas. Las ! nous ne pouvons apréhender le monde qu'au travers de nos sensations, perceptions ou abstractions … qui justement nous en éloignent.

Que sais-je ? Seulement que je demeure sempiternellement en chemin à quêter ; à questionner. A la torture de n'être pas ; à la crainte d'être.

 

 


 


&) Essais, I, 26

« Qu'il luy face tout passer par l'estamine, et ne loge rien en sa teste par simple authorité, et à credit. Les principes d'Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens : Qu'on luy propose cette diversité de jugemens, il choisira s'il peut : sinon il en demeurera en doubte. Che non men che saper dubbiar m'aggrada. Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien : Il ne trouve rien : voire il ne cerche rien. Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet. Qu'il sache, qu'il sçait, au moins. Il faut qu'il imboive leurs humeurs, non qu'il apprenne leurs preceptes : Et qu'il oublie hardiment s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les sache approprier.  »