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Guerre

En parler ou non ? Comment ne pas le faire ? Mais, surtout, comment le faire alors que les ondes sont envahies par les images d'horreur et saturés de propos convenus d'experts conjuguant sur à peu près tous les airs de la banalité sotte les divers temps et mode du verbe on ne peut pas savoir ! Mesure-t-on les effets désastreux que ces diffusions en boucle peuvent avoir sur nos consciences, comme encerclées par un tel déluge ? et suggérant à chacun qu'il serait bientôt un expert ?

Ce qui me frappe en réalité bien plus - que nous savions tous mais que nous avions feint d'oublier - c'est combien une guerre est l'irruption brutale de l'Histoire dans nos petits chemins individuels, combien brutalement l'individu est fracassé par le collectif sans qu'il y puisse mais.

C'est bien ici, non la légitimité mais la possibilité d'un retrait sur soi - tel que put le pratiquer Montaigne. Il y a quelque chose de l'ordre de la réaction primale devant le danger consistant à replier les bras sur nous et fermer les yeux comme si cela suffisait à nous protéger et à chercher refuge.

Il ne s'agit évidemment pas de ceci chez Montaigne. Il y a un peu de cela nonobstant.

Il y va de cet insupportable sentiment d'impuissance qui rend aussi vaine toute velléité d'action qu'insupportable l'indifférence. [1] Ce sentiment d'impuissance, Arendt l'a bien envisagé, concerne en premier lieu, évidemment, les protagonistes directs : il s'agissait de mettre en avant la multiplicité de réactions possibles qui permettaient au moins d'éviter la participation enjouée à l'horreur par pur plaisir d'en être. S'agissant des témoins indirects, sachant que ce sera toujours un piège de se consacrer tous coupables car c'est manière indirecte de dédouaner les vrais coupables, force est de constater que le repli sur soi est à la fois manière - salutaire - d'éviter de dire nous et de pouvoir ainsi s'assumer comme volonté libre mais aussi de s'aménager une neutralité douteuse.

Tel est l'effet fracassant de toute guerre : ne laisser personne indemne. Comme si, quoique l'on fasse ou s'évite de faire, quelque position qu'on prenne, la chose nous entacherait. Pour longtemps.

Ce fil si ténu, cette ligne si fragile qui fait notre intimité et nous distingue du monde. Qui se brise ou, poreuse, laisse irrésistiblement passer ceci même que nous refusions … ce fil nous aurons peine à le renouer qui pourtant est la seule digue derrière quoi ce qui nous constitue a sa chance.

Les guerres ont la réputation d'être des accélérateurs. Dans tous les domaines, techniques, militaires, techniques, médicaux politiques et géopolitiques. Rarement le monde d'après ne ressemble à ce qu'il fut avant. Cette guerre, de surcroît, met fin à une double illusion tenace : que le commerce, a fortiori mondial, mette fin au guerres en en rendant le coût trop élevé; que la guerre fût devenue impossible en Europe. En réalité, le tragique de l'histoire est dirimante obsession : la mondialisation dont nous nous rengorgeâmes avec tant d'orgueil n'aura fait qu'étendre démesurément le domaine de définition de nos champs de bataille. Un monde plus laid que jamais.

A le regarder ce matin, une irrésistible envie de le fuir ; de le vomir.

 


 


Arendt :

Voyez-vous, lorsque nous convoquons les gens au tribunal, nous attendons d'eux qu'ils soient responsables. Et nous en avons le droit juridiquement parlant ... Nous en avons le droit, car l'autre terme de l'alternative n'est pas le martyre. Il y avait, d'un côté comme de l'autre, une alternative, cela s'appelait ne pas participer, juger par soi;m me ... Cela suppose de ne pas dire Nous, mais de dire Je, de juger par soi-même: « Je vous en prie ... , je ne participe pas à cela. Je ne mets pas ma vie en jeu, je tente d'échapper, je cherche comment atteindre l'autre bord. » Ne croyez-vous pas ? «Mais je ne participe pas. Et àsupposer que je sois contraint de participer, je me suiciderai. » Cette possibilité existait. Cela supposait de ne pas dire Nous, de dire Je, autrement dit de juger par soi-même. Et ce jugement par soi-même était partout pr sent, dans toutes les couches de la population : aussi bien chez ceux qui étaient croyants que chez les non-croyants, chez les gens âgés comme chez les jeunes, chez les gens instruits comme chez les gens simples, chez les aristocrates comme chez les bourgeois, mais aussi chez beaucoup d'ouvriers, chez un nombre étonnant d'ouvriers, et surtout à Berlin comme j'ai moi -même pu le constater.