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V Hugo, 93
Cimourdain

 

Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l'absolu. Il avait été prêtre, ce qui est grave. L'homme peut, comme le ciel, avoir une sérénité noire; il suffit que quelque chose fasse eu lui la nuit. La prêtrise avait fait la nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l'est.

Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans le ténèbres.

Son histoire était courte à faire. Il avait été curé de village et pré­ cepteur dans une grande maison; puis un petit héritage lui était venu, et il s'était fait libre.

C'était par-dessus tout un opiniâtre. Il se servait de la méditation comme on se sert d'une tenaille ; il ne se croyait le droit de quit­ ter une idée que lorsqu'il était arrivé au bout; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l'Europe et un peu les autres; cet homme étudiait sans cesse, ce qui l'aidait à porter sa chasteté; mais rien de plus dangereux qu'un tel refoulement.

Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d'âme, observé ses voeux; mais il n'avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi; le dogme s'était évanoui en lui. Alors, s'examinant, il s'était senti comme mutilé, et ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme; mais d'une façon austère; on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l'humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c'est le vide.

Ses parents, paysans, en le faisant prêtre, avaient voulu le faire sortir du peuple; il était rentré dans le peuple.

Et il y était rentré passionnément. Il regardait les souffrants avec une tendresse redoutable. De prêtre il était devenu philosophe, et de philosophe athlète. Louis XV vivait encore que déjà Cimourdain se sentait vaguement républicain. De quelle répu­ blique? De la république de Platon peut-être, et peut-être aussi de la république de Dracon.

Défense lui était faite d'aimer, il s'était mis à haïr. Il haïssait les mensonges, la monarchie, la théocratie, son habit de prêtre; il haïssait le présent; et il appelait à grands cris l'avenir; il le pres­ sentait, il l'entrevoyait d'avance, il le devinait effrayant et magni­ fique; il comprenait, pour le dénoûment de la lamentable misère humaine, quelque chose comme un vengeur qui serait un libéra­ teur. Il adorait de loin la catastrophe.

En 1789, cette catastrophe était arrivée, et l'avait trouvé prêt. Cimourdain s'était jeté dans ce vaste renouvellement humain avec logique, c'est-à-dire, pour un esprit de sa trempe, inexora­ blement. La logique ne s'attendrit pas. Il avait vécu les grandes années révolutionnaires, et avait eu le tressaillement de tous ces souffles, 89, la chute de la Bastille, la fin du supplice des peuples; 90, le 19 juin, la fin de la féodalité; 91, Varennes, la fin de la royauté; 92, l'avènement de la république. Il avait vu se lever la révolution; il n'était pas homme à avoir peur de cette géante; loin de là, cette croissance de tout l'avait vivifié; et, quoique déjà presque vieux, il avait cinquante ans et un prêtre est plus vite vieux qu'un autre homme,-il s'était mis à croître, lui aussi. D'année en année, il avait regardé les évènements gran­ dir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d'abord que la révolution n'avortât, il l'observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu'elle eût le succès et, à mesure qu'elle effrayait, il se sentait rassuré. Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l'avenir, fût aussi Pallas, et eût pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son oeil divin pût au besoin jeter aux démons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur.

Il était arrivé ainsi à 93.