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Thébaïde

L'isolement est l'état d'un homme qui n'est pas secouru
Epictète, III,13

Parce que c'est bien de ceci dont il s'agit quand même le lieu fût tout sauf désertique. Le Champ de Mars, ce vendredi matin : il était à peine 8 heures et si les touristes n'étaient pas encore levés, en revanche le petit cadre parisien, lui, s'affairait déjà sur la pelouse à gommer les rondeurs replètes que sa sédentarité de comptable suffisant sécrétait comme par sournoise vengeance. Il ne faisait pas chaud encore mais cela n'allait pas tarder. Là, devant moi, s'avançant dans son accoutrement improbable, tirant derrière elle son attirail à roulettes, l'air non pas revêche mais comme absent, de son pas moins décidé que d'automate aux rouages grippés, cette femme au cheveu d'un blanc épuisé. J'aurais pu la croquer de face : je n'osais comme si c'eût été pourfendre secret intime mais ne pus résister à la photographier une fois que m'ayant dépassé, elle me tournait le dos.

Imperturbable ! Elle allait on ne sait où, probablement ne le savait-elle pas elle-même comme si échéance cruciale l'attendait qui changerait son destin alors même qu'invisible aux yeux de tous, elle était déjà rayée depuis longtemps de ceux que l'on regarde, de ceux que l'on voit et à qui on parle.

Preuve péremptoire que l'on peut être seul au milieu de la foule. Ce pourquoi je songeais à la Thébaïde. Certes, elle ne fuit nulle persécution et l'endroit assurément n'est propice à aucune méditation ni calme contemplatif pourtant cette gerçure d'indifférence s'incruste à mesure de ses pas qui se succédant semblent la susciter.

Est-ce ceci être vieux ? est-ce à ceci que ressemble la retraite que les anciens vantaient comme forme discrète de sagesse , est-ce cela cette invisibilisation que les engagés de tout poil dénoncent avec un entêtement parfois comique ?

Je ne sais quoi, de l'âge ou de la pauvreté, eut ainsi réussi aussi implacablement à encercler cette femme d'une telle imprenable forteresse de solitude, je vois seulement que les autres, alentour, de leur pas aussi décidé et aveugle que les siens, la croisent sans même s'en apercevoir obnubilés, qu'ils sont par leur smartphone. Ils n'occupent pas l'espace ; ne l'emplissent même pas ; le creusent ainsi qu'on le ferait d'une tombe.

C'est Leibniz qui aura eu raison, devançant ainsi Kant : l'espace n'est rien sinon la forme parfois bien anecdotique de nos mouvements.

Nous sommes notre espace : qu'il paraisse à ce point évidé signale seulement notre vacuité.