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Partir …

C'est mourir un peu, dit-on. Je crains bien que ce ne soit faux ! C'est revenir sur ses pas qui serait plutôt funeste. Départir c'est partager, séparer ; trier: tout départ est ainsi une forme de crise. Donc de jugement. Distinguer d'entre l'ici que l'on abandonne pour l'ailleurs que l'on rejoint sans toujours le connaître voire même le désirer. Il est des départs qui sonnent comme des voyages ; d'autres comme des fuites ; des départs dont on ne reviendra pas quand même on fît semblant d'y croire ; d'autres dont on revient sans toujours le souhaiter. Je m'amuse de songer qu'en matière de relation amoureuse on ne part jamais, on se quitte au même titre qu'on quitte le monde pour entrer dans les ordres. Les mots le disent même si nous demeurons rétifs à nous l'avouer : en tout départ, il y a apaisement, pour ne pas dire soulagement ; une libération. Comme toute frontière, elle trace une ligne, invisible à tous et parfois même à soi d'entre l'avant et l'après ; soi et l'autre ou les autres. Rien n'a encore véritablement changé mais plus rien n'est déjà plus comme avant.

C'est à ceci que je songeais après un délicieux pot pris en terrasse avec un (ex)collègue qui tenait à ce moment.

J'aurai passé l'année durant à tâcher de m'éloigner pour rendre ce moment moins malaisé. J'ai, de longtemps, appris que le lien que nous entretenons avec le monde relève du désir qui nous incite à agir et nous mouvoir ; certainement pas de la raison qui répond, au mieux, à certaines de nos questions ; souvent même pas. Ainsi, partir, que la chose soit volontaire ou subie, revient toujours à dénouer les fils, à laisser les liens se distendre, à désapprendre d'y vouloir nicher du sens - le nôtre. A s'affairer à ce nécessaire étrangement qui vous fera suggérer demain : ce n'est plus mon histoire.

Je n'ai jamais beaucoup aimé le concept de résilience dont on nous rebat les oreilles depuis B Cyrulnik ne serait ce que, pour s'appliquer de la psychologie à l'économie en passant par l'armement ou la physique des matériaux, il sacrifie par trop à cette manie anglo-saxonne de s'imaginer avoir expliqué un phénomène de l'avoir seulement nommé. J'ai de même toujours été surpris par l'expression faire son deuil même si je dois bien reconnaître que s'y joue bien ici un processus à l'œuvre que l'on peut subir ou tenter d'accompagner qui relève, non de la soumission mais de l'acceptation.

C'est loin au reste d'être un simulacre : on ne fait pas semblant d'y croire pour, à la fin y croire, effectivement ; plus loin encore de ces mystères dont on feindrait d'être les organisateurs de trop nous dépasser. Mais ce n'est pas non plus du fatalisme.

Reconnaître seulement les étapes et savoir négocier les virages - curieuse expression - anticiper les phases et en scander, comme on peut, le rythme. Vivre, après tout, c'est cela, non ? Accepter de grandir, non sans ce curieux mélange d'appréhension et d'impatience ; accepter d'être adulte qui revient déjà à n'être plus jeune ; de s'engager, de se séparer, de travailler et de s'obstiner à ce que ce soit important ; et puis de commencer à perdre, son temps, ses illusions, ses proches et bientôt son statut …

Résilience, non décidément, je ne sais ce que c'est ; en tout cas rien de plus d'utiliser ce terme plutôt qu'un autre.

Il m'arrive de songer que vivre c'est accepter quand tout en nous aspire au non, ne serait-ce que pour s'affirmer en cet espace qui vous nie.

Il nous aura bien fallu accepter d'être là, de cette famille - quel est l'enfant qui n'imagina un jour que ses parents ne fussent pas les siens ? ; accepter son corps, encore trop joufflu, trop enfantin - et je n'ose imaginer souffrances, doutes et inquiétudes de ceux qui ne se reconnaissent pas dans leur sexe et surtout l'identité qu'il leur impose ; accepter de renoncer à nos idéaux et nos luttes bref accepter le monde tel qu'il est et rentrer dans le moule ; accepter l'autre qu'on s'est, certes, chosi, mais qui si vite et si souvent s'écarte ou s'éloigne sans oser même nous l'avouer ; accepter cet enfant qu'il nous faudra à la fois amadouer, épauler et apprendre demain à partir lui-même …

Je m'amuse, parcourant le dictionnaire, de découvrir qu'accepter ce n'est pas seulement donner son assentiment ou son consentement, c'est, d'abord, étymologiquement, accueillir, recevoir, entendre, interpréter ; qu'il est même fréquentatif de accipio.

Nous y voici : peut-être toute la philosophie - et l'histoire de nos morales - tient-elle à ce curieux retournement qui nous conduit, à métamorphoser le moment même de la négation en consentement ; métamorphose - j'en suis persuadé - qui demeure le seul truchement pour éviter la violence. J'ai évoqué à plusieurs reprises cette étonnante complexion où pesanteur et grâce s'enroulent l'une autour de l'autre comme la double hélice de l'ADN, où surtout la pesanteur, si nécessaire pour ne pas céder aux élans de la grâce vite encline à répudier l'ici et maintenant, trivial, épais et si souvent vulgaire.

Noli me tangere c'est ainsi que le Christ répond à Marie Madeleine - Ne me touche pas qu'il conviendrait plutôt de traduire par ne me retiens pas. Dans ce moment si particulier d'après la Crucifixion où Jésus apparaît encore quelques fois comme s'il se trouvait en une sorte d'entre deux - d'entre le monde des hommes qu'il va quitter et celui du divin auquel il appartient et va rejoindre - il lui semble importer surtout de n'être retenu par rien. Mourir qui signifie revenir au Père c'est à la fois tenir la grande promesse de l'Alliance - mon dieu est votre dieu - mais c'est dénouer les liens, toutes ses petites pesanteurs qui le retenaient au monde et à ses disciples et rendaient possible sa présence au monde.

C'est à cet épisode que je songeais en même temps que l'on me racontait ce qui se passait en ces lieux que j'avais quittés. La comparaison paraîtra sans doute exagérée ; elle ne l'est pas. Je ne conteste pas que sous une fin se cache un commencement : c'est possible et de toute manière nous ne savons pas penser la fin. Mais toute transition, tout passage de la ligne suggère de défaire ce que de longtemps nous nous acharnâmes à ourdir. Les lignes, on le devine, sont plus épaisses de combinatoires que l'on imagine. Mais les histoires ne sont jamais aussi belles que conjuguées à l'imparfait - c'est-à-dire à l'inachevé.

Je ne veux être ni ce vieux ronchon qui maugréerait à longueur d'amertumes que c'était mieux de son temps et que ces petits jeunes, décidément ne savent rien faire, ni cette ombre importune contrefaisant le sage et prompt aux conseils comme d'autres à la critique ou aux ragots.

Je voudrais plus simplement être déjà loin non par indifférence ; par discrétion. Pour eux comme pour moi.