Palimpsestes

"On n'est à l'abri nulle part"

C'est une petite phrase désabusée, qu'il avait glissée du temps de la campagne présidentielle, quand il nourrissait encore quelques espérances. "On n'est à l'abri nulle part", avait dit Alain Juppé. Nulle part. Ni à l'UMP, qu'il avait créée, ni au gouvernement, où il s'était taillé la part du lion, ni à Bordeaux, sa ville. Ses électeurs, qui furent si longtemps de droite, ont donné un nouveau et brutal coup d'arrêt à sa carrière politique en élisant, dimanche 17 juin, une députée socialiste.

"La logique, c'est que quand on est battu, ça veut dire qu'on n'a pas le soutien du peuple et qu'on ne peut pas rester au gouvernement", avait décrété le 23 mai sur Europe 1 le premier ministre, François Fillon, promettant, sans grand risque, de s'appliquer cette règle. Alain Juppé, qui se savait en danger, n'avait pu que se sentir visé. Et il ne pouvait imaginer, même s'il ne l'a jamais contestée, qu'elle ait été édictée sans l'assentiment de l'Elysée. "Fillon et Sarkozy ne peuvent pas ne pas avoir pensé à lui. C'était le plus fragile", juge un poids lourd de l'UMP. Dimanche soir, Juppé n'a pas barguigné. "Je présenterai dès demain matin au président de la République et au premier ministre ma démission des fonctions de ministre de l'écologie, du développement et de l'aménagement durables", a-t-il déclaré à la télévision.

Laurent Fabius et Elisabeth Guigou ont salué la "dignité" de sa courte apparition. Ses amis au gouvernement, Eric Woerth, ministre du budget, et Xavier Bertrand, ministre du travail, ont fait valoir la "grande élégance" du partant. "Je suis profondément triste. J'ai le sentiment que c'est injuste", souffle M. Woerth. Revenir dans de si bonnes conditions, celles qu'il avait imposées, avec le titre de ministre d'Etat, et tout perdre. "Ça va être très difficile de trouver quelqu'un qui ait la même envergure", a renchéri la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse.

Y eut-il un ministère moins durable que celui-là ? Un mois tout rond, le temps de lancer en fanfare le "Grenelle de l'environnement", prévu pour l'automne, de se battre avec quelques délicats problèmes d'OGM, de transports aériens ou ferroviaires, de remettre un pied discret en Europe. De commettre un impair, aussi, en partant inaugurer le TGV... en avion. Bien la peine d'aller à vélo au"Medad" - ainsi avait-il surnommé son ministère - flanqué de collaborateurs pédalant eux aussi avec conviction.

L'une de ses proches ne décolère pas : "Ils sont bien dans la merde, parce qu'ils ne peuvent pas remettre en cause l'existence de ce ministère taillé à sa mesure. Un ministère où il fallait gérer des X, des énarques, une armée de hauts fonctionnaires qu'il aurait su faire travailler. En plus, il avait son projet bien en main. Il travaillait dessus depuis son retour du Canada." Que ne lui a-t-on reproché ! Trop brillant, trop glacial, Alain Juppé. "C'est tellement con et décalé. Le monde médiatique fonctionne par automatismes : Juppé = Amstrad, et c'est terminé. Je m'en fous, au fond", confiait-il récemment.

Après son exil canadien, où il s'était réfugié pour enseigner après sa condamnation dans le procès du financement du RPR, chacun jurait qu'il avait changé. "On a dîné ensemble après un meeting à Montpellier pendant la présidentielle. J'ai eu le sentiment qu'il était apaisé, qu'il avait pris une place internationale sur l'environnement et que le Juppé nouveau se construisait bien", notait Jean-Pierre Raffarin. "Il n'était pas speedé. Je n'ai pas senti de gros problème d'ego", ajoutait prudemment l'ancien premier ministre.

Pas de problème d'ego ? Par raison sans doute, puisqu'il ne pouvait plus désormais prétendre à la première place. M. Juppé avait voulu cependant que son nouveau poste soit d'exception. Une sorte de numéro un bis, auquel il s'était préparé depuis longtemps en peaufinant ses compétences en matière de développement durable. Des voyages dans le monde entier pour le compte de Jacques Chirac et de la future organisation des Nations unies pour l'environnement, des meetings de campagne présidentielle où il était intarissable sur le sujet. "Je suis fasciné de voir à quel point les gens sont passionnés", disait-il. Et de raconter son passage à Porto-Vecchio, où il était resté une heure à saucissonner sur une place : "On ne m'a parlé que de ça."

Plus de problème d'ego ? Il faudra bien, par nécessité. Car ce sera dur de se voir remplacé, après avoir tant travaillé. Difficile aussi, pour cet orgueilleux, de surmonter le sentiment d'injustice. Des noms sont déjà avancés et les faiseurs de rois s'agitent. Dans cette cruelle balance qui pèse les avantages de chacun, le retour de Michel Barnier est souvent évoqué. Comme si, en quelques cercles restreints, on y avait déjà pensé. Mais lui ou un autre, qu'importe. Le plus dur, c'est de partir.

Il lui reste à soigner sa sortie, comme il l'a fait dimanche. A admettre que, sans doute, il doit faire une croix sur la politique. "Alain ? Il ne sait faire que ça", ont répété les poids lourds du RPR qui ne l'aimaient pas, après son livre La Tentation de Venise, et surtout après le procès du RPR qui l'avait éloigné.

Tant de questions peuvent l'assaillir. A quoi cela a-t-il servi d'avoir si vite montré sa loyauté envers le nouvel homme fort de la droite, Nicolas Sarkozy ? D'avoir dit publiquement que Jacques Chirac ne devait pas se représenter, alors que la décision n'était pas annoncée ? A quoi cela a-t-il servi d'avoir souffert, d'avoir"payé" pour lui-même et pour un système? "Il s'est passé ce qui s'est passé. Je n'en ai tiré aucune amertume. Je ne suis pas homme à ressasser le passé", disait-il voilà quelques semaines. Lui qui s'était senti brisé et s'apprêtait à renaître, faisait ce constat sans concession : "On n'a pas droit à l'erreur dans notre vie publique."

Avec un brin de dureté, il l'avait appliqué à Jacques Chirac. Interrogé sur l'avenir judiciaire de son ancien mentor, il avait tranché, le 20 mai, moins indulgent que Ségolène Royal : "Il est un citoyen comme les autres. Je pense que c'est l'application des textes, de la loi." Pourtant, l'ancien président de la République fut sans doute le premier à lui téléphoner, dimanche, tandis que Claude Chirac envoyait de tristes SMS à ses amis. Et il sera probablement le premier à l'aider, pour promouvoir leur nouvelle passion commune envers la planète. Même si chacun d'eux sait que cet échec électoral signe pour de bon la fin du chiraquisme et la mort d'une ambition.


Béatrice Gurrey Article paru dans l'édition du 19.06.07