Palimpsestes

Editorial Eric Fottorino
du 31.05.12

L'imprévu qui a dominé le scrutin de dimanche - du rebond socialiste à la défaite d'Alain Juppé en Gironde - ne doit pas occulter le résultat de ces législatives : la droite, malgré une mobilisation affaiblie, a gagné. La gauche, malgré un net sursaut, a perdu. Si la vague bleue n'a pas enflé au point de tout submerger, il faut alors, à la manière des sismologues, parler de réplique. D'un choc second moins fort que le choc premier, mais venant rappeler qu'il y eut bien choc le 6 mai avec la victoire de Nicolas Sarkozy. Un signe parmi d'autres de la suprématie du fait présidentiel sur une intendance législative qui a suivi sans éclat pour l'UMP.

D'une certaine façon, les Français ont pratiqué eux-mêmes l'art subtil du rééquilibrage des forces politiques. Une alchimie faite de sagesse, d'un peu de déception et de beaucoup d'abstention. Comme si le peuple avait bien entendu, et appliqué sans attendre ce que Nicolas Sarkozy, tout au long de sa campagne présidentielle, avait appelé de ses vœux : des droits accrus et un statut spécial réservé à l'opposition, avec des postes significatifs comme celui de président de la commission des finances de l'Assemblée nationale. Ce statut, ce sont finalement les urnes qui l'ont donné au Parti socialiste. Et c'est tant mieux pour la démocratie, tant mieux pour l'équilibre indispensable des institutions. On redoutait l'emprise d'un pouvoir absolu. C'est le refus des pleins pouvoirs que les Français ont signifié à M. Sarkozy.

Avec une gauche dotée de 227 sièges, le Parlement sera, plus sûrement que la rue, le lieu de discussion des sujets qui fâchent. L'insatisfaction pourra s'y exprimer avec quelques chances d'être entendue, sinon écoutée. A ce sursaut de la démocratie représentative s'ajoutent les exigences de la démocratie d'opinion. Il ne suffira pas au gouvernement de s'appuyer sur sa majorité pour appliquer un catalogue de mesures.

Il devra prendre la peine d'expliquer, d'écouter, d'amender. Sous peine de revers plus spectaculaires que la relative déconvenue de dimanche. C'est ce message que la droite doit d'abord entendre.

En élisant 107 femmes sur 577 députés, ajoutons que la France est passée d'un coup du 86e au 58e rang des Etats pour la féminisation de leur parlement. S'il n'y a pas de quoi se montrer particulièrement fier, notre pays, avec 18,54 % de femmes au palais Bourbon, se place malgré tout au-dessus de la moyenne mondiale de représentation féminine (17,1 %), entre le Venezuela et le Nicaragua.

Nicolas Sarkozy ne verra sans doute pas que des inconvénients à cette victoire moins large qu'annoncé. L'expérience a montré qu'une majorité écrasante est plus indocile et jusqu'au-boutiste, moins facilement contrôlable par l'exécutif qu'une portion plus congrue de députés fidèles et obéissants. La vague rose de 1981 avait gêné un François Mitterrand goûtant peu les débordements de ses"ultras" qui réclamaient qu'on coupât des têtes sur le champ.

Avant les législatives de 1988, il jugea publiquement non souhaitable qu'un seul parti rassemblât entre ses mains tous les pouvoirs. Combien de majorités écrasantes ont vu leurs projets rejetés par la vox populi, comme si le poids excessif de ces chambres quasi monocolores les avait dispensées de réflexions préalables à la réussite des réformes et à leur acceptation par l'opinion ?

A posteriori, le résultat du 17 juin valide aussi la stratégie d'ouverture du président de la République. Tout en la compliquant pour la suite, la difficulté consistant pour lui désormais à séduire de nouveaux transfuges. Sans doute M. Sarkozy aurait-il préféré poursuivre lui-même, à son rythme et selon son bon vouloir, la constitution de ses propres contre-pouvoirs. Choisir une personnalité de gauche telle Bernard Kouchner, c'était à la fois reconnaître l'autre dans sa différence politique et jeter une sorte d'OPA sur le camp adverse en lui prenant un de ses emblèmes. Par leur vote, les Français ont exprimé ce que François Fillon a résumé dans une formule : "le succès des uns ne fait pas la défaite des autres". Un ton apaisant de la part du premier ministre, qui tranche avec ses diatribes contre la gauche tout au long de la campagne. On remarquera d'ailleurs que ces législatives en demi-teinte pour la droite sont davantage à mettre au débit de François Fillon, très engagé dans le combat, qu'à celui de Nicolas Sarkozy. Dans le couple de l'exécutif, déjà fortement marqué par la primauté du président, ces élections auront encore renforcé ce dernier. L'élan de la droite fut un élan présidentiel insufflé par Nicolas Sarkozy. Le premier ministre n'a pas réussi a entraîner aussi loin cet électorat.

Pour autant, le chef de l'Etat doit faire face à une série d'imprévus, dont le plus mince n'est pas la défaite d'Alain Juppé. Le gouvernement s'en trouve fortement déséquilibré, compte tenu du poste sur mesure qu'occupait l'ancien premier ministre. Compte tenu surtout de la personnalité d'Alain Juppé, premier président de l'UMP, "meilleur d'entre nous" de la Chiraquie. Cette chute, à l'évidence, relève plus que du symbole. Si elle libère Nicolas Sarkozy d'une borne-témoin de l'ère Chirac, elle l'oblige aussi à trouver un nouveau point d'ancrage pour une équipe gouvernementale qui avait érigé la protection de l'environnement en "ardente obligation".

Reste à comprendre ce qui a grippé dans la machine à gagner de l'UMP. Certes, sa victoire est incontestable, confortable, de nature à permettre à Nicolas Sarkozy d'appliquer son programme. Mais jusqu'où ? Mais comment ? Le cafouillage sur la TVA sociale et l'absence de coup de pouce au SMIC sont autant de hiatus dans l'affichage de l'action gouvernementale. Les Français avaient entendu parler de lutte contre la vie chère tout au long de la campagne présidentielle. Ils ont soudain découvert que leur pouvoir d'achat risquait d'être sérieusement entamé par des mesures mal expliquées, absentes de surcroît du programme de Nicolas Sarkozy. Etait-ce, comme l'a suggéré Dominique Strauss-Kahn, un test du gouvernement visant à mesurer sa marge de manœuvre en matière de réformes ? Si tel était le cas, la réponse vaut avertissement. Alors que l'électorat de droite a paru se démobiliser, croyant peut-être que l'affaire était entendue au soir du premier tour, celui de gauche s'est remotivé, suivant François Hollande quand celui-ci trouvait le bon mot d'ordre, dénonçant le "travailler plus pour payer plus". Du coup, on peut s'interroger sur la véritable aspiration des Français à la réforme. Comme s'ils y étaient favorables à condition qu'elle ne les concerne pas.

Il ne faudrait pas que cette alerte soit le premier signal donné à une tentation de frilosité voire d'immobilisme sur le front de l'économie. Avec un taux de chômage supérieur à 8 %, la France doit impérativement retrouver le chemin du plein emploi comme nombre de ses voisins européens. Et la recherche de compétitivité de son appareil industriel ne peut attendre. Pas plus qu'un retour durable à la croissance. Le plus regrettable serait que le débat mal engagé par le gouvernement sur la TVA sociale, avec la sanction relative des urnes qui en découle, aboutisse à abandonner une idée pertinente sur le fond : ne pas faire porter aussi lourdement les taxations sur le travail, en vue d'offrir aux chefs d'entreprises une incitation à la création d'emplois. Au-delà de la polémique de l'instant, il n'est pas vain de rappeler que cette piste fut aussi explorée par la gauche dite moderne, celle que veut incarner Dominique Strauss-Kahn.

Au terme de ce cycle électoral, plusieurs questions restent ouvertes. Les socialistes sauront-ils engager la réflexion indispensable sur leur propre logiciel politique, afin de l'adapter aux contraintes de l'époque ? Ou leur résistance inespérée de dimanche leur fournira-t-elle un nouveau prétexte pour ne pas précipiter les choses, comme semble déjà le laisser entendre François Hollande en s'inscrivant dans un calendrier de renouvellement jusqu'à 2012. Quant à l'exécutif, s'il s'affirme chaque jour davantage comme un attelage à tête fortement présidentielle, il devra proposer des réformes institutionnelles offrant au parlement un statut renforcé. Car c'est aussi une leçon du taux record d'abstention : les Français tiennent la représentation nationale comme secondaire, faute pour elle de disposer des moyens lui permettant d'exercer un contrôle assez fort et efficace sur le pouvoir en place. Nicolas Sarkozy, lui, a pu mesurer la part de fragilité qui s'est faite jour dans la réalité de son pouvoir. Comme si l'état de grâce des premières semaines avait été un trompe-l'œil, aussi irréel que l'augure d'une vague bleue.
Eric Fottorino Article paru dans l'édition du 31.05.12